Un chef-d’œuvre en gestation

Nous avons assisté, en ce cinquième Skriptor des Journées littéraires de Soleure, à une discussion enrichissante regroupant Cléa Chopard, Muriel Pic, Isabelle Sbrissa, Bruno Pellegrino, Laure Tuia et Victor Rassov portant sur Topolalie, un texte en gestation écrit par Cléa Chopard.

Le texte sera publié sous la forme de différents chapitres constituant une unité sémantique indépendante, mais qui communiquent entre eux et forment dans leur ensemble le sens complet de Topolalie

L’entrevue a débuté avec la lecture d’un extrait remanié du chapitre dix de Topolalie – «un texte qui ne se résout pas». 

L’œuvre est née d’une expérience de performance autour de la traduction et les différents enjeux de la voix – dans son décollement, son décalage et ses connexions – ainsi que du personnage de Della, dont l’autrice fait la rencontre à travers la lecture d’un article de psychanalyse où ce personnage fictif est instrumentalisé pour servir «à intégrer les traits distinctifs» de différentes pathologies psychologiques.

Dans Topolalie,  Della est «dépsychanalisée» pour former un support poétique sur lequel se posent des images troublantes : ainsi sa peau devient une frontière entre l’intérieur du corps et l’environnement qui l’entoure. La frontière de cette peau se brise, se fissure et se fluidifie pour laisser  «le dedans» se confondre avec «le dehors».  

Il est question d’une poésie inquiétante où la démesure règne pour signifier la non-limite entre les objets et les concepts, tout comme la frontière entre la signification de la parole et celle de la langue est floue. 

Les auteurs participant à la discussion ont exprimé leur émerveillement  face au talent de l’autrice : 

Cléa Chopard nous surprend avec un texte qui se laisse difficilement approcher, un texte «qui se gagne» selon Bruno Pellegrino. Victor Rassov souligne la complexité du texte et la beauté de ses «métaphores métamorphiques». Laure Tuia, quant à elle, trouve que Cléa Chopard a réussi à élaborer un texte insaisissable comme de l’eau qui file et fuit entre les doigts. 

Ainsi, lors de ce cinquième Skriptor de Soleure, Cléa Chopard s’est remplie d’inspiration pour terminer son ouvrage à notre grand plaisir, nous autres, ses lecteurs.

Le rap est une affaire KT Gorique

Soleure a vibré, ce samedi soir, au son lyrique d’une rime accordée avec grâce et panache. La rappeuse KT Gorique a ébloui son public avec son maquillage d’inspiration tribale et son style unique et authentique. 

La talentueuse KT Gorique a réussi à enflammer la scène et divertir son public, qui la suivait à distance.

Elle a interprété certains titres de son album Akwaba, son single Djessimi Djeka sorti la veille du concert ainsi que la Servante écarlate issu de son nouvel album, Heda, qui sera publié le 4 juin prochain.

KT Gorique était soucieuse de transmettre le sens de ses textes engagés à son public germanophone et n’a pas hésité à traduire en anglais certains passages clés de ses chansons au grand plaisir de celui-ci. Une véritable osmose s’est créée entre la jeune artiste et ses spectateurs en dépit de la pandémie et de ses contraintes.

Le climat dans la littérature

Le climat et la crise écologique sont des sujets qui occupent notre société . Ils sont partout: sur nos assiettes, dans nos envies de voyage, sur les affiches électorales. La littérature, au contraire, était un domaine que, personnellement, je n’associais pas à la question du climat, du moins jusqu’à présent. J’étais donc d’autant plus curieuse de découvrir la littérature engagée pour cette cause au moment où je me connectais à l’un des flux à «écouter» sur le site web des Journées Littéraires.

Une voix de femme, calme, souhaite la bienvenue aux auditeurs et auditrices. Il s’agit de Marina Skalova, animatrice de cet entretien autour de la littérature et du climat. Après quelques mots d’introduction, une deuxième voix de femme, un brin plus grave que la première, prend le relais. Laure Tuia lit un chapitre de son roman Emmerdeuse, paru en 2020 aux Éditions des Sauvages. Dans l’extrait, une jeune femme éveille l’attention médiatique pour avoir organisé différentes actions visant à souligner la nécessité d’agir en faveur d’un changement écologique. Le roman de Laure Tuia parle précisément de cela: des personnes, surtout des femmes, qui luttent contre la crise écologique dans une Suisse romande qui ne se veut pas forcément réaliste mais utopiste.

Enfin, la dernière voix du trio (plutôt ténor que basse) se fait entendre. C’est celle de Pierre Vinclair, auteur d’un recueil de poésies intitulé La Sauvagerie, paru aux éditions Corti l’année dernière. Ses poèmes s’articulent autour de textes commandés par l’auteur à des collègues. Vinclair lit des extraits rassemblés sous le mot-clé de l’apocalypse. Je suis tellement absorbée par la mélodie et le rythme qu’amènent les idées et images par ondes sonores dans mon oreille que j’oublie complètement de noter des passages – désolée. Des impressions par ci par là me restent: «Glaçons made in pôle nord…statue de sel…Orphée…les vivants sont figés…»

Skalova lance la discussion. Face à la mobilisation due à ce sujet, la littérature peut-elle être une manière d’agir? Tuia et Vinclair répondent les deux par l’affirmative. Pour le poète, la mise en fiction de la question contribue à éveiller la conscience du public, autant que d’en parler à la télé. Laure Tuia utilise le terme de laboratoire pour souligner qu›Emmerdeuse lui a permis d’imaginer un monde où les lecteurs et lectrices peuvent vivre d’autres réalités possibles. L’animatrice remarque que les deux textes ne sont en aucune manière dominés par une tonalité de déploration, mais que bien au contraire, ils sont teintés d’humour. Pour la romancière Tuia, l’humour et la joie permettent de retrouver le souffle et le courage face à ce moment historique décourageant. «La tristesse ne mobilise pas les gens», ajoute Pierre Vinclair. Pour agir il faut de la créativité et pour être créatif, il ne faut pas perdre la joie.

Skalova attire l’attention sur une différence intéressante entre les deux textes. Tandis que le roman de Tuia est ancré en Suisse romande, les poèmes de Vinclair s’inscrivent dans un cadre global. Elle voulait créer un environnement reconnaissable, dit Tuia, pour montrer de cette manière-là ce qui pourrait être possible ici et maintenant. Les poèmes de La Sauvagerie se veulent plutôt la somme de toutes les facettes liées à la thématique. De manière impressionnante, Pierre Vinclair explique le choix du registre lyrique pour une telle entreprise. En effet, il faudrait des bibliothèques entières pour aborder tous les enjeux du changement climatique si on veut en parler sur un ton scientifique. La poésie, quant à elle, permet de toucher à tout, en même temps, comme le fait la crise, dans la mesure où elle permet des court-circuits et des allusions.

Les minutes filent, j’aurais envie de l’écouter encore un peu, cette discussion en trio. Mais il est temps, Marina Skalova termine l’entretien, les voix se taisent. Je ferme l’ordi, mais, plongée dans le silence, certaines idées résonnent encore en moi:

  • Écrire est une manière d’apporter une pièce à la constitution d’une culture qui est apte à penser et affronter la question du climat.
  • La littérature permet d’aborder un sujet sérieux et parfois pesant comme la crise du climat avec humour et avec joie.
  • Il faut que je note les deux livres sur ma liste de lecture.

Quand les souvenirs se font littérature

Quelques enveloppes oubliées. Des capsules temporelles. A l’intérieur: des timbres. Quatre par enveloppe. Ceux que le grand-oncle Jim lui avait envoyé jusqu’à ses 25 ans pour nourrir sa collection philatélique. Avec le temps, les enveloppes étaient restées scellées. Elle n’avait jamais osé lui dire qu’elle avait arrêté. Pour garder le lien. Lorsque Muriel Pic retrouva les enveloppes et les ouvrit, les timbres de Jim la projetèrent dans le passé. A l’aube du passage au millénaire. Les dernières années de vie de Jim.

Muriel Pic avait ainsi trouvé l’archive de départ de son récit. L’auteure, qui affectionne le travail avec des archives inédites, établit systématiquement tout ce qu’il y a à savoir sur le document en lui-même et sur le contexte dans lequel il s’inscrit, afin de permettre l’expression de sa singularité dans un cadre (auto)fictionnel. Ainsi, dans Affranchissements, Pic structure son histoire autour de son grand-oncle Jim à partir des lettres et objets qui lui restent de lui. Les poèmes sur Jim forment la colonne vertébrale du livre autour de laquelle se déploient en éventail différents épisodes en prose.

Au centre du récit, une liberté qui se construit et se cherche. A travers le personnage de Jim, horticulteur solitaire dans les jardins de l’Université de Londres, le lecteur entreprend une quête de libération, en tension entre détachement et lien. Incorporant des extraits de livres de botanique au texte, Pic crée un parallèle entre l’affranchissement des plantes et celui des individus. Selon l’auteure, la botanique nous parle aussi de nous, de nos inclinaisons, de notre manière de pousser, de notre attente de récolte… Elle pense la liberté à travers les plantes qui, dans les prairies sèches, poussent chacune à son rythme, de manière non-hiérarchique. Et lorsqu’à la fin Jim se fait forêt, c’est la liberté qu’il goûte en ne faisant plus qu’un avec la nature.

Dans son nouveau livre, Muriel Pic se montre à la fois savante et poétesse. Mue par le désir de réveiller la curiosité et de susciter la joie de la découverte, elle propose à son lectorat un mélange de réflexions savantes et de divagations créatives. Magie et science vont main dans la main pour ouvrir de nouveaux horizons de pensée. Un affranchissement en soi.

Frères Loups

La famille, n’est-elle pas fascinante ? Nous ne pouvons pas choisir notre famille, alors même qu’il n’y a aucune communauté qui a autant d’influence sur notre vie. Même dans le 21e siècle si globalisé, l’importance du réseau social local est indispensable. Particulièrement dans les périodes de la pandémie, quand on écoute la discussion au moyen d’un écran , l’importance des relations familiales est inestimable. On ne s’étonnera donc pas que le thème de la revue suisse d’échanges littéraires Viceversa soit « Histoires de familles ».

Un groupe de loups; peut-être qu’il s’agit de frères?

Lors du vernissage du quinzième numéro de la revue, un cercle quadrilingue de contributeurs lisaient et discutaient leurs contributions respectives: le Tessinois Fabio Andina, le Suisse romand Benjamin Pécoud, la Suisse alémanique Zora del Buono et une représentante de la littérature romanche, Gianna Olinda Cadonau.

Le premier texte discuté était le conte « Vaterlos » de Zora del Buono. Il s’agit d’une anecdote racontée par une semi-orpheline lors d’un séjour familial au Tessin. Un élément central est la Ferrari du père défunt de la narratrice. Mais la « Ferrari » est-elle vraiment ce qu’on pense ? La discussion met également en valeur la traduction comme expression artistique. Benjamin Pécoud, qui a traduit le conte, explique son choix de titre: « Sans père » au lieu de « Orpheline ». La grande difficulté quand on traduit une langue agglutinante comme l’allemand consiste dans le fait de devoir tenir compte que deux mots identiques peuvent avoir des connotations variées dans des langues différentes.

« Vie dans les bois » de Fabio Andina (lu en italien), explore la relation entre deux frères. Ils se disputent, se réconcilient et étudient leur relation familiale. Jusque là, tout est clair et habituel, mais juste avant la fin du conte, le narrateur révèle qu’il ne s’agit pas de deux frères ordinaires: les deux « hommes » poilus ne sont pas du tout des hommes, mais des loups. Ce choix est certainement pertinent: d’une part, on sait que les loups sont des animaux sociaux, de l’autre, le loup est un thème très controversé en Suisse. En fait, la révélation finale ajoute un deuxième rebondissement au conte: le collier qui est mentionné est en fait un traceur GPS. Donc, même dans la fiction, l’influence humaine est inéluctable.

La vernissage se termine avec la lecture d’un choix de poésies bilingues (allemand/romanche) de Gianna Olinda Cadonau. Un premier poème est adressé à son père, un second à sa mère et un dernier à la maison paternelle. Ils s’agit trois fois du même texte en deux langues différentes, écrit de la même plume, et pourtant, on a l’impression d’entendre des poèmes différents. N’est-ce pas fascinant qu’on s’imagine une maison sur un pente au-dessus de Disentis lors de la lecture en romanche, mais une maison urbaine en pleine ville lors de la lecture en allemand ? Cadonau révèle également qu’elle n’a pas de langue préférée dans laquelle elle rédige ses textes, mais que cela est un processus spontané : certains textes naissent en romanche puis sont traduits en allemand, et vice-versa.

Après avoir lu un livre, on se demande souvent ce qui en reste. Ces contes et poèmes donnent indubitablement un sens accru de la connectivité : une connexion entre l’homme et la nature, des connexions familiales et enfin des connexions entre les régions linguistiques suisses.

Eidechse + Kind = enfant + lézard?

Atelier de traduction avec Vincenzo Todisco et Benjamin Pécoud

Das Eidechsenkind. L’existence bipartite du protagoniste du roman de Vincenzo Todisco est déjà inscrite dans son titre. Ce protagoniste, c’est un enfant qui vit en cachette, car personne ne doit savoir que ses parents italiens l’ont amené de manière clandestine dans le pays où son père a trouvé du travail. L’enfant apprend donc à disparaître en moins de rien sous le buffet, à rester pendant plusieurs minutes comme pétrifié derrière un rideau dès qu’une personne extérieure entre dans l’appartement, son habitat. C’était précisément ce mode de vie du personnage principal, ressemblant tantôt au lézard, tantôt à l’être humain, qui constituait l’un des défis majeurs de la traduction de Das Eidechsenkind dans les langues romanes. Vincenzo Todisco et Benjamin Pécoud en ont parlé dans un atelier de traduction animé par Marie Fleury Wullschleger.

Né à Stans en tant qu’enfant d’immigrés italiens, Vincenzo Todisco a écrit plusieurs textes en italien avant de publier Das Eidechsenkind en 2018, son premier roman en allemand. L’année passée, le traducteur et auteur Benjamin Pécoud a transposé le texte en français sous le titre de L’Enfant lézard. Todisco lui-même l’a traduit en italien peu après et a donc pu participer à la discussion non seulement en tant qu’auteur, mais aussi en tant que traducteur du texte.

Le problème de la traduction vers les langues romanes que les deux intervenants discutent le plus abondamment se pose dès le tout début du roman. Dans l’original, il s’agit des lignes suivantes:

Das Kind macht zuerst das linke und dann das rechte Auge auf. Es hat den Kopf an zwei Orten. Einmal in Ripa, wo ihm nichts geschehen kann, und einmal in der Wohnung, wo es die Schritte zählen muss. 

La difficulté tient d’abord aux différents genres grammaticaux . «Das Kind» en allemand est neutre, tout autant que le «es» qui le reprend dans les phrases suivantes. En effet, le sexe de l’enfant ne sera dévoilé au lecteur germanophone qu’au milieu du livre. Parce que dans l’intrigue, l’enfant doit se cacher dans l’appartement, Todisco dit qu’il a aussi voulu le cacher dans la langue. Le genre neutre a l’avantage de créer une incertitude par rapport au statut de l’enfant, de le déshumaniser et de souligner ainsi l’indétermination de son être, entre animal et humain. Pour la traduction par contre, Benjamin Pécoud n’a pas le choix. Puisque le français ne connaît pas de genre neutre, il doit poser les jalons dès les premières lignes. Le pronom «il» fait pencher la lecture tout de suite vers un petit garçon bien humain:

L’enfant ouvre d’abord l’œil droit, puis le gauche. Il a la tête à deux endroits. Une fois à Ripa, où rien ne peut lui arriver, et une fois dans l’appartement, où il doit compter ses pas. 

Le cas est encore plus clair en italien où «il bambino» ne peut qu’être un enfant de sexe masculin, sinon on utiliserait la forme «la bambina». L’effet d’indétermination entre fille et garçon, entre humain et animal est donc également impossible en traduction italienne:

Il bambino apre prima l’occhio sinistro e poi quello destro. Ha la testa in due posti: a Ripa, dove non gli può succedere niente, e nell’appartamento, dove è costretto a contare i passi.

Pécoud et Todisco évoquent d’autres problèmes rencontrés lors de la traduction du roman. Comment rendre avec précision certains termes ? Comment traduire le Konjunktiv 1 qui n’existe pas dans les langues romanes ? Mais le défi de la personnalité fluctuante de l’enfant reste présent. Si le verbe «horchen» est rendu par «écouter», la traduction ne rend pas justice à la grande précision du mot allemand, qui veut dire «écouter très attentivement pour entendre quelque chose de précis». L’alternative serait «tendre l’oreille». Cette option-là serait plus précise, mais elle a le désavantage d’impliquer de nouveau que l’enfant est humain, tandis que la version allemande ne choisit pas entre un statut humain et un statut animal. Pécoud a fini par opter pour «tendre l’oreille». La discussion le montre: faire des compromis est monnaie courante pour un traducteur.

Hélène et le garçon

Pas le sien. Celui de sa sœur. Une fille-mère, comme on les appelle à cette époque, au début du XXème siècle. Le nom du père ? Il faut le cacher. C’est un secret. Un silence. Celui même qu’il s’agit d’entretenir pour l’écriture d’un tel roman. Trop foisonnant, trop complexe ; il faut laisser décanter, dit Marie-Hélène Lafon, son auteure.

Elle explique à Claire Jaquier, professeure émérite de l’université de Neuchâtel, qu’elle se considère à contre-courant. Alors que le monde se remplit de dialogues, de questions, de frénésie, son roman laisse place au toucher et à la profondeur. « Trop de paroles tuent le sens ». Ses propos sont illustrés par la lecture partielle du premier chapitre. Nous faisons connaissance avec l’attendrissant Armand, cinq ans, évoluant dans un environnement olfactif délicieux.

Professeure de langues classiques au degré supérieur, Marie-Hélène Lafon n’en est pas à son coup d’essai. Sa bibliographie se constitue d’une vingtaine d’œuvres et de plusieurs prix littéraires, notamment d’un prix Renaudot pour l’Histoire du fils dont il est question ici.

C’est une intrigue familiale. Il y a Paul, le père caché. Au moment des faits, il est de seize ans le cadet de Gabrielle, son amante. Elle les aime comme ça, un peu bad boys. Trouvé à l’institut elle lui enseigne tout. Mais voilà. Ce qui devait arriver, arriva. Neuf mois plus tard, c’est André qui voit le jour.

Mais Gabrielle est un esprit libre, voletant de ci de là (et surtout du Cantal à Paris, de la campagne à la ville). Pour préserver ce train de vie, elle confiera André à sa sœur Hélène et son mari Léon. Ravie, cette dernière l’ajoute à sa collection (trois filles qui deviendront les bras réconfortant d’André).

Les scènes s’enchâssent dans une chronologie bien particulière donnant le tournis au lecteur. L’auteure prévient, son ouvrage est exigeant : prévoyez un bloc-notes et de quoi établir un arbre généalogique. Après tout, on commence avant la naissance de l’enfant, en 1908 et on termine après sa mort, en 2008.

En fait, Histoire du fils, comme pour bon nombre de créations de Marie-Hélène Lafon, s’inspire grandement de la réalité. En 2012, elle apprend dans sa famille proche, l’histoire d’un enfant caché. Il est décédé, sa famille lui commandite un livre. Les huit ans séparant la réalité de la fiction sont autant d’années de réflexion pour surmonter les deux problèmes que pose cette histoire. Premièrement, elle est trop romanesque et mériterait douze tomes plutôt que douze chapitres (ou pourquoi pas une série ?). Deuxièmement, elle est trop heureuse. Et les histoires heureuses, nous dit Lafon, ça ne fait pas de bons romans…

Où mène le discours sur l’identité?

Telle était la question du podium sous la direction de l’écrivain Martin R. Dean. À cette question, il propose immédiatement deux hypothèses :

  • Le discours sur l’identité mènera à une forme de dictature.
  • Le discours sur l’identité mènera à une meilleure représentativité des minorités (ou décolonisation identitaire).

Pour parler de ces problèmes, Dean s’est entouré de trois écrivaines :

Il y a d’abord Mithu M. Sanyal. L’auteure du récent Identitti est présentée comme une Allemande d’une mère polonaise et d’un père indien. Ensuite, il y a Léonora Miano, une Franco-camerounaise vivant actuellement au Togo et auteure de Afropea. En enfin Dorothee Elmiger, auteure du roman Aus der Zuckerfabrik.

À eux quatre, ils nous offrent une perspective hétéroclite de ce qu’est l’identité européenne aujourd’hui. Cette perspective complexe se construit notamment par ce que Miano nomme les Afropéens ; les noirs nés en Europe. Elle nous rappelle en quoi cela est particulier car contrairement aux Afro-américains pour l’histoire américaine, les Afropéens peuvent potentiellement être laissés sur la touche de l’histoire européenne.

Inexorablement, le podium glisse de la question du discours identitaire vers la problématique du racisme en Europe et le mouvement BLM. La solution au problème et l’évolution des mœurs ne passent-ils pas par la terminologie? Pour éclairer ce point, M. Sanyal lit un extrait de son livre dans lequel un chauffeur de taxi se félicite de la fin du racisme en Allemagne. Ou du moins du « vrai » racisme.

L’auteure de Aus der Zuckerfabrik amène sa pierre à l’édifice en montrant l’inconscience de certains actes d’appropriation culturelle. Pour l’illustrer, elle prend un passage allégorique mettant en scène le propriétaire de deux sculptures de bois haïtiennes figurant des femmes. Sans vraiment y avoir prêté attention plusieurs année durant, le personnage les avait chez lui comme objets de décoration.

En introduction, Martin R. Dean avertissait l’auditoire de la lourde tâche que représentait toute tentative de réponse à la question titre du podium. « Où mène le discours sur l’identité ? » Nous ne savons toujours pas quoi y répondre. Difficile également de clore ce compte-rendu. Je me contenterai de reprendre les dires de Miano s’adressant à Martin R. Dean : « Ne coupez pas la parole aux dames. »

De la liberté d’aller au bord

Après s’être intéressée au théâtre et à la dimension sonore de la poésie, l’auteure genevoise Isabelle Sbrissa se lance dans l’exploration spatiale de la page blanche. Dans Tout tient tout, elle fait alterner poésie verticale disloquée et poésie horizontale en prose privée de ponctuation. Elle agence lettres et espaces pour peindre un paysage poétique qui a l’audace de jouer avec les limites – et avec la liberté – du langage.

«On déchire le monde quand on le parle», affirme Isabelle Sbrissa. Selon elle, il faut porter une attention particulière aux mots que l’on utilise. Le langage n’est en effet jamais neutre. Il déconstruit immanquablement ce qu’il désigne: «Le langage disperse ce qui est sans lui uni». Avec Sbrissa, c’est au tour du langage d’être disloqué et dispersé, et cela autant sur le plan formel que sur le plan sonore. Travaillant sur la polysémie du morcellement des mots, elle fait émerger, au fil de la lecture, une multitude d’images qui se croisent et se superposent.

Cette expérimentation dislocatrice n’est cependant pas dépourvue de forme. La structure de l’œuvre est claire, la mécanique de dislocation est huilée… Est-ce là un aveu d’échec vis-à-vis de la tentative de dissolution du langage? Aurait-il fallu jouer l’anéantissement total des conventions pour aller au bout du processus ? Pas pour Sbrissa. L’auteure affirme que, plus qu’une restriction, toute forme nous offre la possibilité de jouer avec ses bordures et limites. L’auteure a dû accepter que, tout comme elle, l’œuvre littéraire doit être incarnée dans une forme. De l’acceptation d’être limitée, morcelée, partiale… peut ensuite jaillir la liberté.

Pour Marina Skalova, qui mène l’entretien, le texte de Sbrissa est particulièrement fort parce qu’on y sent une pensée en acte. L’auteure nous apprend que cette pensée libre et dynamique n’a été possible qu’après un long processus de libération du geste d’écriture: libération des attentes, des normes, des modèles, des idées préconçues, du jugement des autres. Dans le partage de sa littérature, de son geste d’écriture solitaire, Sbrissa veut transmettre l’envie de libération. On retrouve ces réfléxions dans le livre. En effet, Tout tient tout questionne non seulement le langage, mais aussi le geste d’écriture et son rapport à la littérature. Ainsi, l’objet littéraire s’interroge lui-même sous toutes ces facettes.

La lecture des différents passages en dit long sur la richesse du texte de Sbrissa. Chaque mot décomposé par la bouche de l’auteure amène son lot de surprises. Mais selon elle, l’expérience est bien plus riche à la lecture silencieuse. Au-delà de la vision de l’agencement du texte, le lecteur gagnerait à faire résonner les sons à l’intérieur de lui. Cela le ramènerait à une lecture en conscience où le sens qui surgit de la page se défait peu après, où tâtonnement et étonnement se suivent, où tout se construit puis se dissout… Une expérience de lecture qui promet d’être fluctuante.

Pellegrino dans la ville noyée

Le nouveau roman de Bruno Pellegrino, Dans la ville provisoire, se déroule dans la ville de Venise. Mais, ceux qui s’attendent à un roman hyper-mélancolique, plein de descriptions kitsch ne doivent pas se soucier. Non, cela n’est pas le but de Pellegrino. L’auteur cherche plutôt à examiner le temps ainsi que ce qu’il appelle le «flottement» transitoire entre les phases de vie. Pellegrino admet que lors d’un séjour à Venise, il n’a pas passé ses jours en admiration béate. C’est là pourtant la critique qu’il adresse à certains romans contemporains qui ont choisi cette ville fameuse comme décor. Pour éviter de telles associations, il a choisi de ne pas explicitement nommer la ville dans son récit.

Dans la ville provisoire commence avec le bruit d’une sirène d’alerte de crue. La vie quotidienne dans la ville de Venise étant influencée par la proximité avec l’eau, celle-ci est omniprésente dans le récit de Pellegrino, littéralement et métaphoriquement. Plusieurs scènes de ce roman se passent au bord de l’eau, mais c’est l’aspect symbolique du mouvement des vagues qui est essentiel. Pellegrino emploie cette image pour évoquer la transition d’une vie d’étudiant à une vie «d’adulte».

C’est dans une de ces «phases de flottement» que le lecteur fait la connaissance du narrateur-protagoniste. Après d’avoir terminé ses études, celui-ci décide d’accepter un travail à Venise. C’est là qu’il fera l’inventaire des papiers d’une fameuse traductrice et qu’il cherchera la réponse aux questions qu’il se pose: «Que puis-je faire de mon temps ?», «Que font les autres de leur temps ?», «Qu’est ce qui reste quand le temps s’est écoulé ?»

Le narrateur rompt avec sa vie antérieure et s’immerge complètement dans la liberté quasi absolue et dans la vie de la traductrice. Son travail n’est pas supervisé et il n’a aucune obligation au-delà de sa tâche. Bien que cela représente une situation extraordinaire pour ce jeune homme, Pellegrino travaille surtout avec des scènes du quotidien. Il cherche le développement personnel et la magie dans les scènes d’habillage et dans les buanderies. Cela donne au roman une dimension d’introspection particulière.

Pellegrino affirme: «J’ai créé ce texte comme une lente montée des eaux.» Et comme les eaux qui montent, le lecteur ne se rend pas compte qu’il est lentement pris par le charme du narrateur. La seule question qui subsiste alors est celle-ci: «Que fais-je de mon temps?»