La leçon d’Afropea

Afropea est beaucoup plus que le titre du nouvel essai de Léonora Miano, romancière et essayiste franco-camerounaise. Ce beau néologisme désigne l’identité des personnes d’ascendance subsaharienne nées ou élevées en Europe. L'»utopie Afropea» est une invitation de l’auteure à renouveler les modalités relationnelles entre les peuples, soit, entre les grands continents de l’Afrique et de l’Europe. Cette catégorie propose l’apaisement du conflit et de l’histoire, explique Léonora Miano. Quant à l’ouvrage, elle précise qu’il ne s’agit pas d’une lecture politique, mais plutôt d’une lecture spirituelle de l’histoire qui pose comme postulat principal que l’être humain est «partout le même, en dépit de toutes les tragédies de l’histoire».

«Il faut regarder l’histoire de l’humanité et être capable de se situer là-dedans». Dans sa discussion avec Marina Skalova, Léonora Miano n’hésite pas à remonter au Moyen-Âge pour parler de l’esclavage. Elle avance que les Vikings avaient des esclaves qui ont souffert et subi la même déchirure et perte que les Africains à l’époque de la colonisation. Cependant, ce sont les esclaves africains dont on parle encore aujourd’hui. Et pourquoi ? Parce qu’ils ont été marqués par leur couleur, une distinction qui fait qu’on n’oublie pas, explique l’auteure. Or, il n’existe pas une humanité africaine, ni une humanité européene. L’essayiste poursuit en affirmant qu’il existe des différences culturelles liées à l’espace, mais qu’il se trouve une forte ressemblance entre les gens. «On partage les mêmes références !» Léonora Miano donne l’exemple de comment elle avait écouté de la musique française au Cameroun, malgré les milliers de kilomètres de distance, — «même Madonna!» Alors pourquoi cette distinction de race quand cela n’existait pas auparavant?

À l’évocation de la question raciale, Marina Skalova souligne le sentiment de colère qui selon elle serpente dans le texte. Mais cette impression de lecture est rapidement nuancée par l’auteure : «C’est plutôt un sentiment d’agacement» explique-t-elle. «Je déteste la critique de certains comportements chez les Afrodescendants… je déteste ce que nous présentons au monde comme des formes de protestation et qui pour moi sont tout l’inverse d’une connaissance de son pouvoir.» L’auteure refuse par conséquent la validité de la notion de race. Elle déclare au contraire que «l’identité est une question de vécu, non de race». En effaçant la notion de race, on pourra selon elle résoudre l’asymétrie qui existe entre les humains.

L’auteure d›Afropea aborde pour finir la question des représentations et le pouvoir de l’imaginaire qui influencent notre vision du monde. Elle donne l’exemple de James Bond et du «méchant Russe» qui a marqué l’imaginaire de toute une génération et souligne l’importance de ne pas réduire son propre être, ou celui des autres, aux clichés stigmatisants. Comme le temps passe trop vite, Léonora Miano termine avec une citation puissante qui illustre sa pensée post-occidentale : C’est «une proposition fraternelle et une exigence d’inclusion. Se revendiquer de deux grands espaces, c’est les faire vivre tous les deux en soi, et hors de soi de manière égale… l’un avec l’autre et l’un dans l’autre».

Le phénomène Pajak

Le neuvième et dernier volume du Manifeste incertain par Frédéric Pajak, écrivain et illustrateur franco-suisse, entremêle les portraits de deux hommes aux vies et destins singuliers mais qui se ressemblent du fait qu’ils ont tous deux perdu leur frère ainsi que leur père: il s’agit de l’auteur lui-même et de Fernando Pessoa, le célèbre poète portugais.

Les sentiments guident le livre, ou plutôt les livres si on considère l’ensemble des volumes du manifeste. Pajak explique que les sentiments sont même les héros de ses romans. Comment un sentiment peut-il exister et s’exprimer chez les auteurs? L’écrivain dit se baser sur sa propre expérience qu’il compare avec le même sentiment vu sous le point de vue d’un autre. Cette comparaison montre que si l’on partage le même sentiment, on peut néanmoins s’étonner des différentes interprétations possibles engendrées par ce même sentiment chez différentes personnes. C’est d’ailleurs selon Pajak la manière de faire un livre, à savoir en montrant les paradoxes de l’homme.

Pajak a beaucoup voyagé, et il ne se prive pas de citer de nombreuses destinations, dont la Russie, l’Italie, l’Espagne, la Chine, la région du Maghreb ainsi que l’Amérique du Sud ou encore l’Afrique. Et en effet, les souvenirs ont une place dominante dans son dernier livre. Pajak est un homme qui aime la liberté et qui déteste les contraintes et la monotonie, et cela ressort aussi dans son œuvre: «Ce que j’essaye de faire, c’est d’être libre». Chaque souvenir inspire ainsi son propre langage.

Lorsque l’auteur évoque la marche à suivre qu’il a mise en place pour aboutir à ses différents volumes, il précise qu’il procède habituellement par étapes. Il commence par lire, beaucoup, toute l’œuvre et les correspondances ainsi que les études sur ltel ou tel auteur qui l’intéresse. Arrive ensuite la phase de rédaction qu’il effectue partout sauf assis à un vrai bureau (avec prédilection aux tables de restaurant). Finalement, il produit environ 150 à 200 dessins en environ deux mois. Et c’est là sa spécialité, le dessin! Son œuvre mélange ainsi un travail de pleine conscience représenté par l’écriture et un travail plus inconscient, celui du dessin. Dans la dernière phase de travail, la plus importante, il s’occupe à monter les différents éléments ensemble en veillant à accorder une importance particulière à la narration. Il s’agit alors d’une multitude d’histoires qui se croisent et qui finissent par n’en plus faire qu’une. Pajak dit à ce propos: «Je fais des livres, des objets, je suis un artisan».

Mais pourquoi Pajak a-t-il été amené à intégrer Pessoa dans ce dernier volume du Manifeste incertain? L’auteur explique que selon lui, l’écrivain portugais et le phare de l’incertitude, qui est en relation étroite avec l’intranquillité de Pessoa, des sentiments qui font penser à son âge mature. La mélancolie prend elle aussi une place importante, la saudade, qui est exaltante, stimulante et libératrice pour Pajak car «on trouve plus de choses dans la tristesse que dans la gaieté». Et pourtant, Pajak affirme qu’il se sent étranger à Pessoa ou du moins qu’il essaie de rester à distance. Pessoa menait une vie de «bureaucrate», une vie rythmée, que l’écrivain considère comme ennuyeuse puisque lui au contraire aime le voyage, l’aventure, le danger. Dans ce sens, on peut considérer que le Manifeste incertain est avant tout un grand voyage en soi, exprimé de manière lyrique et dont le but ultime est la liberté.

Une fiction qui pousse à l’action

«Où réside l’action? Qu’est-ce qu’on peut faire ?» En réfléchissant à la catastrophe écologique, ce sont ces questions qui deviennent le moteur (écologique on espère) de Laure Tuia. Elle commence à noter ses idées en 2017, quant il y avait encore peu d’action en faveur de l’écosystème. Son premier roman, Emmerdeuse, raconte une fiction (ou une prédiction?) d’un groupe d’activistes qui font «péter les plombs» du gouvernement suisse dans le but de provoquer un changement radical pour le climat. Enfin du mouvement ! Lena, une journaliste pour la magazine Edelweiss, suit les traces des activistes, d’abord peu motivée et cynique vis-à-vis de tous ces jeux «écorigolos». Lena est habituée aux événements annuels du mois d’avril : la police qui attend patiemment la même manifestation qui se déroule chaque année, la foule qui marche dans les rues… Résultat : pas de changement. Laure Tuia nous lit un extrait du chapitre 3 et voici enfin de l’action ! Les Emmerdeuses sont en mouvement. Leur plan est simple et excellent : empoisonner les pollueurs! (Pas mortellement, ne vous inquiétez pas). Mais quelle belle ironie, de «polluer» ceux qui polluent notre planète. C’est en relatant ces actions «éco-terroristes» que la protagoniste commence à évoluer, perdant peu à peu son cynisme pour prendre activement conscience du vrai problème. Et d’une certaine manière, n’est-ce pas aussi l’espoir que l’auteur a pour nous ?

À travers un texte dynamique et très amusant, rempli de dialogues, de listes, de scènes théâtrales et des lettres, Laure Tuia s’amuse avec la forme et avec la langue. Son secret : la lecture à haute voix. La Vaudoise veut donner à sa protagoniste la liberté de parler comme elle le ferait dans son milieu, avec le but d’avoir une voix qui parle et qui n’écrit pas. «La langue est faite pour s’amuser» explique-t-elle, en partageant avec l’auditoire ses laurismes – des jeux des mots propres à elle qui font rire. Cependant, la langue n’est pas faite que pour s’amuser, mais aussi pour être écoutée. Elle doit être écoutée pour être comprise. Bref, écoutons ce que les Emmerdeuses ont à dire !

L’action s’accélère et le suspense augmente. Les Emmerdeuses ne s’arrêteront pas tant qu’il n’y aura pas de changement. Effet-miroir ? Laure Tuia a plein d’espoir. Depuis 2019, on voit de jeunes activistes défiler dans les rues : c’est «la génération Thunberg». Parler d’écologie est devenu un thème mainstream, explique-t-elle, «alors qu’il y a quatre ans, c’était plutôt hippie bobo petites fleurs«. Les jeunes d’aujourd’hui ont une vraie conscience écologique grâce à laquelle ils se rendent compte de l’urgence de la situation. Il faut agir maintenant, car les changements doivent être massifs et rapides. Pouvons-nous l’entendre plus clairement maintenant ?

Les thèmes sociaux de l’écologie, du féminisme et de l’injustice sociale qui sont mis en relief dans cet ouvrage créent cet effet-miroir car ils reflètent la société d’aujourd’hui. Ce roman à la base fictif nous pousse à réfléchir et, espérons-le, à agir. Ou faut-il que les voix des Emmerdeuses soient encore plus fortes pour être comprises?

Jeu de miroir

Nous avons assisté, ce matin, à un dialogue exquis entre prose et poésie animé par Prisca Agustoni et Bruno Pellegrino. Les deux auteurs ont mis «en dialogue»  leurs créations respectives dans une réflexion comparative soulevant les points de divergence entre deux genres littéraires, la prose et la poésie, et les points de convergence essentiellement thématiques, métaphoriques et philosophiques présents dans leurs œuvres respectives. 

Le recueil L’ora zero de Prisca Agustoni et le roman Dans la ville provisoire de Bruno Pellegrino prennent tous deux comme point central un lieu d’habitation, étranger et abandonné, pour construire une réflexion inquiète cherchant la sérénité et la quiétude.

Dans la ville provisoire est un roman qui retrace l’histoire d’un jeune homme parti à Venise pour faire l’inventaire des papiers et objets d’une célèbre traductrice qui s’est fait interner. Il se projette dans cette femme à travers ses écrits ainsi que les objets laissés derrière elle. 

Le recueil L’ora zero de Prisca Agustoni prend pour point central une maison étrangère ainsi que le jardin qui l’entoure pour construire une réflexion sur le temps, l’espace et les formes des objets contenus dans la maison. 

Dans les deux œuvres, l’observation de la nature dans sa dimension la plus ordinaire, des objets avec leurs traces d’usure révèlent un sentiment d’étouffement, d’angoisse, de solitude, d’insécurité voire de spleen.   

Ainsi, la prose de Bruno Pellegrino se fige et épouse la poésie de Prisca Agustoni pour enfanter une littérature hors genre capable de faire dialoguer ses réflexions, ses images et son mal-être. 

Thomas Flahaut et la question de la langue ouvrière

Le roman autour duquel tourne la discussion est Les nuits d’été, paru aux Éditions de l’Olivier en 2020. Il s’agit d’une histoire mêlant travail de nuit en usine effectué par les frontaliers français dans le Jura suisse et la question de l’accès des milieux plus privilégiés. Il semble en effet que la distinction entre les personnages se fasse selon leur grade dans l’usine: ouvrier ou chef, des postes assignés selon le niveau d’études. Thomas Flahaut, interviewé par Odile Cornuz, explique par ailleurs qu’il s’est en quelque sorte extrait de sa condition de «pauvre» grâce à son parcours universitaire. Il est français, a fait des études à Strasbourg puis en Suisse, à Bienne où il a intégré l’Institut littéraire.

La rencontre commence par une lecture performative de Thomas Flahaut, émouvante, dans laquelle on semble être aspiré. Par la suite, la discussion porte sur le travail de la langue réalisé par l’auteur. La question de la composition semble être importante : comment faire ressentir l’univers de l’usine ? L’écrivain nous informe qu’il a lui-même travaillé dans le milieu ouvrier, avec des machines, et qu’il a tenu pendant cette période une sorte de journal intime, un carnet de l’usine. Il y décrivait sa nuit de travail pour pouvoir «reprendre un peu de pouvoir sur l’aliénation». Le matériau de ce roman est donc autobiographique mais traité dans ce roman sur le mode de la fiction.

Quelle langue faut-il utiliser pour décrire l’univers de l’usine, si répétitif (on pense notamment au travail à la chaîne) ? Thomas Flahaut insiste sur le fait qu’il emploie une langue littéraire, c’est-à-dire celle des livres et celle qu’on apprend à l’école, il ne veut pas que sa langue ait des traits oralisants. Il veut que ses personnages parlent comme lui afin qu’ils ne représentent pas les clichés sociaux des prolétaires qui leur sont peut-être trop souvent attribués. Les dialogues sont minimalistes, à l’image de la méfiance des personnages envers le langage.

Aux yeux de Flahaut, la langue de l’usine est comme une langue étrangère, une langue qui sépare au lieu de rapprocher, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où le support de l’histoire est un objet de langage, un livre. L’accent est mis sur l’importance des actions, «mieux vaut faire l’amour que d’en parler». L’auteur décrit par ailleurs ses personnages comme étant des taiseux, alors que lui-même ne cache pas le plaisir qu’il prend à parler : «Je suis un bavard».

Enfin, le temps manque pour vraiment aborder la question plus politique des frontières physiques, c’est-à-dire les frontières territoriales franco-suisses, puisque la discussion se voulait centrée avant tout sur la langue, à l’image de ces journées littéraires de Soleure.

Notre équipe à Soleure:
Salomé Walz

Depuis qu’elle se charge régulièrement de traduire des petits textes pour son entourage ainsi que les programmes d’un centre culturel, Salomé Walz est pleine d’admiration pour les personnes qui arrivent à traduire la complexité d’un texte littéraire dans une autre langue. Aux Journées Littéraires de Soleure, elle se réjouit donc particulièrement de pouvoir assister aux événements qui mettent en avant ces traductrices et traducteurs, souvent trop peu visibles. En raison de son intérêt pour les littératures des différentes régions linguistiques de la Suisse, elle espère également pouvoir participer à une ou deux lectures. 

Ayant grandi dans la partie germanophone du pays, Salomé Walz a été amenée en Suisse romande par son amour pour les langues étrangères. Elle vient d’obtenir son Bachelor en lettres à l’université de Fribourg où elle poursuit actuellement un Master en histoire contemporaine et en français.

Notre équipe à Soleure:
Vanessa Steinmann

Possédant des racines suisses mais cultivées au Canada, Vanessa Steinmann traverse l’Atlantique avec la passion pour les langues et les cultures, le vent d’allégresse sous ses ailes. Après de nombreux voyages et aventures en divers pays, la jeune Suisso-Canadienne revient se fixer en Suisse pour compléter un Master en Français et Espagnol à l’Université de Fribourg. Admiratrice de la nature, des livres et de la façon dont l’écrit peut unir le passé et le présent, elle se réjouit de rencontrer les auteurs et de découvrir leur histoire et leur parcours de vie.

Notre équipe à Soleure:
Julie Kamber

Julie Kamber est étudiante en fin de Master à l’Université de Fribourg en langues et littératures française et italienne. Passionnée surtout par la linguistique, son intérêt se porte sur les pratiques langagières actuelles ainsi que l’acquisition des langues étrangères. Adorant la lecture et en particulier la littérature contemporaine, elle est ravie d’avoir l’opportunité de participer virtuellement aux journées de Soleure qui lui permettent ainsi d’avoir un plus grand regard sur la littérature contemporaine suisse.