Quand les souvenirs se font littérature

Quelques enveloppes oubliées. Des capsules temporelles. A l’intérieur: des timbres. Quatre par enveloppe. Ceux que le grand-oncle Jim lui avait envoyé jusqu’à ses 25 ans pour nourrir sa collection philatélique. Avec le temps, les enveloppes étaient restées scellées. Elle n’avait jamais osé lui dire qu’elle avait arrêté. Pour garder le lien. Lorsque Muriel Pic retrouva les enveloppes et les ouvrit, les timbres de Jim la projetèrent dans le passé. A l’aube du passage au millénaire. Les dernières années de vie de Jim.

Muriel Pic avait ainsi trouvé l’archive de départ de son récit. L’auteure, qui affectionne le travail avec des archives inédites, établit systématiquement tout ce qu’il y a à savoir sur le document en lui-même et sur le contexte dans lequel il s’inscrit, afin de permettre l’expression de sa singularité dans un cadre (auto)fictionnel. Ainsi, dans Affranchissements, Pic structure son histoire autour de son grand-oncle Jim à partir des lettres et objets qui lui restent de lui. Les poèmes sur Jim forment la colonne vertébrale du livre autour de laquelle se déploient en éventail différents épisodes en prose.

Au centre du récit, une liberté qui se construit et se cherche. A travers le personnage de Jim, horticulteur solitaire dans les jardins de l’Université de Londres, le lecteur entreprend une quête de libération, en tension entre détachement et lien. Incorporant des extraits de livres de botanique au texte, Pic crée un parallèle entre l’affranchissement des plantes et celui des individus. Selon l’auteure, la botanique nous parle aussi de nous, de nos inclinaisons, de notre manière de pousser, de notre attente de récolte… Elle pense la liberté à travers les plantes qui, dans les prairies sèches, poussent chacune à son rythme, de manière non-hiérarchique. Et lorsqu’à la fin Jim se fait forêt, c’est la liberté qu’il goûte en ne faisant plus qu’un avec la nature.

Dans son nouveau livre, Muriel Pic se montre à la fois savante et poétesse. Mue par le désir de réveiller la curiosité et de susciter la joie de la découverte, elle propose à son lectorat un mélange de réflexions savantes et de divagations créatives. Magie et science vont main dans la main pour ouvrir de nouveaux horizons de pensée. Un affranchissement en soi.

De la liberté d’aller au bord

Après s’être intéressée au théâtre et à la dimension sonore de la poésie, l’auteure genevoise Isabelle Sbrissa se lance dans l’exploration spatiale de la page blanche. Dans Tout tient tout, elle fait alterner poésie verticale disloquée et poésie horizontale en prose privée de ponctuation. Elle agence lettres et espaces pour peindre un paysage poétique qui a l’audace de jouer avec les limites – et avec la liberté – du langage.

«On déchire le monde quand on le parle», affirme Isabelle Sbrissa. Selon elle, il faut porter une attention particulière aux mots que l’on utilise. Le langage n’est en effet jamais neutre. Il déconstruit immanquablement ce qu’il désigne: «Le langage disperse ce qui est sans lui uni». Avec Sbrissa, c’est au tour du langage d’être disloqué et dispersé, et cela autant sur le plan formel que sur le plan sonore. Travaillant sur la polysémie du morcellement des mots, elle fait émerger, au fil de la lecture, une multitude d’images qui se croisent et se superposent.

Cette expérimentation dislocatrice n’est cependant pas dépourvue de forme. La structure de l’œuvre est claire, la mécanique de dislocation est huilée… Est-ce là un aveu d’échec vis-à-vis de la tentative de dissolution du langage? Aurait-il fallu jouer l’anéantissement total des conventions pour aller au bout du processus ? Pas pour Sbrissa. L’auteure affirme que, plus qu’une restriction, toute forme nous offre la possibilité de jouer avec ses bordures et limites. L’auteure a dû accepter que, tout comme elle, l’œuvre littéraire doit être incarnée dans une forme. De l’acceptation d’être limitée, morcelée, partiale… peut ensuite jaillir la liberté.

Pour Marina Skalova, qui mène l’entretien, le texte de Sbrissa est particulièrement fort parce qu’on y sent une pensée en acte. L’auteure nous apprend que cette pensée libre et dynamique n’a été possible qu’après un long processus de libération du geste d’écriture: libération des attentes, des normes, des modèles, des idées préconçues, du jugement des autres. Dans le partage de sa littérature, de son geste d’écriture solitaire, Sbrissa veut transmettre l’envie de libération. On retrouve ces réfléxions dans le livre. En effet, Tout tient tout questionne non seulement le langage, mais aussi le geste d’écriture et son rapport à la littérature. Ainsi, l’objet littéraire s’interroge lui-même sous toutes ces facettes.

La lecture des différents passages en dit long sur la richesse du texte de Sbrissa. Chaque mot décomposé par la bouche de l’auteure amène son lot de surprises. Mais selon elle, l’expérience est bien plus riche à la lecture silencieuse. Au-delà de la vision de l’agencement du texte, le lecteur gagnerait à faire résonner les sons à l’intérieur de lui. Cela le ramènerait à une lecture en conscience où le sens qui surgit de la page se défait peu après, où tâtonnement et étonnement se suivent, où tout se construit puis se dissout… Une expérience de lecture qui promet d’être fluctuante.