Le phénomène Pajak

Le neuvième et dernier volume du Manifeste incertain par Frédéric Pajak, écrivain et illustrateur franco-suisse, entremêle les portraits de deux hommes aux vies et destins singuliers mais qui se ressemblent du fait qu’ils ont tous deux perdu leur frère ainsi que leur père: il s’agit de l’auteur lui-même et de Fernando Pessoa, le célèbre poète portugais.

Les sentiments guident le livre, ou plutôt les livres si on considère l’ensemble des volumes du manifeste. Pajak explique que les sentiments sont même les héros de ses romans. Comment un sentiment peut-il exister et s’exprimer chez les auteurs? L’écrivain dit se baser sur sa propre expérience qu’il compare avec le même sentiment vu sous le point de vue d’un autre. Cette comparaison montre que si l’on partage le même sentiment, on peut néanmoins s’étonner des différentes interprétations possibles engendrées par ce même sentiment chez différentes personnes. C’est d’ailleurs selon Pajak la manière de faire un livre, à savoir en montrant les paradoxes de l’homme.

Pajak a beaucoup voyagé, et il ne se prive pas de citer de nombreuses destinations, dont la Russie, l’Italie, l’Espagne, la Chine, la région du Maghreb ainsi que l’Amérique du Sud ou encore l’Afrique. Et en effet, les souvenirs ont une place dominante dans son dernier livre. Pajak est un homme qui aime la liberté et qui déteste les contraintes et la monotonie, et cela ressort aussi dans son œuvre: «Ce que j’essaye de faire, c’est d’être libre». Chaque souvenir inspire ainsi son propre langage.

Lorsque l’auteur évoque la marche à suivre qu’il a mise en place pour aboutir à ses différents volumes, il précise qu’il procède habituellement par étapes. Il commence par lire, beaucoup, toute l’œuvre et les correspondances ainsi que les études sur ltel ou tel auteur qui l’intéresse. Arrive ensuite la phase de rédaction qu’il effectue partout sauf assis à un vrai bureau (avec prédilection aux tables de restaurant). Finalement, il produit environ 150 à 200 dessins en environ deux mois. Et c’est là sa spécialité, le dessin! Son œuvre mélange ainsi un travail de pleine conscience représenté par l’écriture et un travail plus inconscient, celui du dessin. Dans la dernière phase de travail, la plus importante, il s’occupe à monter les différents éléments ensemble en veillant à accorder une importance particulière à la narration. Il s’agit alors d’une multitude d’histoires qui se croisent et qui finissent par n’en plus faire qu’une. Pajak dit à ce propos: «Je fais des livres, des objets, je suis un artisan».

Mais pourquoi Pajak a-t-il été amené à intégrer Pessoa dans ce dernier volume du Manifeste incertain? L’auteur explique que selon lui, l’écrivain portugais et le phare de l’incertitude, qui est en relation étroite avec l’intranquillité de Pessoa, des sentiments qui font penser à son âge mature. La mélancolie prend elle aussi une place importante, la saudade, qui est exaltante, stimulante et libératrice pour Pajak car «on trouve plus de choses dans la tristesse que dans la gaieté». Et pourtant, Pajak affirme qu’il se sent étranger à Pessoa ou du moins qu’il essaie de rester à distance. Pessoa menait une vie de «bureaucrate», une vie rythmée, que l’écrivain considère comme ennuyeuse puisque lui au contraire aime le voyage, l’aventure, le danger. Dans ce sens, on peut considérer que le Manifeste incertain est avant tout un grand voyage en soi, exprimé de manière lyrique et dont le but ultime est la liberté.

Thomas Flahaut et la question de la langue ouvrière

Le roman autour duquel tourne la discussion est Les nuits d’été, paru aux Éditions de l’Olivier en 2020. Il s’agit d’une histoire mêlant travail de nuit en usine effectué par les frontaliers français dans le Jura suisse et la question de l’accès des milieux plus privilégiés. Il semble en effet que la distinction entre les personnages se fasse selon leur grade dans l’usine: ouvrier ou chef, des postes assignés selon le niveau d’études. Thomas Flahaut, interviewé par Odile Cornuz, explique par ailleurs qu’il s’est en quelque sorte extrait de sa condition de «pauvre» grâce à son parcours universitaire. Il est français, a fait des études à Strasbourg puis en Suisse, à Bienne où il a intégré l’Institut littéraire.

La rencontre commence par une lecture performative de Thomas Flahaut, émouvante, dans laquelle on semble être aspiré. Par la suite, la discussion porte sur le travail de la langue réalisé par l’auteur. La question de la composition semble être importante : comment faire ressentir l’univers de l’usine ? L’écrivain nous informe qu’il a lui-même travaillé dans le milieu ouvrier, avec des machines, et qu’il a tenu pendant cette période une sorte de journal intime, un carnet de l’usine. Il y décrivait sa nuit de travail pour pouvoir «reprendre un peu de pouvoir sur l’aliénation». Le matériau de ce roman est donc autobiographique mais traité dans ce roman sur le mode de la fiction.

Quelle langue faut-il utiliser pour décrire l’univers de l’usine, si répétitif (on pense notamment au travail à la chaîne) ? Thomas Flahaut insiste sur le fait qu’il emploie une langue littéraire, c’est-à-dire celle des livres et celle qu’on apprend à l’école, il ne veut pas que sa langue ait des traits oralisants. Il veut que ses personnages parlent comme lui afin qu’ils ne représentent pas les clichés sociaux des prolétaires qui leur sont peut-être trop souvent attribués. Les dialogues sont minimalistes, à l’image de la méfiance des personnages envers le langage.

Aux yeux de Flahaut, la langue de l’usine est comme une langue étrangère, une langue qui sépare au lieu de rapprocher, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où le support de l’histoire est un objet de langage, un livre. L’accent est mis sur l’importance des actions, «mieux vaut faire l’amour que d’en parler». L’auteur décrit par ailleurs ses personnages comme étant des taiseux, alors que lui-même ne cache pas le plaisir qu’il prend à parler : «Je suis un bavard».

Enfin, le temps manque pour vraiment aborder la question plus politique des frontières physiques, c’est-à-dire les frontières territoriales franco-suisses, puisque la discussion se voulait centrée avant tout sur la langue, à l’image de ces journées littéraires de Soleure.