Nedim Gürsel: un auteur turc à Soleure

Nedim Gürsel est un universitaire chevronné le vendredi et un romancier rêveur le samedi.

Vendredi, Nedim Gürsel entame sa journée avec un entretien pour Le Temps – il me précisera, amusé, qu’une page entière sera dédiée à sa personne et à son œuvre – puis une lecture longue à treize heures, une lecture brève à quinze heures trente : il définit cette première journée de « marathon » organisé et chronométré.

Samedi, quinze heures, l’imposant Nedim Gürsel est attablé sur une terrasse bondée avec quelques amis. Difficile de ne pas remarquer son grand sourire lorsque je m’approche de lui pour le saluer : il s’empresse de me trouver une chaise et m’invite à prendre place avec lui et ses invités. Dès les premiers instants, je suis inclue dans le cercle d’amis d’un auteur de plus de quarante ouvrages – même pas peur! Je pose alors mon portable entre nous deux pour enregistrer l’entretien et nous lance dans une conversation de près d’une heure.

 

  • Dans vos œuvres, vous faites de nombreuses références à la religion musulmane. Quelle est votre position face à cette religion ? Et votre point de vue face à toutes les religions du monde ?

« Dans un siècle comme le nôtre, la religion est incontournable ». En effet, Nedim Gürsel m’explique que la religion fait partie de notre monde, de nos pensées et de notre manière d’agir, c’est pourquoi il est quasiment impossible d’en faire abstraction.

Nedim décrit son rapport à l’Islam comme « conflictuel ». Pendant les jeunes années de sa vie, l’auteur turc est élevé par son grand-père pieux et reçoit donc une éducation religieuse. Plus tard, à l’âge adulte, il se considère comme athée et c’est seulement depuis quelques années qu’il s’intéresse à nouveau à l’Islam : l’âge a fait de lui un homme sceptique. « Je ne m’intéresse pas à la religion sur le plan de la foi, qui est personnelle, mais j’interroge la foi comme un homme curieux de l’histoire des religions ».

 

  • Comment défendez-vous vos œuvres face à la Turquie lorsque le gouvernement juge vos œuvres blasphématoires ?

« La gouvernement turc se réfère à l’Islam, ce qui est une transgression à la Constitution du pays ; le Président lui-même ne respecte pas la Constitution alors qu’il est censé être le garant de celle-ci ». Dans ses écrits souvent très critiques envers le gouvernement turc, Nedim Gürsel dit simplement « ce qu’il pense ». Tous les jours, il se bat contre ce gouvernement qui contrôle tout, ce gouvernement qui refuse de progresser et qui ne permet pas la liberté d’expression car il craint la force de la parole poétique. Dans ce pays, les médias ne parlent qu’à travers une seule voix qui est celle du gouvernement, et plus précisément celle du Président.

 

  • Comment la Turquie peut-elle progresser, d’après vous ?

Nedim Gürsel appelle à une laïcité qui permettrait au gouvernement d’être réellement démocratique et objectif. Un État musulman ne peut être un État démocratique puisqu’il ne respecte pas la diversité et ne revendique pas la laïcité dans sa politique. Il précise qu’il n’est pas critique vis-à-vis de son pays, auquel il reste fidèle, mais il est critique vis-à-vis du gouvernement turc. Je lui demande s’il envisage un retour définitif en Turquie et il me répond par la négative : « C’est en quittant la Turquie que j’ai pu lui porter autant d’intérêt ».

 

Sous un soleil de plomb, je pose de nombreuses questions à Nedim Gürsel, je lui demande des précisions sur son œuvre Le Fils du Capitaine et nous finissons par faire plus ample connaissance. Je lui parle de mes études, il me parle de son amour pour la Suisse, je lui parle de mon intérêt pour la littérature engagée et il me conseille son œuvre L’ange Rouge.

 

Dafina Meha

L’inattendu(e)

Soleure : grand soleil, l’Aar, les montagnes…que demande le peuple ? J’arrive sur les lieux, je me perds, et puis je retrouve mon chemin. On y est, enchaînements de lectures et performances, certaines auxquelles je ne comprends pas grand-chose, d’autres qui me donnent des frissons, d’autres encore qui me transportent d’émotion au point de me tirer des larmes. À ma table, j’ai la chance de rencontrer tout à fait par hasard des autrices et auteurs, dont Rinny Gremaud, Daniel Sangsue, Douna Loup et Meloe Gennai. Sourires et connivences, l’ambiance est bonne, chaleureuse même. Je réalise que ce sont des gens simples, « normaux », loin de la figure mythique du sacro-saint « AUTEUR » là-haut dans le ciel. Et ça me rassure.

 

15h40, je mange une glace au bord de l’eau, quand Douna Loup me rejoint sur un coup du destin. On discute, je suis ravie, j’adore son œuvre, je déblatère. Loin de mon rôle d’étudiante-journaliste, on parle de femme à femme, on se confie avec toute la vulnérabilité qui va avec ce genre d’échanges intimes, où l’on se montre vraie face à une quasi-inconnue, où on ose parler franchement parce qu’après tout, on ne la reverra probablement pas, et que merde, on a envie de parler à Douna et pas à Douna Loup.

 

Tic-tac, 16h00 sonne, c’est l’heure de l’interview, tout le monde rentre dans son carcan préfabriqué. Ready, set, go :

 

Votre livre dénonce-t-il le modèle de couple que notre société nous vend comme le « vrai amour » ? Fidélité, éternité, possession.

 

J’avais envie de raconter autre chose que de la relation amoureuse normée, de parler de ce genre d’amour « hors cadre », qu’il manque parfois à la littérature. Il s’agit de cheminer ensemble par la déconstruction et le déconditionnement. Il faut pouvoir se sentir libre au sein de sa relation, sortir des carcans de l’amour et du couple. Ce n’est pas le propos de mon livre que d’imposer un autre modèle, il ne s’agit pas de promouvoir le couple libre comme un idéal – d’ailleurs les personnages ne finissent pas en relation libre. C’est simplement une invitation à chacun de redéfinir son couple et sa définition de l’amour.

 

Elie et Danis se sont rencontrés avec des idées préconçues de ce que le couple et l’amour devaient être. Il y a un moment de la vie d’Elie où le couple l’enferme, et elle a besoin de faire exploser cette cellule-là pour retrouver sa liberté. Après cette crise, ils cherchent à redéfinir la relation amoureuse qui leur convient à tous les deux, défaits des attentes sociales, quitte à modifier les limites de leur couple en lâchant prise sur la notion de contrôle.

 

Interview over.

 

Le reste des questions et réponses, et surtout les confidences que Douna m’a faites avant l’interview, je les garde pour moi. Cette femme n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais, elle est d’une douceur infinie qui me désarçonne et qui me fait du bien. Et cette différence entre mon imaginaire et la réalité, avec la pointe de frustration qu’elle traîne derrière elle, me fait sincèrement chaud au cœur. Les gens ne sont jamais ce qu’on attend d’eux : ils sont.

 

Kaziwa Raim

Le temps d’un café avec Rinny Gremaud

C’est sous un soleil tant attendu, au bord de l’Aare, qu’humblement, Rinny Gremaud nous a accordé un entretien pour nous parler des conditions qui ont entouré la rédaction de son premier roman, Un monde en toc. De formation journalistique, elle s’expose avec sincérité et nous avoue les difficultés qu’elle a rencontrées pour passer du format de l’article à celui du roman. Elle nous raconte avec humour l’aventure qui se cache derrière les mots de son dernier roman, incisif, ironique et (trop) vrai, paru en mars 2018 aux éditions du Seuil. C’est un charmant moment d’échange et de convivialité que nous vous proposons dans cet article, à lire muni d’un capuccino.

 

Mon dernier livre, Un monde en toc, est un projet qui m’est venu en tête à la suite d’un constat : où qu’on aille, Dubaï, Casablanca, Edmonton, Kuala Lumpur, on retrouve les mêmes enseignes commerciales, les mêmes boutiques, on peut même retrouver à des milliers de kilomètres, exactement le même modèle de jeans qu’on a laissé chez soi. Du coup, je me suis interrogée sur ce qui pousse encore les gens à se déplacer ; on peut faire le tour du monde sans vraiment se sentir dépayser, ni percevoir de véritables changements visuels, ce qui crée une sorte d’absurdité du déplacement.

J’ai entrepris ce voyage avec derrière la tête le projet d’en faire un reportage comme le veut ma formation de journaliste. Évidemment, le choix de mes destinations est arbitraire, il a été régi par des contraintes de temps, d’argent, mais aussi, par la volonté de refléter une diversité climatique, économique et culturelle. L’Amérique du Nord a une culture très proche de la nôtre, tandis que pour la Malaisie, par exemple, on se retrouve plongé dans un univers culturel hétérogène, à la fois très influencé par la Chine, tout en ayant une culture musulmane. Quant à Dubaï, il me semblait essentiel d’y faire escale dans le cadre d’une étude de la « génétique commerciale ». Il y a énormément d’autres villes que j’aurais souhaité visiter, comme Mexico, mais comme je l’ai dit, j’ai dû faire des choix en fonction du temps et des moyens que j’avais à ma disposition. J’avais comme critère obligatoire la présence de méga malls, puisque j’espérais pouvoir y passer plusieurs jours sans trop m’y ennuyer. J’ai bien conscience que mes choix ne sont ni fondés ni exhaustifs, et que mon itinéraire de voyage se justifie difficilement sur le plan de la recherche.

Je suis vraiment partie en excursion avec la volonté d’en faire un reportage. Ce n’était pas prémédité que le résultat de mon expérience prenne la forme d’un roman ; c’est le résultat d’une série de hasards et d’échecs aussi. J’étais arrivée à un moment de ma vie de journaliste où j’avais l’ambition de m’essayer à des formats plus grands. Cependant, mes observations tout au long de mon voyage étaient insuffisantes pour remplir les exigences d’un vrai travail d’enquête, je ne me sentais pas de légitimité journalistique. Je tenais quand même à sauver ce projet, et c’est pour cette raison que j’ai opté pour un format qui m’accordait plus de liberté. Enfin, ça c’est une des raisons que j’invoque lorsqu’on me demande pourquoi un roman. A vrai dire, je ne pense pas que le récit de ce voyage-là, sans regard subjectif pour le cadrer, intéresserait grand monde. Le sujet traité s’accommode bien d’une voix personnelle. C’est un travail sur l’ennui, sur la laideur et sur la monotonie du paysage ; si je me cache derrière un regard distant et objectif, le traitement du sujet en devient désagréable et il est probable que personne ne le lise. J’ai ressenti le besoin de m’investir, et de donner au lecteur ce que je voulais qu’il voie.

Toutes les rencontres que j’ai couchées sur papier m’ont marquée, c’est un grand travail de deuil de faire le tri entre ce qui aura sa place dans le roman et ce qui sera laissé de côté. Je fonctionne un peu comme un chasse-neige, je récolte tout ce que je peux, et je fais le tri par la suite. Je ne prends pas de notes pendant le voyage, seulement des mots-clés, illisibles pour quelqu’un d’autre que moi. J’utilise énormément la photographie, mais ce sont de vilaines photos qui ne sont pas destinées à être montrées, elles servent à me rappeler seulement ce que je voulais montrer, mais aussi l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque j’ai pris le cliché. On ne peut pas prévoir ce sur quoi on va tomber ; il y a des rencontres qui ne m’ont servi à rien, et d’autres qui étaient vraiment inattendues et extraordinaires. Il y a des portraits d’entrepreneurs que je n’ai pas fait, de peur qu’ils ressemblent trop à d’autres portraits, je voulais éviter des redites. Aussi, je crois au pouvoir de fiction du monde réel, j’aime le hasard, ne pas savoir ce qu’on va rencontrer sur sa route, comme cette découverte improbable d’une femme qui passait sa vie entière dans les malls. C’était inespéré, on pourrait écrire un livre uniquement sur le vide intersidéral de sa vie. Il y a des récits potentiels partout.

Avec le choix du titre on pourrait s’attendre à une violente critique du système capitaliste, et il donne d’emblée une couleur au livre, une clé de lecture. Ce n’était pas mon intention, je n’avais qu’un titre de travail lorsque je l’ai envoyé à mon éditeur, c’était « Centres commerciaux ». Sa première suggestion lors des premières phases de relecture a été de le renommer « malls ». Puis, dans un troisième temps, il a extrait le titre final d’un passage du livre, du dialogue que j’entretiens avec un touriste chinois dans l’avion. J’ai fait un gros effort pour ne pas avoir un regard surplombant, je ne voulais pas d’un discours dénonciateur et hautain. Ça ne collerait pas avec ce que je suis au fond ; j’ai de l’empathie pour les gens et non pas du mépris, même pour des personnes qui sont à des années-lumière de mes valeurs, je ne ressens pas l’envie de les juger. J’ai consciemment fait en sorte de respecter ce que je voyais et garder une forme d’objectivité. C’est important pour moi de conserver un regard critique non seulement sur ce que je vois, mais sur moi-même aussi, qui suis-je pour juger ? Ensuite, concernant les touristes, on retrouve dans le roman quelques passages où je les juge, notamment à Bangkok, mais dans ce cas-ci je me permets de les juger car ils viennent du même univers culturel que moi, et partagent les mêmes valeurs. Dans le cas des touristes chinois, il y a une barrière culturelle qui m’empêche de tout saisir de leurs coutumes, je dois appliquer un relativisme culturel. La seule exception était Dubaï, je le dis dans mon livre, je n’ai personnellement aucune empathie pour cette ville ni pour ses touristes.

Les décalages horaires étaient violents, les flottements et moments d’apesanteur décrits dans le roman découlent de cet état de fatigue. Ça m’a rappelé ces longs moments d’attentes dans la nuit pendant mon adolescence, ces états de fatigue qu’on a tous déjà connu. J’ai évolué comme l’œil d’une caméra, sans être investie dans la vie des gens que je rencontrais, j’observais simplement leur quotidien sans m’y ancrer. J’avoue qu’une chose que j’aime particulièrement dans le voyage c’est disparaître, m’évincer de ma vie quotidienne, fuir, ne plus avoir à paraître. La vie quotidienne me pèse, dans le sens où il y a sans cesse une tâche dans laquelle s’investir. L’apparence est très pesante aussi, cette espèce de devoir social de conversation. Même si toutes ces choses sont plutôt agréables, je ressens le besoin de m’en échapper parfois. C’était un voyage produit de la fuite, de la mélancolie, un voyage de tradition romantique, qui consiste à se perdre, à mourir un peu.

Je sais désormais qu’un livre ne s’écrit pas d’une traite, j’ai renoncé au fantasme qu’on pouvait plonger dans un projet et voir les pages défiler avec fluidité. Mon voyage date de 2014 et le roman n’est paru qu’en mars 2018 ; ça représente un processus de 4 ans dans son ensemble. La première version écrite est restée en suspens, puis sont venues ma démission et ma grossesse qui s’est avérée très prenante. Pour finir, je n’en pouvais plus de traîner ce livre derrière moi, je suis parvenue à dégager du temps pour le mener à bien. Puis c’était rapide entre le moment où le livre est arrivé dans les mains de l’éditeur et le moment où il l’a publié. Ecrire un livre a été une aventure pour moi, je me retrouve plongée dans un univers qui détonne complétement du monde journalistique auquel je suis habituée. En plus, j’avais l’impression, avant de tenter l’expérience moi-même, que les personnes qui écrivaient des livres avaient un grand égo, qu’il y avait une quête de prestige derrière toute publication. Je me suis rendu compte que si je l’ai fait, c’est surtout pour tenter quelque chose de nouveau. Grâce à mon roman j’ai fait de très belles rencontres et découvertes, j’ai fait des tournées de lectures en Slovaquie, par exemple, dans des classes de filles qui apprennent le français. Au moment où le livre est lu, il prend de la valeur. Me lancer dans le roman aura vraiment été une expérience formidable. Je suis vraiment surprise en bien des nouveaux horizons que j’ai découverts, mais on appuie ses fictions sur des expériences vécues, et pour avoir de la matière à traiter, il faut d’abord oser se sortir de sa zone de confort.

 

Déborah Badoux

Pause, pose, ose

Une voix, sonnante, une harpe, absente, remplacée par une seconde voix, qui chante.

La première voix lit, rit, vit.

La seconde vibre, tout en échos et en harmoniques.

Parfois mélancolique, parfois comique.

De la musique dans la poésie.

Du récit dans la mélodie.

 

Meloe Gennai et Makeda Monnet,

Une performance qui met la réalité en pause.

 

Une pause sans aucun doute unique dans le sens où

Pause

Dans le sens où

Pause

Qui ne serait pas qu’une pause qui emporte tout sur son passage mais bien plus que ça

 

Une performance qui met la réalité en pose. Une pose de la voix, une voix de la pose.

Une performance qui met la réalité en « ose ». Ose être toi-même, ose partager.

 

Anthony Ramser

Solhora

Soleure. Au Solheure café. Ou sol hora en espagnol, c’est-à-dire l’heure, ou le temps du soleil. Car du soleil, il y en avait à Soleure ! Une atmosphère d’été rouge et bleu planait sur la petite ville alémanique en ce vendredi 31 mai 2019.

Bleu, d’abord, comme la couleur pure de l’Aar, fraîche et désaltérant la vue. Charme, et sans doute fierté de Soleure.

Rouge ensuite, comme le thermomètre ! Celui-ci s’est arraché au-dessus des 25, voire des 30 degrés Celsius, après un printemps très frais. Le premier vrai coup de chaud de la saison, et ça tombe à pic pour l’ouverture de cet heureux Festival des Journées littéraires de Soleure !

Orange aussi. Comme les lunettes d’Odile Cornuz qui, lors d’une brève lecture l’après-midi, en extérieur, nous a fait découvrir sa nouvelle prose poétique, Ma ralentie (2018). Fascinant ! Rythme et courbes de l’œuvre (déjà soulignés dans un autre article publié plus tôt) nous rappellent les méandres, les accélérations et les ralentis de la Sarine, qui nous ramène au fleuve sémantique et à la poésie de l’Aar. « Mais que chaud ! » comme disait ma grand-mère bédjuasse. Je ne pouvais m’empêcher de penser que, derrière leur regard vif et amusé, les yeux de la pauvre Odile devaient souffrir de parcourir des pages ultraviolettes, rendues telles par « la rigueur du soleil » – autre expression d’une arrière-grand-tante bédjuasse. Même les bras de l’une de mes collègues, pourtant habitués aux grandes chaleurs, devenaient comme deux toasts à point qu’elle tentait désespérément de cacher sous sa veste en boule.

Incolore encore – « Trop de transparence tue la transparence », nous confiera le lendemain Daniel Sangsue. Couleur sans couleur des spectres. Les spectres de Sangsue, ses compagnons de voyage, ses amis qu’il traîne partout avec lui, dans ses bagages comme dans ses livres, ces ectoplasmes qui le perturbent parfois, mais qui le suivent sans doute avec amusement. Et nous avons rencontré ce doux chasseur de fantômes à midi déjà, en partageant un repas avec lui, puis lors d’une lecture de son Journal d’un amateur de fantômes (2018) – à l’intérieur cette fois-ci. Mais les esprits n’étaient pas le seul atout que Sangsue avait dans sa manche ; il avait aussi l’esprit, celui de David Collin en l’occurrence, qui, dans un dialogue intelligemment construit, mais non moins improvisé, intervenait toujours au moment juste, à la seconde exacte, respectant les silences les plus éloquents, pour glisser une remarque ou une question pertinente et juteuse à souhait ! Expert de la radio, et ça se voit ; sacré malin, sacré Collin, va ! Aussi, au fil de ce dialogue très chaleureux, très amical, nous avons découvert que les histoires d’outre-tombe allaient bien souvent de pair avec la notion de fantastique, au sens de Todorov. Une histoire de fantômes, c’est avant tout l’histoire d’une hésitation entre une explication rationnelle – mais souvent insatisfaisante, comme l’a souligné David Collin – et une explication irrationnelle. Mais les histoires de revenants, ce sont aussi des histoires de rencontres avec des personnes connues de notre passé, avec Gilbert Sangsue par exemple, le père de Daniel, avec Madame Breton, la femme de l’écrivain célèbre, ou encore avec un ancien camarade chinois en mobilité à Rennes, retrouvé à la Fudan University de Shanghai, trente ans plus tard, et tout à fait par hasard !

Vert, comme le Bonsaï (2018) de Baptiste Gaillard, qui finalement non, n’est pas un livre de jardinage.

Vert jauni, comme l’argent de la surconsommation, qui nous épuise et s’épuise. Rinny Gremaud en connaît un rayon, et même plusieurs ! ayant parcouru de long en large des giant malls, centres commerciaux aux dimensions invraisemblables. L’écrivaine et journaliste suisse, aux origines sud-coréennes, nous en offre un aperçu critique dans Un monde en toc (2018).

Deep purple également. Comme la profonde réflexion qu’a menée Douna Loup. D’abord pour nous proposer son Déployer (2019) dans une forme originale en sept carnets. Ensuite pour nous le faire découvrir au travers de lectures revêtant elles aussi une forme peu commune, dans le monde littéraire. Quelle forme ? Aidée d’un looper – cet instrument électronique si chouchouté dans l’univers de la beatbox –, Douna Loup nous a donné une véritable performance, créant un univers de sons simples, mais si percutants, me rappelant des chants de gorge inuits.

Multicolore. Soleure, ou solhora, c’était tout ça à la fois, en ce vendredi 31 mai. Et les jours qui suivront ne s’annoncent pas des moindres ! En Valais, ce matin de 1er juin, j’ai entendu dire qu’aujourd’hui serait la journée la plus chaude depuis le début de l’année 2019, et on peut légitimement penser que ce sera aussi le cas à Soleure, où la température était déjà si élevée la veille ! Quelques heures plus tard, arrivé dans la cité du livre, j’observe des pigeons ramiers profitant des ombres d’un parc, deux corbeaux se désaltérant dans une fontaine, et un foulque macroule nageant seul dans l’Aar qui reflète les rayons du soleil. Ce sera décidément une chouette journée !

Je vous laisse, je vais écouter ma nouvelle amie Odile Cornuz, qui nous propose aujourd’hui une lecture plus approfondie de sa ralentie, cette fois-ci à l’intérieur, bouffée d’air frais !

 

Éric Bonvin

Et si Soleure était en toc ?

En marchant dans la cité des ambassadeurs, la tête pleine de l’ironie mordillante de Rinny Gremaud, il me vient une expérience de pensée intéressante : et si Soleure était « en toc » ? Modèles réduits de la société consumériste, les malls traversés par Rinny Gremaud dans Un monde en toc (paru en 2018 au Seuil) me semblent être l’exacte antithèse de cette charmante vieille ville baroque que je découvre aujourd’hui.

Mais peut-être y a-t-il plus de points communs que je ne le pense ? Rinny Gremaud trouve bien la ville de Lausanne laide ; par ses enseignes de grandes marques remplaçant la surabondance de ses magasins de chaussures, par le troc de « sa laideur singulière contre une laideur planétaire ». Peut-être est-il possible de métamorphoser Soleure en un de ces monstres énormes par leurs tailles, minuscules par leurs manques de vie.

 

Allez. Essayons. Imaginons une cité « mallifiée ». Conjecturons une Soleure en toc.

 

Les rues se renferment sur elles-mêmes, le soleil disparaît, le plein air aussi. À leurs places, une lumière trop blanche, un air trop frais et, osons-le, parfumé au chocolat. Me voici dans le « Solothurn Mall », plus grand centre commercial de Suisse, 100’000 mètres carrés soit un petit quart du Vatican (soit un tout petit quart du West Edmonton Mall, première étape de Rinny Gremaud). Être nulle part et partout en même temps. C&A, H&M, Esprit, Tally Weijl, … Les mêmes enseignes vestimentaires que dans toutes les villes suisses. La mode est devenue un art d’équilibre et de timing d’achat : pour s’habiller différemment avec les mêmes tissus à marques, il faut acheter peu mais souvent, diversifier les magasins et savoir mélanger savamment les vêtements que tout le monde porte pour paraître unique. Être un support à marques coloré différent des supports à marques colorés qui nous côtoient.

Manor, Migros, Coop, Salt, Sunrise, Swisscom, Ochsner sport, Interdiscount, McDonald… En parlant de restaurants, en plus des fast foods, il n’y a que des mauvaises copies de restaurants traditionnels suisses et des promesses de plats au fromage.

Une chose me fascine autant qu’elle me désole. Le « Solothurn Mall » a fait plus impressionnant encore que le « Mall of Switzerland » et sa vague de surf : en son centre, l’Aar. Un véritable tronçon de rivière traverse ce mall invraisemblable. Les plus téméraires ont la possibilité de traverser le bâtiment dans sa longueur en bouée gonflable, les autres, dans toute leur originalité standardisée, se prennent en selfie.

En plus de cet argument marketing phare, le mall offre les traditionnelles sources de divertissement des malls internationaux, à la sauce suisse : cinémas, musée sur la nature, fontaines illustrant la mythologie helvétique. On y retrouve également des hôtels qui reproduisent tant bien que mal le charme pittoresque de la suisse alémanique. Peut-être dormirai-je dans l’« Hotel an der Aare » ce soir… ?

 

Mais l’illusion est trop difficile à maintenir, les pavés de la vieille ville reviennent malgré moi sous mes pieds, les magasins reprennent un peu d’individualité, les rues se repeuplent. Imaginer Soleure en non-lieu mercantile est trop difficile. Le passé historique est trop important, les enseignes omniprésentes en Suisse sont diluées par le charme des petites échoppes ou restaurants qui sont à l’opposé d’être en toc; tout est rempli de vie.

 

Les malls visités par Rinny Gremaud semblent parfois plus irréels, plus absurdes encore que mon invention du « Solothurn Mall ». Se voulant un état des lieux du monde contemporain, un carottage de concentré marketing, Un monde en toc a pris la forme d’un récit de voyage écrit par une journaliste. Le lecteur y découvre ce monde des malls à travers une écriture maîtrisée, subtilement incisive sans être pamphlétaire, une ironie qui invite à la réflexion et des rencontres qui balancent entre l’absurde et le déprimant, sans jamais être inintéressantes.

 

Monsieur Y. est un homme intègre, joyeusement cynique, vif et entier, déçu d’un monde dont il se cache au fond d’un mall, c’est-à-dire en son cœur, derrière un mur de vieux objets qui parlent pour lui et sont à peine destinés à être vendus.

 

Un monde en toc est avant tout un beau sacrifice. L’auteure lausannoise a parcouru des kilomètres de sols quotidiennement nettoyés par des employés sous-payés, vu des centaines d’enseignes différentes (bien que toujours pareilles), rencontré les mêmes touristes qui participent à cette absurdité commerciale ; elle prête au lecteur ses yeux et son corps, toujours plus fatigué par les heures de décalage horaire qui se superposent, pour lui offrir une vision de ce monde en toc.

Il s’agit d’un voyage que chacun aurait abhorré faire seul, mais qui est grandement susceptible d’intéresser lorsqu’il est fait à travers les mots et la subjectivité de Rinny Gremaud.

 

Anthony Ramser

Les Journées littéraires d’ailleurs

Un salon littéraire : un vaste espace total look blanc avec des stands rigoureusement alignés, un sens de la visite indiqué par un dépliant (attention, toujours respecter les indications du dépliant), des stands impressionnants et visibles pour les « grands » écrivains et moins de visibilité pour les « petits » auteurs. Voici l’image que je me faisais d’un salon littéraire et voici tout ce que les journées littéraires de Soleure ne sont pas.

 

Il suffit de quelques pas sur la rive gauche de l’Aar pour se retrouver dans une ambiance très chaleureuse où les passants vont et viennent sous un soleil éclatant, où les participants des journées littéraires sont reconnaissables grâce à leur pass noir porté fièrement comme une médaille et où les auteurs se mêlent à la foule. L’architecture baroque de la ville, l’imposante cathédrale qui surplombe Soleure et les petits bars extérieurs laissent planer une ambiance d’ailleurs. Les lieux de rencontre avec les auteurs, dispersés tout au long du fleuve, nous permettent de laisser notre imagination divaguer au rythme des lectures faites par les auteurs.

 

Un écart marqué entre le statut d’auteur et le statut de lecteur ? Absolument pas. Meloe Gennai nous a fait l’honneur de venir vers nous, de manière tout à fait naturelle : c’est l’auteur qui s’est spontanément intéressé à son public, à ses lecteurs et à leurs impressions face à son œuvre Temps, intempéries, tempérament. Je n’ai pas simplement rencontré un auteur, mais une personne avenante, abordable qui se lance sans hésitation dans une conversation au ton amical grâce au tutoiement. Quelques heures plus tard, des camarades sirotent une boisson fraîche sur la terrasse d’un bistrot, accompagnés d’Odile Cornuz et de Rinny Gremaud. On oublie, le temps de quelques jours, les obligations académiques pour se laisser emporter par cette chaleureuse ambiance littéraire.

 

Au moment où j’écris, je suis attablée dans le Solheure, bercée par une musique à peine perceptible et captivée par le mouvement, la foule en terrasse et ses conversations qui semblent passionnantes. L’ambiance on est tous là pour partager des journées littéraires de Soleure me pousse non seulement à m’intéresser de plus près aux auteurs et à leurs œuvres, mais m’encourage à me mettre moi aussi à écrire.

 

Dafina Meha

Worte wider die Vergänglichkeit

Im Gespräch mit dem Schweizer Buchjahr erzählt Schriftsteller Rolf Hermann von der produktiven Kraft seiner Todesphobie, dem zwiespältigen Begriff der Heimat und der fragilen Grenze zwischen Realität und Fiktion.

In Deinem Prosadebüt Flüchtiges Zuhause versammelst Du Erzählungen rund um das Aufwachsen im Wallis. Das Wallis erscheint dabei immer wieder als Fixpunkt, als das heimelig Vertraute. Ist Flüchtiges Zuhause etwa ein Heimatroman?

„Heimatroman“ ist ein schwieriger Begriff. Ich würde sagen, es ist ein Herkunftstext, oder vielmehr ein Band, der Erzählungen zu Dingen versammelt, die mir sehr vertraut sind. Das Konzept „Heimat“ ist politisch aufgeladen. Ich hoffe, den Begriff mit meinen Erzählungen aus der unschönen Ecke herausziehen zu können, die Heimat als etwas Ausgrenzendes konzipiert. Ich halte es für absurd, diesen Begriff als Argument für das Ziehen von Grenzen in der politischen Debatte anzuführen. Für mich steht Heimat für etwas Grenzüberschreitendes, Pluralistisches. Vielleicht wäre es ohnehin sinnvoll, den Begriff der „Heimat“ mit dem Plural „Heimaten“ zu ersetzen. Ich selber habe mehrere Heimaten und die sind alle offen und laden Menschen zum Verweilen ein.

Bereits der Titel Deines Erzählbandes verweist auf das Flüchtige, sich Auflösende. Welche Rolle spielt das Motiv der Vergänglichkeit für Dein literarisches Schaffen?

Die Vergänglichkeit ist für mich ein wichtiger Impetus fürs Schreiben. Mit den Worten, mit dem Schreiben versuche ich diesem unaufhaltsamen Prozess etwas entgegenzusetzen. In meinen Texten kommen immer wieder Figuren vor, die von Menschen inspiriert wurden, die mir nahestehen oder nahegestanden sind. Durch meine Texte kann ich diesen Menschen ein längeres Leben verleihen und ihnen in einer unglaublichen Intensität nahekommen – auch wenn sie bereits verschwunden sind.

Wird das Schreiben als Versuch, der Erosion durch die Zeit etwas entgegenzusetzen, in Deinem Erzählband nicht auch demontiert in der Figur der Grossmutter? Grossmutter hängt das Schreiben mit dem Alter schliesslich an den Nagel, weil sie ihre eigene zittrige Schrift nicht mehr lesen kann. Wie endet dieses Kräftemessen zwischen Zeit und Literatur?

Das Schöne ist ja, dass die bereits geschriebenen Gedichte der Grossmutter bleiben und dass so in ihnen auch die Stimme der Grossmutter weiterlebt. Der Schreibprozess kommt unweigerlich irgendwann zu einem Ende, das Geschriebene aber überdauert – so ist zumindest meine Hoffnung.

Zurück zur Flüchtigkeit: Wie kann Flüchtigkeit literarisch eingefangen werden?

Ich versuche die Flüchtigkeit in meiner Literatur nicht zu benenne, sondern heraufzubeschwören. Zum Beispiel, indem ich eine Autofahrt beschreibe, in der man Dinge vorbeiflackern sieht. Sie leuchten auf und verschwinden sogleich wieder. Ein anderes Instrument, das ich einsetze, sind Zeitsprünge, welche den Alterungsprozess der Figuren sichtbar machen. Du hast das Gefühl, gestern noch hättest du im Juniorenteam Fussball gespielt – dabei liegt das schon dreissig Jahre zurück. Seitdem ich Vater bin, ist auch die eigene Kindheit wieder präsenter geworden – manchmal sogar beinahe physisch fassbar. Diese Momente wollte ich festhalten und schauen, was das mit mir macht.

Also schreibst Du auch in erster Linie für Dich selbst und gar nicht unbedingt für ein Publikum?

Nein, ich schreibe immer mit dem Gedanken an ein Publikum. Ich will, dass die Leute meine Texte lesen und sich darin zum Teil wiedererkennen können. Literatur soll einen Moment des Berührtseins herstellen. Schreiben nur für mich, das scheint mir undenkbar. Dass ich aber Sätze bewusst umformuliere, um den Erwartungen des Publikums gerecht zu werden, kommt nicht vor. Vielmehr versuche ich der Geschichte, die erzählt werden will, gerecht zu werden.

Um noch einmal auf das zentrale Motiv der Vergänglichkeit zu sprechen zu kommen: Woher rührt Deine intensive Beschäftigung mit dem sich Verflüchtigenden?

Aufgrund eines Schreibstipendiums wohnte ich während drei Monaten auf dem Tübinger Stadtfriedhof, im ehemaligen Friedhofswärterhäuschen. Dort war ich quasi permanent von Toten umzingelt, was prägend war. Die Thematik der Vergänglichkeit beschäftigt mich aber bereits viel länger: Seit ich fünf oder sechs Jahre alt bin, habe ich eine Art Todesphobie. Die Einsicht, dass alle Dinge endlich sind, ist für mich manchmal kaum auszuhalten.

Trotz diesem düsteren Aspekt der Vergänglichkeit, wird in Flüchtiges Zuhause aber auch ein unglaublich idyllisches Familienleben geschildert. Soll das die Leser*innen gar etwas neidisch machen?

Nein, überhaupt nicht. Ich hatte einfach das Glück, inmitten einer lieben Familie aufzuwachsen. Trotzdem gibt es in den vorliegenden Erzählungen Stellen, die schwierige, ungerechte Dinge leise problematisieren – etwa die Rolle der Frau in der Gesellschaft. Meine Grossmutter hat feministische Manifeste gelesen und über Jahre hinweg das Fehlen des Frauenstimmrechts angeprangert. Nicht plakativ, aber immer wieder möchte ich solche Momente in meinen Erzählungen spürbar machen.

Die Grossmutter hat ja auch immer eine Sehnsucht nach der weiten Welt ausserhalb des Dorfes. Hat die Beschaulichkeit eines Bergdorfes bisweilen etwas Beengendes?

Für mich hatte sie das nicht, obwohl man im Wallis der 70er Jahre relativ abgeschlossen von der Aussenwelt war. Aber in diesem kleinen, von Bergen umschlossenen Raum war immer auch die Möglichkeit einer anderen Welt präsent: Ich bin direkt an der Sprachgrenze aufgewachsen. Nach einer Autofahrt von zehn Minuten haben die Leute französisch gesprochen und in diesen Stimmen rückte plötzlich sogar Paris ganz nahe.

Du selbst bist zum Studium nach Iowa gegangen, aber dann auch wieder zurückgekehrt – unter anderem sogar auf die Alm, um Schafe zu hüten.

Ja, das war ein völlig verrücktes Unterfangen damals, dieses Pendeln zwischen den Welten. Die Schafe waren wieder bei ihren Besitzern im Tal und zwei Tage später flog ich nach Iowa. Und dort wurde mir bewusst, dass einem eine Landschaft tatsächlich auch physisch fehlen kann. Iowa ist völlig flach. Diese Bewegung des steilen Hinauf- und Hinuntergehens, das ich als Schafhirt täglich stundenlang getan hatte, hat mir in Iowa gefehlt. Ich war glücklich, als ich dann etwas ausserhalb der Ortschaft, wo ich damals wohnte, einen kleinen Staudamm entdeckte, den ich von Zeit zu Zeit erklimmen konnte.

Der Erzählband macht ja auch das sinnlich Erfahrbare sehr stark: Als Leser*in sieht man etwa das Bergpanorama ganz plastisch vor sich.

Ja, diese visuelle Komponente ist mir wichtig. Ich versuche mit Worten einen Raum erfahrbar zu machen. Wenn meine Hörer*innen mich nach einer Lesung ansprechen und erzählen, dass sie das Gefühl hatten, direkt mit mir durch die Berge zu gehen, freut mich das enorm. Beim Schreiben versuche ich mich so genau zu erinnern, dass ich das Gefühl habe, ich könnte mich mit geschlossenen Augen durch die beschriebene Landschaft bewegen.

Du schreibst ja unter anderem auch Spoken Word Texte. Wie unterscheiden sich diese von Deinen Texten im vorliegenden Erzählband?

Der Unterschied liegt primär in der Länge. Ausserdem erscheinen meine Spoken Word Texte immer in einer zweisprachigen Fassung. Einerseits auf Walliserdeutsch, andererseits auf Hochdeutsch. Auch Leute, die das Walliserdeutsch nicht sprechen, sollen so einen Zugang dazu erhalten. Die Herausforderung ist aber unabhängig vom Genre immer dieselbe: Wie kann ich einen emotionalen Kurzschluss zwischen Text und Leser*innen herstellen?

Flüchtiges Zuhause enthält ja durchaus sehr autobiographische Einflüsse. Während der Lesung hier in Solothurn, im Landhaussaal, wurde das ja bereits angesprochen. Du hast aber auch betont, dass es immer ein fiktionales Element gebe. Wie spielt das ineinander hinein?

Man kann bei meinen Erzählungen nie genau sagen, was erfunden ist und was sich wirklich zugetragen hat. Ich habe beim Schreiben auch plötzlich gemerkt, dass das eigentlich gar keine Rolle spielt. Hin und wieder bin ich geliebten Menschen in der Fiktion näher gekommen, als es mir in der Realität möglich war. Das Schreiben bot mir auch die Möglichkeit, mich von Menschen, die ich geliebt habe und die bereits verschwunden sind, noch einmal zu verabschieden. So lande ich automatisch in der Fiktion. Und in dieser Fiktion entsteht für mich auch jene Nähe, die vielleicht unter die Haut geht.

Douna Loup, Douna Loup, Douna Loup, Douna Loup.

Une note. Une voix. Répétées. Répétées en boucle alors que Douna Loup commence sa lecture.

Le looper qu’elle utilise pour maintenir ce cycle sonore rappelle la forme du texte avec ses sept cahiers sans ordre prédéfini, forme reposant sur un morcellement : morceler le texte pour morceler les voix, laisser une place au lecteur et lui offrir de construire sa propre histoire. Cette exploration du fragment initie la rencontre à l’autre, aux autres.

Car Déployer réfléchit à la foule intérieure, à notre boule-facette intrinsèque et nous invite à ne pas être figés dans une personnalité établie mais à demeurer en perpétuel mouvement. Mouvement sur le regard que l’on se porte : Je m’invente des autres qui font partie de moi et ça me met en vacances des autres moi qui font partie de moi. Mais aussi sur celui que l’on porte à l’autre du dehors :

Désaccord. Des accords. Des à corps. Des sac or. Désaccord.

Un et Une face à face qui ne sont pas d’accord. Une et Un face à face qui ne sont pas d’accord mais qui se tiennent la main et qui avancent. Et le défi va être de se tenir la main et de garder en soi chacun son accord avec soi.

Douna Loup appelle à une relativité du regard et explique que l’on ne pourra jamais connaître l’autre, notamment parce que celui-ci est oscillant : Je ne connais pas l’intérieur de ton monde, ta perception unique fragmentaire et diffuse de la vie.

De là on découvre deux sortes d’autres : les autres en soi qui émergent de nous, et cet autre extérieur, qui ne sera jamais connu que par bribes. Ce dernier se vit parfois à deux, s’augmente dans l’amour : « oser au point d’être en intimité, au point de faire l’amour et qui mène à quelque chose de plus grand que soi » développe Douna Loup dans l’après-midi.

Mais cette rencontre avec l’autre se fait aussi plus politique lorsqu’Elly visite un camp de réfugiés et qu’elle explore l’altérité dans une dimension plus globale. Il s’agit alors de s’interroger sur la différence, sur « comment respecter la liberté », sur « comment accueillir cet autre avec toutes les questions que cela soulève ».

Et Douna Loup insiste sur l’amour, qu’elle décrit comme un arbre qui pousse, une énergie de vie, un lien avec la nature. C’est, nous dit-elle, « être émerveillé et laisser l’autre dans sa liberté et dans sa beauté ». C’est pourquoi Déployer est une ode au féminin comme au masculin, formes pourtant floues qui ne devraient pas être fixées dans des cases. Une ode qui exhorte à s’aimer, à regarder les différentes parties de notre être et à les accepter. Déployer est un cri murmuré de tolérance et de liberté.

Nous sommes tous un. Nous sommes tous faits de la même matière.

 

Velia Ferracini

(H)ar(t)monie

Soleure, quatorze heures, une voix, répétée par un looper, la lecture de Douna Loup commence.

Soleure, quinze heures, rencontre avec Baptiste Gaillard, en réflexion sur la matière.

Soleure, dix-sept heures, Meloe Gennai et la soprano Makeda Monnet s’unissent, exploration.

Zurich, dix-neuf heures, récital de musique classique : « D’après Victor Hugo … des brumes diffuses des souvenirs d’enfance ».

Des villes différentes, des lumières différentes, des arts différents. Et pourtant, une forme de communion semble unir musique et lettres dans un même chemin indétectable. Éphémère.

Baptiste Gaillard m’a aujourd’hui convaincu que le poète ne manipule pas que les mots : il se fait à la fois architecte, plasticien, peintre et « compositeur » me dira-t-il dans l’après-midi en référence à Pierre Guyotat. Une connivence se crée alors entre les lettres qui rejoignent aussi bien les taches de peinture que les notes de musique. Connivence pourtant temporaire : Le mot structuré vient qualifier ce qui peut mieux perdurer. Pourtant, son pouvoir de recouvrement n’est que partiel. Tout comme l’est notre capacité à se maintenir dans la sphère nébuleuse où nous mènent les arts.

Baptiste Gaillard explore dans son laboratoire littéraire une brique infime de l’immensité des potentialités, et l’homme paraît soudainement minuscule face à cette infinité des possibles. Les arts planent alors sur nos têtes, immenses albatros que l’on ne peut rattraper dans les airs, malgré nos faibles tentatives pour battre de nos petits bras empêtrés.

Et l’on souhaiterait que le temps ralentisse, ralentisse, et s’arrête un instant : La frontière du solide et des eaux s’évanouit. La vase où d’un éclairage pauvre scintillent des chatoiements remugle entre les pierres. Tout ralentit, s’enlise ou fonte ou flotte, comme des feuilles recouvrant le bain. En grande confusion de reflets. Les sons mêmes sont à l’étouffée, sinon les piaillements aux branches, des grenouilles et des grillons dans les tiges, extraits des êtres à leur mesure.

En contemplant ce travail de la matière chez Baptise Gaillard, on désire alors que la poésie se fige en mouvement dans ce moment impalpable entre les états de fusion, dans ce degré précis où l’eau devient cristal de glace ; tout comme nous souhaitons avidement parvenir à nous maintenir en contact avec les mots ou les notes. Comme si notre corps pouvait cesser d’être et disparaître pour nous permettre de rester accrocher hors de nous. « On ne sait plus si on écoute, ou si on ne fait qu’entendre, mais c’est quelque chose qui nous touche ».

Mais que nous soyons minuscules ou non face à cette immensité des possibles, les œuvres demeurent humaines et le génie se construit dans la collectivité. Aujourd’hui, Soleure et Zurich se donnent inconsciemment la main dans cette création artistique : Des mailles sont lâches et des filaments disjoints flottent en arabesques. De légères oscillations valent ici pour un vibratoire plus général.

Finalement, le texte est une musique qui vit, qui veut s’élever à voix haute pour sortir de sa prison d’encre et de papier. Il veut chanter, flotter, vivre. Alors la musique devient une poésie et la poésie se fait musique.

Les gouttes résonnent les unes après les autres, puis toutes ensemble avant de se perdre à nouveau. Des rythmes différents se récupèrent.

 

Velia Ferracini