Solhora

Soleure. Au Solheure café. Ou sol hora en espagnol, c’est-à-dire l’heure, ou le temps du soleil. Car du soleil, il y en avait à Soleure ! Une atmosphère d’été rouge et bleu planait sur la petite ville alémanique en ce vendredi 31 mai 2019.

Bleu, d’abord, comme la couleur pure de l’Aar, fraîche et désaltérant la vue. Charme, et sans doute fierté de Soleure.

Rouge ensuite, comme le thermomètre ! Celui-ci s’est arraché au-dessus des 25, voire des 30 degrés Celsius, après un printemps très frais. Le premier vrai coup de chaud de la saison, et ça tombe à pic pour l’ouverture de cet heureux Festival des Journées littéraires de Soleure !

Orange aussi. Comme les lunettes d’Odile Cornuz qui, lors d’une brève lecture l’après-midi, en extérieur, nous a fait découvrir sa nouvelle prose poétique, Ma ralentie (2018). Fascinant ! Rythme et courbes de l’œuvre (déjà soulignés dans un autre article publié plus tôt) nous rappellent les méandres, les accélérations et les ralentis de la Sarine, qui nous ramène au fleuve sémantique et à la poésie de l’Aar. « Mais que chaud ! » comme disait ma grand-mère bédjuasse. Je ne pouvais m’empêcher de penser que, derrière leur regard vif et amusé, les yeux de la pauvre Odile devaient souffrir de parcourir des pages ultraviolettes, rendues telles par « la rigueur du soleil » – autre expression d’une arrière-grand-tante bédjuasse. Même les bras de l’une de mes collègues, pourtant habitués aux grandes chaleurs, devenaient comme deux toasts à point qu’elle tentait désespérément de cacher sous sa veste en boule.

Incolore encore – « Trop de transparence tue la transparence », nous confiera le lendemain Daniel Sangsue. Couleur sans couleur des spectres. Les spectres de Sangsue, ses compagnons de voyage, ses amis qu’il traîne partout avec lui, dans ses bagages comme dans ses livres, ces ectoplasmes qui le perturbent parfois, mais qui le suivent sans doute avec amusement. Et nous avons rencontré ce doux chasseur de fantômes à midi déjà, en partageant un repas avec lui, puis lors d’une lecture de son Journal d’un amateur de fantômes (2018) – à l’intérieur cette fois-ci. Mais les esprits n’étaient pas le seul atout que Sangsue avait dans sa manche ; il avait aussi l’esprit, celui de David Collin en l’occurrence, qui, dans un dialogue intelligemment construit, mais non moins improvisé, intervenait toujours au moment juste, à la seconde exacte, respectant les silences les plus éloquents, pour glisser une remarque ou une question pertinente et juteuse à souhait ! Expert de la radio, et ça se voit ; sacré malin, sacré Collin, va ! Aussi, au fil de ce dialogue très chaleureux, très amical, nous avons découvert que les histoires d’outre-tombe allaient bien souvent de pair avec la notion de fantastique, au sens de Todorov. Une histoire de fantômes, c’est avant tout l’histoire d’une hésitation entre une explication rationnelle – mais souvent insatisfaisante, comme l’a souligné David Collin – et une explication irrationnelle. Mais les histoires de revenants, ce sont aussi des histoires de rencontres avec des personnes connues de notre passé, avec Gilbert Sangsue par exemple, le père de Daniel, avec Madame Breton, la femme de l’écrivain célèbre, ou encore avec un ancien camarade chinois en mobilité à Rennes, retrouvé à la Fudan University de Shanghai, trente ans plus tard, et tout à fait par hasard !

Vert, comme le Bonsaï (2018) de Baptiste Gaillard, qui finalement non, n’est pas un livre de jardinage.

Vert jauni, comme l’argent de la surconsommation, qui nous épuise et s’épuise. Rinny Gremaud en connaît un rayon, et même plusieurs ! ayant parcouru de long en large des giant malls, centres commerciaux aux dimensions invraisemblables. L’écrivaine et journaliste suisse, aux origines sud-coréennes, nous en offre un aperçu critique dans Un monde en toc (2018).

Deep purple également. Comme la profonde réflexion qu’a menée Douna Loup. D’abord pour nous proposer son Déployer (2019) dans une forme originale en sept carnets. Ensuite pour nous le faire découvrir au travers de lectures revêtant elles aussi une forme peu commune, dans le monde littéraire. Quelle forme ? Aidée d’un looper – cet instrument électronique si chouchouté dans l’univers de la beatbox –, Douna Loup nous a donné une véritable performance, créant un univers de sons simples, mais si percutants, me rappelant des chants de gorge inuits.

Multicolore. Soleure, ou solhora, c’était tout ça à la fois, en ce vendredi 31 mai. Et les jours qui suivront ne s’annoncent pas des moindres ! En Valais, ce matin de 1er juin, j’ai entendu dire qu’aujourd’hui serait la journée la plus chaude depuis le début de l’année 2019, et on peut légitimement penser que ce sera aussi le cas à Soleure, où la température était déjà si élevée la veille ! Quelques heures plus tard, arrivé dans la cité du livre, j’observe des pigeons ramiers profitant des ombres d’un parc, deux corbeaux se désaltérant dans une fontaine, et un foulque macroule nageant seul dans l’Aar qui reflète les rayons du soleil. Ce sera décidément une chouette journée !

Je vous laisse, je vais écouter ma nouvelle amie Odile Cornuz, qui nous propose aujourd’hui une lecture plus approfondie de sa ralentie, cette fois-ci à l’intérieur, bouffée d’air frais !

 

Éric Bonvin

Les Journées littéraires d’ailleurs

Un salon littéraire : un vaste espace total look blanc avec des stands rigoureusement alignés, un sens de la visite indiqué par un dépliant (attention, toujours respecter les indications du dépliant), des stands impressionnants et visibles pour les « grands » écrivains et moins de visibilité pour les « petits » auteurs. Voici l’image que je me faisais d’un salon littéraire et voici tout ce que les journées littéraires de Soleure ne sont pas.

 

Il suffit de quelques pas sur la rive gauche de l’Aar pour se retrouver dans une ambiance très chaleureuse où les passants vont et viennent sous un soleil éclatant, où les participants des journées littéraires sont reconnaissables grâce à leur pass noir porté fièrement comme une médaille et où les auteurs se mêlent à la foule. L’architecture baroque de la ville, l’imposante cathédrale qui surplombe Soleure et les petits bars extérieurs laissent planer une ambiance d’ailleurs. Les lieux de rencontre avec les auteurs, dispersés tout au long du fleuve, nous permettent de laisser notre imagination divaguer au rythme des lectures faites par les auteurs.

 

Un écart marqué entre le statut d’auteur et le statut de lecteur ? Absolument pas. Meloe Gennai nous a fait l’honneur de venir vers nous, de manière tout à fait naturelle : c’est l’auteur qui s’est spontanément intéressé à son public, à ses lecteurs et à leurs impressions face à son œuvre Temps, intempéries, tempérament. Je n’ai pas simplement rencontré un auteur, mais une personne avenante, abordable qui se lance sans hésitation dans une conversation au ton amical grâce au tutoiement. Quelques heures plus tard, des camarades sirotent une boisson fraîche sur la terrasse d’un bistrot, accompagnés d’Odile Cornuz et de Rinny Gremaud. On oublie, le temps de quelques jours, les obligations académiques pour se laisser emporter par cette chaleureuse ambiance littéraire.

 

Au moment où j’écris, je suis attablée dans le Solheure, bercée par une musique à peine perceptible et captivée par le mouvement, la foule en terrasse et ses conversations qui semblent passionnantes. L’ambiance on est tous là pour partager des journées littéraires de Soleure me pousse non seulement à m’intéresser de plus près aux auteurs et à leurs œuvres, mais m’encourage à me mettre moi aussi à écrire.

 

Dafina Meha

La Croc’Odile Cornuz de l’Aar (dialogue platonéric)

– Ô, dis-le, Éric, dis-le ! Odile Cornuz est une écrivaine hors pair ! Et c’est sur un flanc follement ensoleillé de l’Aar que tu as rencontré cette Neuchâteloise joviale, aux lunettes colorées et aux textes pétillants !

– Oui, je le dis, mon gros Platon ! Et c’était même le vendredi 31 mai 2019, aux Journées littéraires de Soleure.

– Mais qui est Odile ? Est-elle Conuz ? (sans vouloir écoRner son nom)

– Oui, la Grande Odadile est sans doute Cornuz dans tout le monde littéraire suisse romand. C’est un nom qui revient, encore et encore, avec des sourires heureux sur toutes les lèvres, un nom qui mériterait cependant d’être davantage Conuz encore ! Ayant fait ses débuts à la radio, puis dans le monde du théâtre, elle est notamment l’autrice de plusieurs pièces, romans, proses poétiques, œuvres collectives. Elle se prête aussi volontiers aux lectures publiques, aux jukebox littéraires faisant intervenir les lecteur-trice-s, ou encore aux bals littéraires, mêlant textes et chansons dansantes. En solo, elle a entre autres écrit Biseaux (2009), qui est selon ses mots « un patchwork de discours qui nous constituent et nous parasitent », comme le font notamment les « utopies ».

– Oh oui, ces jolis textes qu’elle a également mis en paroles et en musique avec l’artiste Maurizio Peretti, à la demande de celui-ci ?

– Exactement, sous le nom Biseaux reloaded, dont des extraits sont disponibles sur la toile. Et l’effet est en effet surprenant ! Mélange de répliques quotidiennes, monotones ou empressées, ralenties ou apaisantes, toujours prononcées avec sublime par la voix mélodieuse d’Odile Cornuz, dansant avec les sons décalés, électroniques ou naturels, d’un Maurizio Peretti étrangement hypnotisant. Un artiste qui occupera toujours une place particulière dans le cœur enchanté d’Odile.

– Mais ce n’est pas tout ?

– Non, point guère ! Odile Cornuz est également l’autrice de Pourquoi veux-tu que ça rime ? (2014) et surtout de Ma ralentie (2018), le livre que nous avons croqué d’une croque !

– Sacrée croquette, va ! On l’a bien Croc’Odilé ce bouquin ! Cette « prose poétique », même, selon ses mots !

– Et selon les nôtres ! Eh alors, si j’ai parlé de Biseaux reloaded, c’est bien parce que, dans Ma ralentie, j’ai à nouveau ressenti cette charmante incompréhension. Odile Cornuz prend la structure traditionnelle, la déconstruit puis, quand nous croyons que nous allons nous y perdre, la reconstruit autrement et nous permet de nous y retrouver facilement. Elle prend l’ordre, en fait du chaos et restructure le tout dans un ordre nouveau, très accessible, très plaisant pour les papilles visuelles, qui pépitent et crépitent de plaisir ! Elle travaille la langue au corps, la modèle comme de l’argile.

– Oui, enfin, ça c’était avant ?

– Ne casse pas toute la magie, mon Platounet. C’est vrai, c’est vrai. C’était avant de la rencontrer. C’était comme ça que nous l’avions lue. Mais en la rencontrant, elle nous a apporté un éclairage nouveau !

– Lequel ?

Tu ne l’as donc pas écoutée ?! Comme elle l’explique à la fin de Ma ralentie, celle-ci s’inspire, transgresse, développe, réadapte un poème d’Henri Michaux au nom proche, « La ralentie », poème qui « nourrit » l’écrivaine « depuis longtemps ». Et voilà toute la subtilité, que le bouquin tient secrète : ce long poème de Michaux, elle l’avait découpé, faisant de chaque vers un « intertitre ». Et en dessous de chacun de ces « intertitres », elle avait développé sa propre perception de la chose, son univers de pensées ramifié à partir d’un seul vers ; et ce, sur un paragraphe entier, parfois court, parfois plus long. Aussi Ma ralentie répond-il, paragraphe après paragraphe, à chacun des vers de Michaux, dans un écho joliment déformé par la plume d’Odile Cornuz. Seulement, pour des raisons de droits d’auteur, voilà qu’Odile a dû retirer de sa prose poétique les vers de son âme amie Henri. Et le chaos que nous avions perçu initialement n’était pas réellement un chaos : Odile ne faisait que répondre à Henri, les répliques de celui-ci ayant par la suite été supprimées, formant un chaos aussi involontaire qu’imprévu ! Ou, pour la citer : cette suppression des vers « intertitres introduit une sorte d’énigme qui n’était pas censée être là ! »

– Mais chaos tout de même ? Si je me souviens bien, Odile nous avait dit se retrouver dans notre lecture de la structure rendue chaotique, puis réordonnée, n’est-ce pas ?

– Oui, tout à fait ! Pour elle, il s’agit d’un rythme, s’accélérant, plantant les freins, ralentissant, puis s’emballant à nouveau comme un fringant poulain ! Un rythme auquel nous nous étions attachés dans Biseaux et sa version reloaded, et que nous avons retrouvé avec ô, dis-le ! combien de joie ! dans Ma ralentie.

– C’est marrant, Éric, mais depuis tout à l’heure tu me tutoies, n’est-ce pas ?

– Oui, mais toi aussi.

– Eh bien, n’est-ce pas là le petit bonbon orange et rose qui explose en bouche, la saveur toute particulière de Ma ralentie ?

– J’en ai l’impression. La deuxième personne du singulier qui se répète inlassablement, anaphores de château fort, « Tu », « Tu », « Tu », « toi » et « Tu » éclate en une multitude absolument déconcertante, rassurante, englobante, n’excluant personne. « Tu », c’est l’autrice. « Tu », c’est la narratrice. « Tu », c’est le lecteur, et puis la lectrice. « Tu », c’est le céréalier du coin. « Tu », surtout, c’est le « double fantasmé » par le « Je », la béquille rassurante qui s’occupe du « Je » lorsque celui-ci a besoin de souffler un peu. Le « Tu » est orange, le « Tu » est rose ; il est coloré et ça nous plaît ! Et puis le « Tu », pour Odile Cornuz, c’est une manière d’inclure constamment son lectorat actif – auquel elle croit –, une manière de l’impliquer et de le faire réfléchir avant tout, une façon de « n’écrire un livre qu’avec des questions ». Finalement un peu comme toi, avec ta maïeutique, n’est-ce pas Platon ?

– Puis-je répondre autrement que par une question ?

– Tu es minimaliste, Platon. Et justement, si Odile aime écrire abondamment, selon l’une de ses confidences, elle réduit ensuite systématiquement. Elle élague tout ce qui est de trop. Elle élague beaucoup. Pour elle, « écrire, c’est rendre réel ce qu’on a ressenti » ; puis « retravailler l’écriture vers le moins », vers « l’acéré, le pointu » ; faire du « sombre ou non, mais tranchant ». L’écriture a pour elle quelque chose de « très artisanal », peut-être à l’instar d’un Edgar Allan Poe. Et elle insiste : « le travail le plus laborieux est sans doute la écriture ; il faut du temps ».

– La rythmicité, le temps. Radio et théâtre ?

– Tu pourrais tout de même faire l’effort de formuler tes phrases en entier ! Soigne ton plat ton, Platon ! C’est évident ; Odile Cornuz fait le grand écart en posant un pied dans le monde du théâtre, l’autre dans celui de la radio. Et ce, tout en plaçant ses mains de façon stable dans le monde littéraire ! Pour elle, le rythme se construit donc également en disant le texte, en le faisant vivre par l’oralité ou en le jouant. En le répétant à voix haute, c’est ainsi qu’on l’écrit mieux. Et le « Tu », c’est aussi « une forme d’adresse, une voix, une prise de parole » héritée de la radio et du théâtre, Odile ondulant entre les genres, à travers les arts et les sens.

– Ne finirions-nous pas ce bref exposé par un retour sur l’helvétisme présent dans Ma ralentie, ce qui nous permettrait du même coup de revenir au cadre général de Soleure ?

– Très bonne idée, mon cher Platon. Sous sa plume pleine de poésie, de bruit de flux et de reflux de coquillage, de renard et de trèfles à quatre feuilles, Odile nous raconte des choses peu plaisantes et nous ferait manger à peu près n’importe quoi avec plaisir ! Car elle parle aussi, avant tout, de la fatigue du quotidien, de la peur d’ignorer des choses supposées connues, de la honte qui en découle, du temps qui manque, et j’en passe ! Elle cristallise toutes ces notions négatives et leur donne la forme d’insectes, d’arachnides, de myriapodes. Et ces petites bêtes, c’est pour elle « l’empêchement de la méditation ». Car Odile nous a avoué être « plus félin que martinet », c’est-à-dire, plutôt que d’être en permanence active et surexcitée, vouloir au contraire « vivre des moments posés, avec l’esprit libre, pour avoir de la détente ». Et la « détente », a-t-elle ajouté, est autant à prendre dans le sens de « détente » du félin, impulsion la permettant d’être prête à rebondir, que dans le sens de moment de quiétude, de « calme ». C’est sa « métaphysique », son « côté animal ». Rectifions donc notre titre : Odile ne nous croque pas tel un crocodile ; elle nous détend et nous offre à rebondir, à l’instar d’un félin. Féline Odile.

– Mais le lien avec la Suisse et Soleure ?

– J’y viens ! La ralentie d’Odile Cornuz, c’est une certaine forme de passivité contenant de l’action, un peu comme un joli yin noir contenant une pointe de yang blanc. Laisser faire le monde et les choses comme elles doivent advenir. Mais « choisir l’inaction… ou l’action ». Pour elle, nous sommes toujours « en état de choisir », d’où une certaine action tout de même. En fin de compte, une pensée très proche de celle d’Épictète, qu’Odile ne lit pourtant pas. Et là peut-être réside une caractéristique un tant soit peu helvétique, s’il en est : une forme d’inaction, de passivité face aux choses – là où nos voisins français, tant aimés, s’embraseraient peut-être parfois, tels des martinets. Passivité, mais avec une pointe d’action tout de même, une liberté démocratique si propre à la Suisse. Et l’autrice neuchâteloise ne s’en cache pas : se détacher totalement d’un contexte lui semble impossible. Dans un monde littéraire francophone centré sur Paris, et un contexte romand minoritaire, dur de ne pas être marquée par son cadre helvétique ! Aussi essaie-t-elle de ne jamais gommer ses helvétismes, et notamment son ouverture aux autres langues. Mischungsalat typiquement suisse, avec ses quatre langues nationales version quatre saisons, que nous avons dégustées en pourléchant nos félines babines, dans une ville de Soleure aussi ensoleillée qu’ouverte au multiculturalisme, si propre à la Suisse !

 

Éric Bonvin

 

À croquer sans plus tarder : Odile Cornuz, ma ralentie, Genève, éditions d’autre part, 2018, 154 pages, 25 CHF.

Forces centrifuge et centripète

Un festival de littérature n’est-il pas toujours un achoppement du souffle ? Ballotés au fil d’un programme chargé, victimes consentantes d’une force centrifuge qui constamment nous jette hors de nous-mêmes dans une succession folle de rencontres et de découvertes, on est en même temps conduits à reconsidérer notre intimité et notre rapport au monde dans un mouvement centripète : car le festival est littéraire, et ménage donc des lectures, des partages.

Arrivé ce matin à Soleure, et découvrant avec plaisir que les distances, à taille humaine, vont nous aider à nous mouvoir dans ce rythme étrange auquel il va falloir nous habituer rapidement, j’assiste à mes deux premiers évènements : Baptiste Gaillard d’abord qui nous lit avec une grande précaution quelques pages de son Bonsaï, puis Odile Cornuz, avec laquelle je passerai une heure à discuter de sa dernière publication : Ma ralentie.

S’arracher de soi et se porter vers l’extérieur, exercer minutieusement son regard sur le dehorsen tentant de ne jamais perdre les surfaces, les matières : Baptiste Gaillard semble se situer du côté du mouvement centrifuge. Voulant faire proliférer l’« impermanence des fixations », il redéploye constamment son regard, jusqu’à ce que cette effusion descriptive s’essouffle et qu’il lui faille couper court : alors il rompt le texte, le coupe, laisse des blancs. Ces blancs qui devraient marquer une « réticence », un retour vers soi ?

Odile Cornuz, quant à elle, par son travail sur la langue s’efforce activement à combattre l’hyperactivité à laquelle le Monde semble nous contraindre, Monde qui nous entraînerait paradoxalement à une certaine passivité, à un certain aveuglement. Elle se concentre alors sur les affects qui la pénètrent et remettent en question la frontière entre le dedans et le dehors, sur les traces de Michaux.

Forces centrifuge et centripète : trouver la juste intensité entre ces deux forces, entre la description objective de Gaillard et les résonances intérieures de Cornuz, voici à quoi m’invitent ces journées littéraires. Rien, au fond, de bien extraordinaire, que cette constante négociation.