Le temps d’un café avec Rinny Gremaud

C’est sous un soleil tant attendu, au bord de l’Aare, qu’humblement, Rinny Gremaud nous a accordé un entretien pour nous parler des conditions qui ont entouré la rédaction de son premier roman, Un monde en toc. De formation journalistique, elle s’expose avec sincérité et nous avoue les difficultés qu’elle a rencontrées pour passer du format de l’article à celui du roman. Elle nous raconte avec humour l’aventure qui se cache derrière les mots de son dernier roman, incisif, ironique et (trop) vrai, paru en mars 2018 aux éditions du Seuil. C’est un charmant moment d’échange et de convivialité que nous vous proposons dans cet article, à lire muni d’un capuccino.

 

Mon dernier livre, Un monde en toc, est un projet qui m’est venu en tête à la suite d’un constat : où qu’on aille, Dubaï, Casablanca, Edmonton, Kuala Lumpur, on retrouve les mêmes enseignes commerciales, les mêmes boutiques, on peut même retrouver à des milliers de kilomètres, exactement le même modèle de jeans qu’on a laissé chez soi. Du coup, je me suis interrogée sur ce qui pousse encore les gens à se déplacer ; on peut faire le tour du monde sans vraiment se sentir dépayser, ni percevoir de véritables changements visuels, ce qui crée une sorte d’absurdité du déplacement.

J’ai entrepris ce voyage avec derrière la tête le projet d’en faire un reportage comme le veut ma formation de journaliste. Évidemment, le choix de mes destinations est arbitraire, il a été régi par des contraintes de temps, d’argent, mais aussi, par la volonté de refléter une diversité climatique, économique et culturelle. L’Amérique du Nord a une culture très proche de la nôtre, tandis que pour la Malaisie, par exemple, on se retrouve plongé dans un univers culturel hétérogène, à la fois très influencé par la Chine, tout en ayant une culture musulmane. Quant à Dubaï, il me semblait essentiel d’y faire escale dans le cadre d’une étude de la « génétique commerciale ». Il y a énormément d’autres villes que j’aurais souhaité visiter, comme Mexico, mais comme je l’ai dit, j’ai dû faire des choix en fonction du temps et des moyens que j’avais à ma disposition. J’avais comme critère obligatoire la présence de méga malls, puisque j’espérais pouvoir y passer plusieurs jours sans trop m’y ennuyer. J’ai bien conscience que mes choix ne sont ni fondés ni exhaustifs, et que mon itinéraire de voyage se justifie difficilement sur le plan de la recherche.

Je suis vraiment partie en excursion avec la volonté d’en faire un reportage. Ce n’était pas prémédité que le résultat de mon expérience prenne la forme d’un roman ; c’est le résultat d’une série de hasards et d’échecs aussi. J’étais arrivée à un moment de ma vie de journaliste où j’avais l’ambition de m’essayer à des formats plus grands. Cependant, mes observations tout au long de mon voyage étaient insuffisantes pour remplir les exigences d’un vrai travail d’enquête, je ne me sentais pas de légitimité journalistique. Je tenais quand même à sauver ce projet, et c’est pour cette raison que j’ai opté pour un format qui m’accordait plus de liberté. Enfin, ça c’est une des raisons que j’invoque lorsqu’on me demande pourquoi un roman. A vrai dire, je ne pense pas que le récit de ce voyage-là, sans regard subjectif pour le cadrer, intéresserait grand monde. Le sujet traité s’accommode bien d’une voix personnelle. C’est un travail sur l’ennui, sur la laideur et sur la monotonie du paysage ; si je me cache derrière un regard distant et objectif, le traitement du sujet en devient désagréable et il est probable que personne ne le lise. J’ai ressenti le besoin de m’investir, et de donner au lecteur ce que je voulais qu’il voie.

Toutes les rencontres que j’ai couchées sur papier m’ont marquée, c’est un grand travail de deuil de faire le tri entre ce qui aura sa place dans le roman et ce qui sera laissé de côté. Je fonctionne un peu comme un chasse-neige, je récolte tout ce que je peux, et je fais le tri par la suite. Je ne prends pas de notes pendant le voyage, seulement des mots-clés, illisibles pour quelqu’un d’autre que moi. J’utilise énormément la photographie, mais ce sont de vilaines photos qui ne sont pas destinées à être montrées, elles servent à me rappeler seulement ce que je voulais montrer, mais aussi l’état d’esprit dans lequel j’étais lorsque j’ai pris le cliché. On ne peut pas prévoir ce sur quoi on va tomber ; il y a des rencontres qui ne m’ont servi à rien, et d’autres qui étaient vraiment inattendues et extraordinaires. Il y a des portraits d’entrepreneurs que je n’ai pas fait, de peur qu’ils ressemblent trop à d’autres portraits, je voulais éviter des redites. Aussi, je crois au pouvoir de fiction du monde réel, j’aime le hasard, ne pas savoir ce qu’on va rencontrer sur sa route, comme cette découverte improbable d’une femme qui passait sa vie entière dans les malls. C’était inespéré, on pourrait écrire un livre uniquement sur le vide intersidéral de sa vie. Il y a des récits potentiels partout.

Avec le choix du titre on pourrait s’attendre à une violente critique du système capitaliste, et il donne d’emblée une couleur au livre, une clé de lecture. Ce n’était pas mon intention, je n’avais qu’un titre de travail lorsque je l’ai envoyé à mon éditeur, c’était « Centres commerciaux ». Sa première suggestion lors des premières phases de relecture a été de le renommer « malls ». Puis, dans un troisième temps, il a extrait le titre final d’un passage du livre, du dialogue que j’entretiens avec un touriste chinois dans l’avion. J’ai fait un gros effort pour ne pas avoir un regard surplombant, je ne voulais pas d’un discours dénonciateur et hautain. Ça ne collerait pas avec ce que je suis au fond ; j’ai de l’empathie pour les gens et non pas du mépris, même pour des personnes qui sont à des années-lumière de mes valeurs, je ne ressens pas l’envie de les juger. J’ai consciemment fait en sorte de respecter ce que je voyais et garder une forme d’objectivité. C’est important pour moi de conserver un regard critique non seulement sur ce que je vois, mais sur moi-même aussi, qui suis-je pour juger ? Ensuite, concernant les touristes, on retrouve dans le roman quelques passages où je les juge, notamment à Bangkok, mais dans ce cas-ci je me permets de les juger car ils viennent du même univers culturel que moi, et partagent les mêmes valeurs. Dans le cas des touristes chinois, il y a une barrière culturelle qui m’empêche de tout saisir de leurs coutumes, je dois appliquer un relativisme culturel. La seule exception était Dubaï, je le dis dans mon livre, je n’ai personnellement aucune empathie pour cette ville ni pour ses touristes.

Les décalages horaires étaient violents, les flottements et moments d’apesanteur décrits dans le roman découlent de cet état de fatigue. Ça m’a rappelé ces longs moments d’attentes dans la nuit pendant mon adolescence, ces états de fatigue qu’on a tous déjà connu. J’ai évolué comme l’œil d’une caméra, sans être investie dans la vie des gens que je rencontrais, j’observais simplement leur quotidien sans m’y ancrer. J’avoue qu’une chose que j’aime particulièrement dans le voyage c’est disparaître, m’évincer de ma vie quotidienne, fuir, ne plus avoir à paraître. La vie quotidienne me pèse, dans le sens où il y a sans cesse une tâche dans laquelle s’investir. L’apparence est très pesante aussi, cette espèce de devoir social de conversation. Même si toutes ces choses sont plutôt agréables, je ressens le besoin de m’en échapper parfois. C’était un voyage produit de la fuite, de la mélancolie, un voyage de tradition romantique, qui consiste à se perdre, à mourir un peu.

Je sais désormais qu’un livre ne s’écrit pas d’une traite, j’ai renoncé au fantasme qu’on pouvait plonger dans un projet et voir les pages défiler avec fluidité. Mon voyage date de 2014 et le roman n’est paru qu’en mars 2018 ; ça représente un processus de 4 ans dans son ensemble. La première version écrite est restée en suspens, puis sont venues ma démission et ma grossesse qui s’est avérée très prenante. Pour finir, je n’en pouvais plus de traîner ce livre derrière moi, je suis parvenue à dégager du temps pour le mener à bien. Puis c’était rapide entre le moment où le livre est arrivé dans les mains de l’éditeur et le moment où il l’a publié. Ecrire un livre a été une aventure pour moi, je me retrouve plongée dans un univers qui détonne complétement du monde journalistique auquel je suis habituée. En plus, j’avais l’impression, avant de tenter l’expérience moi-même, que les personnes qui écrivaient des livres avaient un grand égo, qu’il y avait une quête de prestige derrière toute publication. Je me suis rendu compte que si je l’ai fait, c’est surtout pour tenter quelque chose de nouveau. Grâce à mon roman j’ai fait de très belles rencontres et découvertes, j’ai fait des tournées de lectures en Slovaquie, par exemple, dans des classes de filles qui apprennent le français. Au moment où le livre est lu, il prend de la valeur. Me lancer dans le roman aura vraiment été une expérience formidable. Je suis vraiment surprise en bien des nouveaux horizons que j’ai découverts, mais on appuie ses fictions sur des expériences vécues, et pour avoir de la matière à traiter, il faut d’abord oser se sortir de sa zone de confort.

 

Déborah Badoux

À Soleure, des rescapés ?

Dépossédée de ses bagages après un transit malheureux, Rinny Gremaud échoue à Edmonton, comme « une rescapée » écrit-elle. Pourquoi avoir choisi cette ville américaine comme première escale à son tour du monde ? (tour dont il faut préciser le but : parcourir les malls de notre société de consommation, ces nouveaux temples de béton et de verre, reproduits en série, où se concentrent partout les mêmes franchises). En fait, c’est dans cette ville de l’Alberta que se situe le plus vieux de ces mégacentres commerciaux, grand comme 68 terrains de football.

Ce mot, « rescapé » revient à deux fois dans l’extrait que nous lit Rinny Gremaud. Elle ne le dit pas, mais l’histoire de ce terme n’est pas sans lien avec ce monde dont elle parle et qu’elle accuse, le nôtre, « qui se rétrécit par son uniformisation » : il apparaît dans la presse dans les premières années du 20ème siècle, lorsque la catastrophe minière de Courrières fait plus d’un millier de victimes dans le nord de la France. Ce sont donc ceux qui s’en sont sortis qui sont les premiers rescapés des ravages de l’industrialisation.

Rinny Gremaud déconstruit ensuite le voyage et ses raisons. On ne voyagerait plus pour se confronter à une altérité : dans un monde globalisé où l’information est à portée de clics, toutes ces images de l’inconnu, on les a déjà rencontrées. Le voyage consisterait plutôt pour elle en un moyen de « disparaître ». Rescapée à la faveur d’une disparition ? Serait-ce que cet éloignement spatial lui permettrait au moins de s’éloigner de l’œil du cyclone où elle vit au quotidien ?

Prendre cette distance et réaliser la difficulté toujours plus grande de se projeter physiquement dans un ailleurs qui s’abîme irrémédiablement, c’est prendre conscience à quel point l’on a été délestés de nos bagages et livrés nus à des structures urbanistiques qui cachent de moins en moins une ordonnance régie par les lois économiques. C’est être conscient, au moins un instant, de son statut de rescapé, avant de replonger dans l’œil du monstre. Combien de rescapés dans cette foule venue écouter Rinny Gremaud ?

Il restera néanmoins toujours ces thuriféraires du développement économique, à la vue étroite, défendant qu’on ne meurt plus dans les mines, grâce au progrès, aujourd’hui. – « Chez nous, vous dites ? »

 

Jonas Widmer

Et si Soleure était en toc ?

En marchant dans la cité des ambassadeurs, la tête pleine de l’ironie mordillante de Rinny Gremaud, il me vient une expérience de pensée intéressante : et si Soleure était « en toc » ? Modèles réduits de la société consumériste, les malls traversés par Rinny Gremaud dans Un monde en toc (paru en 2018 au Seuil) me semblent être l’exacte antithèse de cette charmante vieille ville baroque que je découvre aujourd’hui.

Mais peut-être y a-t-il plus de points communs que je ne le pense ? Rinny Gremaud trouve bien la ville de Lausanne laide ; par ses enseignes de grandes marques remplaçant la surabondance de ses magasins de chaussures, par le troc de « sa laideur singulière contre une laideur planétaire ». Peut-être est-il possible de métamorphoser Soleure en un de ces monstres énormes par leurs tailles, minuscules par leurs manques de vie.

 

Allez. Essayons. Imaginons une cité « mallifiée ». Conjecturons une Soleure en toc.

 

Les rues se renferment sur elles-mêmes, le soleil disparaît, le plein air aussi. À leurs places, une lumière trop blanche, un air trop frais et, osons-le, parfumé au chocolat. Me voici dans le « Solothurn Mall », plus grand centre commercial de Suisse, 100’000 mètres carrés soit un petit quart du Vatican (soit un tout petit quart du West Edmonton Mall, première étape de Rinny Gremaud). Être nulle part et partout en même temps. C&A, H&M, Esprit, Tally Weijl, … Les mêmes enseignes vestimentaires que dans toutes les villes suisses. La mode est devenue un art d’équilibre et de timing d’achat : pour s’habiller différemment avec les mêmes tissus à marques, il faut acheter peu mais souvent, diversifier les magasins et savoir mélanger savamment les vêtements que tout le monde porte pour paraître unique. Être un support à marques coloré différent des supports à marques colorés qui nous côtoient.

Manor, Migros, Coop, Salt, Sunrise, Swisscom, Ochsner sport, Interdiscount, McDonald… En parlant de restaurants, en plus des fast foods, il n’y a que des mauvaises copies de restaurants traditionnels suisses et des promesses de plats au fromage.

Une chose me fascine autant qu’elle me désole. Le « Solothurn Mall » a fait plus impressionnant encore que le « Mall of Switzerland » et sa vague de surf : en son centre, l’Aar. Un véritable tronçon de rivière traverse ce mall invraisemblable. Les plus téméraires ont la possibilité de traverser le bâtiment dans sa longueur en bouée gonflable, les autres, dans toute leur originalité standardisée, se prennent en selfie.

En plus de cet argument marketing phare, le mall offre les traditionnelles sources de divertissement des malls internationaux, à la sauce suisse : cinémas, musée sur la nature, fontaines illustrant la mythologie helvétique. On y retrouve également des hôtels qui reproduisent tant bien que mal le charme pittoresque de la suisse alémanique. Peut-être dormirai-je dans l’« Hotel an der Aare » ce soir… ?

 

Mais l’illusion est trop difficile à maintenir, les pavés de la vieille ville reviennent malgré moi sous mes pieds, les magasins reprennent un peu d’individualité, les rues se repeuplent. Imaginer Soleure en non-lieu mercantile est trop difficile. Le passé historique est trop important, les enseignes omniprésentes en Suisse sont diluées par le charme des petites échoppes ou restaurants qui sont à l’opposé d’être en toc; tout est rempli de vie.

 

Les malls visités par Rinny Gremaud semblent parfois plus irréels, plus absurdes encore que mon invention du « Solothurn Mall ». Se voulant un état des lieux du monde contemporain, un carottage de concentré marketing, Un monde en toc a pris la forme d’un récit de voyage écrit par une journaliste. Le lecteur y découvre ce monde des malls à travers une écriture maîtrisée, subtilement incisive sans être pamphlétaire, une ironie qui invite à la réflexion et des rencontres qui balancent entre l’absurde et le déprimant, sans jamais être inintéressantes.

 

Monsieur Y. est un homme intègre, joyeusement cynique, vif et entier, déçu d’un monde dont il se cache au fond d’un mall, c’est-à-dire en son cœur, derrière un mur de vieux objets qui parlent pour lui et sont à peine destinés à être vendus.

 

Un monde en toc est avant tout un beau sacrifice. L’auteure lausannoise a parcouru des kilomètres de sols quotidiennement nettoyés par des employés sous-payés, vu des centaines d’enseignes différentes (bien que toujours pareilles), rencontré les mêmes touristes qui participent à cette absurdité commerciale ; elle prête au lecteur ses yeux et son corps, toujours plus fatigué par les heures de décalage horaire qui se superposent, pour lui offrir une vision de ce monde en toc.

Il s’agit d’un voyage que chacun aurait abhorré faire seul, mais qui est grandement susceptible d’intéresser lorsqu’il est fait à travers les mots et la subjectivité de Rinny Gremaud.

 

Anthony Ramser