Et si Soleure était en toc ?

En marchant dans la cité des ambassadeurs, la tête pleine de l’ironie mordillante de Rinny Gremaud, il me vient une expérience de pensée intéressante : et si Soleure était « en toc » ? Modèles réduits de la société consumériste, les malls traversés par Rinny Gremaud dans Un monde en toc (paru en 2018 au Seuil) me semblent être l’exacte antithèse de cette charmante vieille ville baroque que je découvre aujourd’hui.

Mais peut-être y a-t-il plus de points communs que je ne le pense ? Rinny Gremaud trouve bien la ville de Lausanne laide ; par ses enseignes de grandes marques remplaçant la surabondance de ses magasins de chaussures, par le troc de « sa laideur singulière contre une laideur planétaire ». Peut-être est-il possible de métamorphoser Soleure en un de ces monstres énormes par leurs tailles, minuscules par leurs manques de vie.

 

Allez. Essayons. Imaginons une cité « mallifiée ». Conjecturons une Soleure en toc.

 

Les rues se renferment sur elles-mêmes, le soleil disparaît, le plein air aussi. À leurs places, une lumière trop blanche, un air trop frais et, osons-le, parfumé au chocolat. Me voici dans le « Solothurn Mall », plus grand centre commercial de Suisse, 100’000 mètres carrés soit un petit quart du Vatican (soit un tout petit quart du West Edmonton Mall, première étape de Rinny Gremaud). Être nulle part et partout en même temps. C&A, H&M, Esprit, Tally Weijl, … Les mêmes enseignes vestimentaires que dans toutes les villes suisses. La mode est devenue un art d’équilibre et de timing d’achat : pour s’habiller différemment avec les mêmes tissus à marques, il faut acheter peu mais souvent, diversifier les magasins et savoir mélanger savamment les vêtements que tout le monde porte pour paraître unique. Être un support à marques coloré différent des supports à marques colorés qui nous côtoient.

Manor, Migros, Coop, Salt, Sunrise, Swisscom, Ochsner sport, Interdiscount, McDonald… En parlant de restaurants, en plus des fast foods, il n’y a que des mauvaises copies de restaurants traditionnels suisses et des promesses de plats au fromage.

Une chose me fascine autant qu’elle me désole. Le « Solothurn Mall » a fait plus impressionnant encore que le « Mall of Switzerland » et sa vague de surf : en son centre, l’Aar. Un véritable tronçon de rivière traverse ce mall invraisemblable. Les plus téméraires ont la possibilité de traverser le bâtiment dans sa longueur en bouée gonflable, les autres, dans toute leur originalité standardisée, se prennent en selfie.

En plus de cet argument marketing phare, le mall offre les traditionnelles sources de divertissement des malls internationaux, à la sauce suisse : cinémas, musée sur la nature, fontaines illustrant la mythologie helvétique. On y retrouve également des hôtels qui reproduisent tant bien que mal le charme pittoresque de la suisse alémanique. Peut-être dormirai-je dans l’« Hotel an der Aare » ce soir… ?

 

Mais l’illusion est trop difficile à maintenir, les pavés de la vieille ville reviennent malgré moi sous mes pieds, les magasins reprennent un peu d’individualité, les rues se repeuplent. Imaginer Soleure en non-lieu mercantile est trop difficile. Le passé historique est trop important, les enseignes omniprésentes en Suisse sont diluées par le charme des petites échoppes ou restaurants qui sont à l’opposé d’être en toc; tout est rempli de vie.

 

Les malls visités par Rinny Gremaud semblent parfois plus irréels, plus absurdes encore que mon invention du « Solothurn Mall ». Se voulant un état des lieux du monde contemporain, un carottage de concentré marketing, Un monde en toc a pris la forme d’un récit de voyage écrit par une journaliste. Le lecteur y découvre ce monde des malls à travers une écriture maîtrisée, subtilement incisive sans être pamphlétaire, une ironie qui invite à la réflexion et des rencontres qui balancent entre l’absurde et le déprimant, sans jamais être inintéressantes.

 

Monsieur Y. est un homme intègre, joyeusement cynique, vif et entier, déçu d’un monde dont il se cache au fond d’un mall, c’est-à-dire en son cœur, derrière un mur de vieux objets qui parlent pour lui et sont à peine destinés à être vendus.

 

Un monde en toc est avant tout un beau sacrifice. L’auteure lausannoise a parcouru des kilomètres de sols quotidiennement nettoyés par des employés sous-payés, vu des centaines d’enseignes différentes (bien que toujours pareilles), rencontré les mêmes touristes qui participent à cette absurdité commerciale ; elle prête au lecteur ses yeux et son corps, toujours plus fatigué par les heures de décalage horaire qui se superposent, pour lui offrir une vision de ce monde en toc.

Il s’agit d’un voyage que chacun aurait abhorré faire seul, mais qui est grandement susceptible d’intéresser lorsqu’il est fait à travers les mots et la subjectivité de Rinny Gremaud.

 

Anthony Ramser

Les Journées littéraires d’ailleurs

Un salon littéraire : un vaste espace total look blanc avec des stands rigoureusement alignés, un sens de la visite indiqué par un dépliant (attention, toujours respecter les indications du dépliant), des stands impressionnants et visibles pour les « grands » écrivains et moins de visibilité pour les « petits » auteurs. Voici l’image que je me faisais d’un salon littéraire et voici tout ce que les journées littéraires de Soleure ne sont pas.

 

Il suffit de quelques pas sur la rive gauche de l’Aar pour se retrouver dans une ambiance très chaleureuse où les passants vont et viennent sous un soleil éclatant, où les participants des journées littéraires sont reconnaissables grâce à leur pass noir porté fièrement comme une médaille et où les auteurs se mêlent à la foule. L’architecture baroque de la ville, l’imposante cathédrale qui surplombe Soleure et les petits bars extérieurs laissent planer une ambiance d’ailleurs. Les lieux de rencontre avec les auteurs, dispersés tout au long du fleuve, nous permettent de laisser notre imagination divaguer au rythme des lectures faites par les auteurs.

 

Un écart marqué entre le statut d’auteur et le statut de lecteur ? Absolument pas. Meloe Gennai nous a fait l’honneur de venir vers nous, de manière tout à fait naturelle : c’est l’auteur qui s’est spontanément intéressé à son public, à ses lecteurs et à leurs impressions face à son œuvre Temps, intempéries, tempérament. Je n’ai pas simplement rencontré un auteur, mais une personne avenante, abordable qui se lance sans hésitation dans une conversation au ton amical grâce au tutoiement. Quelques heures plus tard, des camarades sirotent une boisson fraîche sur la terrasse d’un bistrot, accompagnés d’Odile Cornuz et de Rinny Gremaud. On oublie, le temps de quelques jours, les obligations académiques pour se laisser emporter par cette chaleureuse ambiance littéraire.

 

Au moment où j’écris, je suis attablée dans le Solheure, bercée par une musique à peine perceptible et captivée par le mouvement, la foule en terrasse et ses conversations qui semblent passionnantes. L’ambiance on est tous là pour partager des journées littéraires de Soleure me pousse non seulement à m’intéresser de plus près aux auteurs et à leurs œuvres, mais m’encourage à me mettre moi aussi à écrire.

 

Dafina Meha