À Soleure, des rescapés ?

Dépossédée de ses bagages après un transit malheureux, Rinny Gremaud échoue à Edmonton, comme « une rescapée » écrit-elle. Pourquoi avoir choisi cette ville américaine comme première escale à son tour du monde ? (tour dont il faut préciser le but : parcourir les malls de notre société de consommation, ces nouveaux temples de béton et de verre, reproduits en série, où se concentrent partout les mêmes franchises). En fait, c’est dans cette ville de l’Alberta que se situe le plus vieux de ces mégacentres commerciaux, grand comme 68 terrains de football.

Ce mot, « rescapé » revient à deux fois dans l’extrait que nous lit Rinny Gremaud. Elle ne le dit pas, mais l’histoire de ce terme n’est pas sans lien avec ce monde dont elle parle et qu’elle accuse, le nôtre, « qui se rétrécit par son uniformisation » : il apparaît dans la presse dans les premières années du 20ème siècle, lorsque la catastrophe minière de Courrières fait plus d’un millier de victimes dans le nord de la France. Ce sont donc ceux qui s’en sont sortis qui sont les premiers rescapés des ravages de l’industrialisation.

Rinny Gremaud déconstruit ensuite le voyage et ses raisons. On ne voyagerait plus pour se confronter à une altérité : dans un monde globalisé où l’information est à portée de clics, toutes ces images de l’inconnu, on les a déjà rencontrées. Le voyage consisterait plutôt pour elle en un moyen de « disparaître ». Rescapée à la faveur d’une disparition ? Serait-ce que cet éloignement spatial lui permettrait au moins de s’éloigner de l’œil du cyclone où elle vit au quotidien ?

Prendre cette distance et réaliser la difficulté toujours plus grande de se projeter physiquement dans un ailleurs qui s’abîme irrémédiablement, c’est prendre conscience à quel point l’on a été délestés de nos bagages et livrés nus à des structures urbanistiques qui cachent de moins en moins une ordonnance régie par les lois économiques. C’est être conscient, au moins un instant, de son statut de rescapé, avant de replonger dans l’œil du monstre. Combien de rescapés dans cette foule venue écouter Rinny Gremaud ?

Il restera néanmoins toujours ces thuriféraires du développement économique, à la vue étroite, défendant qu’on ne meurt plus dans les mines, grâce au progrès, aujourd’hui. – « Chez nous, vous dites ? »

 

Jonas Widmer

Et si Soleure était en toc ?

En marchant dans la cité des ambassadeurs, la tête pleine de l’ironie mordillante de Rinny Gremaud, il me vient une expérience de pensée intéressante : et si Soleure était « en toc » ? Modèles réduits de la société consumériste, les malls traversés par Rinny Gremaud dans Un monde en toc (paru en 2018 au Seuil) me semblent être l’exacte antithèse de cette charmante vieille ville baroque que je découvre aujourd’hui.

Mais peut-être y a-t-il plus de points communs que je ne le pense ? Rinny Gremaud trouve bien la ville de Lausanne laide ; par ses enseignes de grandes marques remplaçant la surabondance de ses magasins de chaussures, par le troc de « sa laideur singulière contre une laideur planétaire ». Peut-être est-il possible de métamorphoser Soleure en un de ces monstres énormes par leurs tailles, minuscules par leurs manques de vie.

 

Allez. Essayons. Imaginons une cité « mallifiée ». Conjecturons une Soleure en toc.

 

Les rues se renferment sur elles-mêmes, le soleil disparaît, le plein air aussi. À leurs places, une lumière trop blanche, un air trop frais et, osons-le, parfumé au chocolat. Me voici dans le « Solothurn Mall », plus grand centre commercial de Suisse, 100’000 mètres carrés soit un petit quart du Vatican (soit un tout petit quart du West Edmonton Mall, première étape de Rinny Gremaud). Être nulle part et partout en même temps. C&A, H&M, Esprit, Tally Weijl, … Les mêmes enseignes vestimentaires que dans toutes les villes suisses. La mode est devenue un art d’équilibre et de timing d’achat : pour s’habiller différemment avec les mêmes tissus à marques, il faut acheter peu mais souvent, diversifier les magasins et savoir mélanger savamment les vêtements que tout le monde porte pour paraître unique. Être un support à marques coloré différent des supports à marques colorés qui nous côtoient.

Manor, Migros, Coop, Salt, Sunrise, Swisscom, Ochsner sport, Interdiscount, McDonald… En parlant de restaurants, en plus des fast foods, il n’y a que des mauvaises copies de restaurants traditionnels suisses et des promesses de plats au fromage.

Une chose me fascine autant qu’elle me désole. Le « Solothurn Mall » a fait plus impressionnant encore que le « Mall of Switzerland » et sa vague de surf : en son centre, l’Aar. Un véritable tronçon de rivière traverse ce mall invraisemblable. Les plus téméraires ont la possibilité de traverser le bâtiment dans sa longueur en bouée gonflable, les autres, dans toute leur originalité standardisée, se prennent en selfie.

En plus de cet argument marketing phare, le mall offre les traditionnelles sources de divertissement des malls internationaux, à la sauce suisse : cinémas, musée sur la nature, fontaines illustrant la mythologie helvétique. On y retrouve également des hôtels qui reproduisent tant bien que mal le charme pittoresque de la suisse alémanique. Peut-être dormirai-je dans l’« Hotel an der Aare » ce soir… ?

 

Mais l’illusion est trop difficile à maintenir, les pavés de la vieille ville reviennent malgré moi sous mes pieds, les magasins reprennent un peu d’individualité, les rues se repeuplent. Imaginer Soleure en non-lieu mercantile est trop difficile. Le passé historique est trop important, les enseignes omniprésentes en Suisse sont diluées par le charme des petites échoppes ou restaurants qui sont à l’opposé d’être en toc; tout est rempli de vie.

 

Les malls visités par Rinny Gremaud semblent parfois plus irréels, plus absurdes encore que mon invention du « Solothurn Mall ». Se voulant un état des lieux du monde contemporain, un carottage de concentré marketing, Un monde en toc a pris la forme d’un récit de voyage écrit par une journaliste. Le lecteur y découvre ce monde des malls à travers une écriture maîtrisée, subtilement incisive sans être pamphlétaire, une ironie qui invite à la réflexion et des rencontres qui balancent entre l’absurde et le déprimant, sans jamais être inintéressantes.

 

Monsieur Y. est un homme intègre, joyeusement cynique, vif et entier, déçu d’un monde dont il se cache au fond d’un mall, c’est-à-dire en son cœur, derrière un mur de vieux objets qui parlent pour lui et sont à peine destinés à être vendus.

 

Un monde en toc est avant tout un beau sacrifice. L’auteure lausannoise a parcouru des kilomètres de sols quotidiennement nettoyés par des employés sous-payés, vu des centaines d’enseignes différentes (bien que toujours pareilles), rencontré les mêmes touristes qui participent à cette absurdité commerciale ; elle prête au lecteur ses yeux et son corps, toujours plus fatigué par les heures de décalage horaire qui se superposent, pour lui offrir une vision de ce monde en toc.

Il s’agit d’un voyage que chacun aurait abhorré faire seul, mais qui est grandement susceptible d’intéresser lorsqu’il est fait à travers les mots et la subjectivité de Rinny Gremaud.

 

Anthony Ramser

Les Journées littéraires d’ailleurs

Un salon littéraire : un vaste espace total look blanc avec des stands rigoureusement alignés, un sens de la visite indiqué par un dépliant (attention, toujours respecter les indications du dépliant), des stands impressionnants et visibles pour les « grands » écrivains et moins de visibilité pour les « petits » auteurs. Voici l’image que je me faisais d’un salon littéraire et voici tout ce que les journées littéraires de Soleure ne sont pas.

 

Il suffit de quelques pas sur la rive gauche de l’Aar pour se retrouver dans une ambiance très chaleureuse où les passants vont et viennent sous un soleil éclatant, où les participants des journées littéraires sont reconnaissables grâce à leur pass noir porté fièrement comme une médaille et où les auteurs se mêlent à la foule. L’architecture baroque de la ville, l’imposante cathédrale qui surplombe Soleure et les petits bars extérieurs laissent planer une ambiance d’ailleurs. Les lieux de rencontre avec les auteurs, dispersés tout au long du fleuve, nous permettent de laisser notre imagination divaguer au rythme des lectures faites par les auteurs.

 

Un écart marqué entre le statut d’auteur et le statut de lecteur ? Absolument pas. Meloe Gennai nous a fait l’honneur de venir vers nous, de manière tout à fait naturelle : c’est l’auteur qui s’est spontanément intéressé à son public, à ses lecteurs et à leurs impressions face à son œuvre Temps, intempéries, tempérament. Je n’ai pas simplement rencontré un auteur, mais une personne avenante, abordable qui se lance sans hésitation dans une conversation au ton amical grâce au tutoiement. Quelques heures plus tard, des camarades sirotent une boisson fraîche sur la terrasse d’un bistrot, accompagnés d’Odile Cornuz et de Rinny Gremaud. On oublie, le temps de quelques jours, les obligations académiques pour se laisser emporter par cette chaleureuse ambiance littéraire.

 

Au moment où j’écris, je suis attablée dans le Solheure, bercée par une musique à peine perceptible et captivée par le mouvement, la foule en terrasse et ses conversations qui semblent passionnantes. L’ambiance on est tous là pour partager des journées littéraires de Soleure me pousse non seulement à m’intéresser de plus près aux auteurs et à leurs œuvres, mais m’encourage à me mettre moi aussi à écrire.

 

Dafina Meha

Douna Loup, Douna Loup, Douna Loup, Douna Loup.

Une note. Une voix. Répétées. Répétées en boucle alors que Douna Loup commence sa lecture.

Le looper qu’elle utilise pour maintenir ce cycle sonore rappelle la forme du texte avec ses sept cahiers sans ordre prédéfini, forme reposant sur un morcellement : morceler le texte pour morceler les voix, laisser une place au lecteur et lui offrir de construire sa propre histoire. Cette exploration du fragment initie la rencontre à l’autre, aux autres.

Car Déployer réfléchit à la foule intérieure, à notre boule-facette intrinsèque et nous invite à ne pas être figés dans une personnalité établie mais à demeurer en perpétuel mouvement. Mouvement sur le regard que l’on se porte : Je m’invente des autres qui font partie de moi et ça me met en vacances des autres moi qui font partie de moi. Mais aussi sur celui que l’on porte à l’autre du dehors :

Désaccord. Des accords. Des à corps. Des sac or. Désaccord.

Un et Une face à face qui ne sont pas d’accord. Une et Un face à face qui ne sont pas d’accord mais qui se tiennent la main et qui avancent. Et le défi va être de se tenir la main et de garder en soi chacun son accord avec soi.

Douna Loup appelle à une relativité du regard et explique que l’on ne pourra jamais connaître l’autre, notamment parce que celui-ci est oscillant : Je ne connais pas l’intérieur de ton monde, ta perception unique fragmentaire et diffuse de la vie.

De là on découvre deux sortes d’autres : les autres en soi qui émergent de nous, et cet autre extérieur, qui ne sera jamais connu que par bribes. Ce dernier se vit parfois à deux, s’augmente dans l’amour : « oser au point d’être en intimité, au point de faire l’amour et qui mène à quelque chose de plus grand que soi » développe Douna Loup dans l’après-midi.

Mais cette rencontre avec l’autre se fait aussi plus politique lorsqu’Elly visite un camp de réfugiés et qu’elle explore l’altérité dans une dimension plus globale. Il s’agit alors de s’interroger sur la différence, sur « comment respecter la liberté », sur « comment accueillir cet autre avec toutes les questions que cela soulève ».

Et Douna Loup insiste sur l’amour, qu’elle décrit comme un arbre qui pousse, une énergie de vie, un lien avec la nature. C’est, nous dit-elle, « être émerveillé et laisser l’autre dans sa liberté et dans sa beauté ». C’est pourquoi Déployer est une ode au féminin comme au masculin, formes pourtant floues qui ne devraient pas être fixées dans des cases. Une ode qui exhorte à s’aimer, à regarder les différentes parties de notre être et à les accepter. Déployer est un cri murmuré de tolérance et de liberté.

Nous sommes tous un. Nous sommes tous faits de la même matière.

 

Velia Ferracini

(H)ar(t)monie

Soleure, quatorze heures, une voix, répétée par un looper, la lecture de Douna Loup commence.

Soleure, quinze heures, rencontre avec Baptiste Gaillard, en réflexion sur la matière.

Soleure, dix-sept heures, Meloe Gennai et la soprano Makeda Monnet s’unissent, exploration.

Zurich, dix-neuf heures, récital de musique classique : « D’après Victor Hugo … des brumes diffuses des souvenirs d’enfance ».

Des villes différentes, des lumières différentes, des arts différents. Et pourtant, une forme de communion semble unir musique et lettres dans un même chemin indétectable. Éphémère.

Baptiste Gaillard m’a aujourd’hui convaincu que le poète ne manipule pas que les mots : il se fait à la fois architecte, plasticien, peintre et « compositeur » me dira-t-il dans l’après-midi en référence à Pierre Guyotat. Une connivence se crée alors entre les lettres qui rejoignent aussi bien les taches de peinture que les notes de musique. Connivence pourtant temporaire : Le mot structuré vient qualifier ce qui peut mieux perdurer. Pourtant, son pouvoir de recouvrement n’est que partiel. Tout comme l’est notre capacité à se maintenir dans la sphère nébuleuse où nous mènent les arts.

Baptiste Gaillard explore dans son laboratoire littéraire une brique infime de l’immensité des potentialités, et l’homme paraît soudainement minuscule face à cette infinité des possibles. Les arts planent alors sur nos têtes, immenses albatros que l’on ne peut rattraper dans les airs, malgré nos faibles tentatives pour battre de nos petits bras empêtrés.

Et l’on souhaiterait que le temps ralentisse, ralentisse, et s’arrête un instant : La frontière du solide et des eaux s’évanouit. La vase où d’un éclairage pauvre scintillent des chatoiements remugle entre les pierres. Tout ralentit, s’enlise ou fonte ou flotte, comme des feuilles recouvrant le bain. En grande confusion de reflets. Les sons mêmes sont à l’étouffée, sinon les piaillements aux branches, des grenouilles et des grillons dans les tiges, extraits des êtres à leur mesure.

En contemplant ce travail de la matière chez Baptise Gaillard, on désire alors que la poésie se fige en mouvement dans ce moment impalpable entre les états de fusion, dans ce degré précis où l’eau devient cristal de glace ; tout comme nous souhaitons avidement parvenir à nous maintenir en contact avec les mots ou les notes. Comme si notre corps pouvait cesser d’être et disparaître pour nous permettre de rester accrocher hors de nous. « On ne sait plus si on écoute, ou si on ne fait qu’entendre, mais c’est quelque chose qui nous touche ».

Mais que nous soyons minuscules ou non face à cette immensité des possibles, les œuvres demeurent humaines et le génie se construit dans la collectivité. Aujourd’hui, Soleure et Zurich se donnent inconsciemment la main dans cette création artistique : Des mailles sont lâches et des filaments disjoints flottent en arabesques. De légères oscillations valent ici pour un vibratoire plus général.

Finalement, le texte est une musique qui vit, qui veut s’élever à voix haute pour sortir de sa prison d’encre et de papier. Il veut chanter, flotter, vivre. Alors la musique devient une poésie et la poésie se fait musique.

Les gouttes résonnent les unes après les autres, puis toutes ensemble avant de se perdre à nouveau. Des rythmes différents se récupèrent.

 

Velia Ferracini

La Croc’Odile Cornuz de l’Aar (dialogue platonéric)

– Ô, dis-le, Éric, dis-le ! Odile Cornuz est une écrivaine hors pair ! Et c’est sur un flanc follement ensoleillé de l’Aar que tu as rencontré cette Neuchâteloise joviale, aux lunettes colorées et aux textes pétillants !

– Oui, je le dis, mon gros Platon ! Et c’était même le vendredi 31 mai 2019, aux Journées littéraires de Soleure.

– Mais qui est Odile ? Est-elle Conuz ? (sans vouloir écoRner son nom)

– Oui, la Grande Odadile est sans doute Cornuz dans tout le monde littéraire suisse romand. C’est un nom qui revient, encore et encore, avec des sourires heureux sur toutes les lèvres, un nom qui mériterait cependant d’être davantage Conuz encore ! Ayant fait ses débuts à la radio, puis dans le monde du théâtre, elle est notamment l’autrice de plusieurs pièces, romans, proses poétiques, œuvres collectives. Elle se prête aussi volontiers aux lectures publiques, aux jukebox littéraires faisant intervenir les lecteur-trice-s, ou encore aux bals littéraires, mêlant textes et chansons dansantes. En solo, elle a entre autres écrit Biseaux (2009), qui est selon ses mots « un patchwork de discours qui nous constituent et nous parasitent », comme le font notamment les « utopies ».

– Oh oui, ces jolis textes qu’elle a également mis en paroles et en musique avec l’artiste Maurizio Peretti, à la demande de celui-ci ?

– Exactement, sous le nom Biseaux reloaded, dont des extraits sont disponibles sur la toile. Et l’effet est en effet surprenant ! Mélange de répliques quotidiennes, monotones ou empressées, ralenties ou apaisantes, toujours prononcées avec sublime par la voix mélodieuse d’Odile Cornuz, dansant avec les sons décalés, électroniques ou naturels, d’un Maurizio Peretti étrangement hypnotisant. Un artiste qui occupera toujours une place particulière dans le cœur enchanté d’Odile.

– Mais ce n’est pas tout ?

– Non, point guère ! Odile Cornuz est également l’autrice de Pourquoi veux-tu que ça rime ? (2014) et surtout de Ma ralentie (2018), le livre que nous avons croqué d’une croque !

– Sacrée croquette, va ! On l’a bien Croc’Odilé ce bouquin ! Cette « prose poétique », même, selon ses mots !

– Et selon les nôtres ! Eh alors, si j’ai parlé de Biseaux reloaded, c’est bien parce que, dans Ma ralentie, j’ai à nouveau ressenti cette charmante incompréhension. Odile Cornuz prend la structure traditionnelle, la déconstruit puis, quand nous croyons que nous allons nous y perdre, la reconstruit autrement et nous permet de nous y retrouver facilement. Elle prend l’ordre, en fait du chaos et restructure le tout dans un ordre nouveau, très accessible, très plaisant pour les papilles visuelles, qui pépitent et crépitent de plaisir ! Elle travaille la langue au corps, la modèle comme de l’argile.

– Oui, enfin, ça c’était avant ?

– Ne casse pas toute la magie, mon Platounet. C’est vrai, c’est vrai. C’était avant de la rencontrer. C’était comme ça que nous l’avions lue. Mais en la rencontrant, elle nous a apporté un éclairage nouveau !

– Lequel ?

Tu ne l’as donc pas écoutée ?! Comme elle l’explique à la fin de Ma ralentie, celle-ci s’inspire, transgresse, développe, réadapte un poème d’Henri Michaux au nom proche, « La ralentie », poème qui « nourrit » l’écrivaine « depuis longtemps ». Et voilà toute la subtilité, que le bouquin tient secrète : ce long poème de Michaux, elle l’avait découpé, faisant de chaque vers un « intertitre ». Et en dessous de chacun de ces « intertitres », elle avait développé sa propre perception de la chose, son univers de pensées ramifié à partir d’un seul vers ; et ce, sur un paragraphe entier, parfois court, parfois plus long. Aussi Ma ralentie répond-il, paragraphe après paragraphe, à chacun des vers de Michaux, dans un écho joliment déformé par la plume d’Odile Cornuz. Seulement, pour des raisons de droits d’auteur, voilà qu’Odile a dû retirer de sa prose poétique les vers de son âme amie Henri. Et le chaos que nous avions perçu initialement n’était pas réellement un chaos : Odile ne faisait que répondre à Henri, les répliques de celui-ci ayant par la suite été supprimées, formant un chaos aussi involontaire qu’imprévu ! Ou, pour la citer : cette suppression des vers « intertitres introduit une sorte d’énigme qui n’était pas censée être là ! »

– Mais chaos tout de même ? Si je me souviens bien, Odile nous avait dit se retrouver dans notre lecture de la structure rendue chaotique, puis réordonnée, n’est-ce pas ?

– Oui, tout à fait ! Pour elle, il s’agit d’un rythme, s’accélérant, plantant les freins, ralentissant, puis s’emballant à nouveau comme un fringant poulain ! Un rythme auquel nous nous étions attachés dans Biseaux et sa version reloaded, et que nous avons retrouvé avec ô, dis-le ! combien de joie ! dans Ma ralentie.

– C’est marrant, Éric, mais depuis tout à l’heure tu me tutoies, n’est-ce pas ?

– Oui, mais toi aussi.

– Eh bien, n’est-ce pas là le petit bonbon orange et rose qui explose en bouche, la saveur toute particulière de Ma ralentie ?

– J’en ai l’impression. La deuxième personne du singulier qui se répète inlassablement, anaphores de château fort, « Tu », « Tu », « Tu », « toi » et « Tu » éclate en une multitude absolument déconcertante, rassurante, englobante, n’excluant personne. « Tu », c’est l’autrice. « Tu », c’est la narratrice. « Tu », c’est le lecteur, et puis la lectrice. « Tu », c’est le céréalier du coin. « Tu », surtout, c’est le « double fantasmé » par le « Je », la béquille rassurante qui s’occupe du « Je » lorsque celui-ci a besoin de souffler un peu. Le « Tu » est orange, le « Tu » est rose ; il est coloré et ça nous plaît ! Et puis le « Tu », pour Odile Cornuz, c’est une manière d’inclure constamment son lectorat actif – auquel elle croit –, une manière de l’impliquer et de le faire réfléchir avant tout, une façon de « n’écrire un livre qu’avec des questions ». Finalement un peu comme toi, avec ta maïeutique, n’est-ce pas Platon ?

– Puis-je répondre autrement que par une question ?

– Tu es minimaliste, Platon. Et justement, si Odile aime écrire abondamment, selon l’une de ses confidences, elle réduit ensuite systématiquement. Elle élague tout ce qui est de trop. Elle élague beaucoup. Pour elle, « écrire, c’est rendre réel ce qu’on a ressenti » ; puis « retravailler l’écriture vers le moins », vers « l’acéré, le pointu » ; faire du « sombre ou non, mais tranchant ». L’écriture a pour elle quelque chose de « très artisanal », peut-être à l’instar d’un Edgar Allan Poe. Et elle insiste : « le travail le plus laborieux est sans doute la écriture ; il faut du temps ».

– La rythmicité, le temps. Radio et théâtre ?

– Tu pourrais tout de même faire l’effort de formuler tes phrases en entier ! Soigne ton plat ton, Platon ! C’est évident ; Odile Cornuz fait le grand écart en posant un pied dans le monde du théâtre, l’autre dans celui de la radio. Et ce, tout en plaçant ses mains de façon stable dans le monde littéraire ! Pour elle, le rythme se construit donc également en disant le texte, en le faisant vivre par l’oralité ou en le jouant. En le répétant à voix haute, c’est ainsi qu’on l’écrit mieux. Et le « Tu », c’est aussi « une forme d’adresse, une voix, une prise de parole » héritée de la radio et du théâtre, Odile ondulant entre les genres, à travers les arts et les sens.

– Ne finirions-nous pas ce bref exposé par un retour sur l’helvétisme présent dans Ma ralentie, ce qui nous permettrait du même coup de revenir au cadre général de Soleure ?

– Très bonne idée, mon cher Platon. Sous sa plume pleine de poésie, de bruit de flux et de reflux de coquillage, de renard et de trèfles à quatre feuilles, Odile nous raconte des choses peu plaisantes et nous ferait manger à peu près n’importe quoi avec plaisir ! Car elle parle aussi, avant tout, de la fatigue du quotidien, de la peur d’ignorer des choses supposées connues, de la honte qui en découle, du temps qui manque, et j’en passe ! Elle cristallise toutes ces notions négatives et leur donne la forme d’insectes, d’arachnides, de myriapodes. Et ces petites bêtes, c’est pour elle « l’empêchement de la méditation ». Car Odile nous a avoué être « plus félin que martinet », c’est-à-dire, plutôt que d’être en permanence active et surexcitée, vouloir au contraire « vivre des moments posés, avec l’esprit libre, pour avoir de la détente ». Et la « détente », a-t-elle ajouté, est autant à prendre dans le sens de « détente » du félin, impulsion la permettant d’être prête à rebondir, que dans le sens de moment de quiétude, de « calme ». C’est sa « métaphysique », son « côté animal ». Rectifions donc notre titre : Odile ne nous croque pas tel un crocodile ; elle nous détend et nous offre à rebondir, à l’instar d’un félin. Féline Odile.

– Mais le lien avec la Suisse et Soleure ?

– J’y viens ! La ralentie d’Odile Cornuz, c’est une certaine forme de passivité contenant de l’action, un peu comme un joli yin noir contenant une pointe de yang blanc. Laisser faire le monde et les choses comme elles doivent advenir. Mais « choisir l’inaction… ou l’action ». Pour elle, nous sommes toujours « en état de choisir », d’où une certaine action tout de même. En fin de compte, une pensée très proche de celle d’Épictète, qu’Odile ne lit pourtant pas. Et là peut-être réside une caractéristique un tant soit peu helvétique, s’il en est : une forme d’inaction, de passivité face aux choses – là où nos voisins français, tant aimés, s’embraseraient peut-être parfois, tels des martinets. Passivité, mais avec une pointe d’action tout de même, une liberté démocratique si propre à la Suisse. Et l’autrice neuchâteloise ne s’en cache pas : se détacher totalement d’un contexte lui semble impossible. Dans un monde littéraire francophone centré sur Paris, et un contexte romand minoritaire, dur de ne pas être marquée par son cadre helvétique ! Aussi essaie-t-elle de ne jamais gommer ses helvétismes, et notamment son ouverture aux autres langues. Mischungsalat typiquement suisse, avec ses quatre langues nationales version quatre saisons, que nous avons dégustées en pourléchant nos félines babines, dans une ville de Soleure aussi ensoleillée qu’ouverte au multiculturalisme, si propre à la Suisse !

 

Éric Bonvin

 

À croquer sans plus tarder : Odile Cornuz, ma ralentie, Genève, éditions d’autre part, 2018, 154 pages, 25 CHF.

Ce qui reste quand tout précipite

Le reste est ce dont le tout n’a pas voulu ; dans Bonsaï, le tout est ce dont le reste s’est passé. « Où vient l’idée d’une lecture de la chose autre, dans son manque. »

Pour son dernier recueil, Baptiste Gaillard mite sa tapisserie textuelle de phrases inachevées, à la syntaxe délibérément bancale. La poésie fait vibrer les textures et se déploie en de courtes compositions qui donnent à l’inerte un mouvement et rendent l’inanimé vivant. Le tout, difficilement perméable, flotte, lourd et léger, entre les pages et nos yeux qui se demandent ce qu’ils comprennent en regardant sans voir, mais en voyant aussi peut-être ce qu’ils ne regardent pas.

Bonsaï renverse la logique de l’économie qui veut que l’on se prive du prétendu superflu pour mieux appréhender l’essentiel. « La mise au net peut se faire au contraire, avec élimination du principal et conservation des traces en périphérie. Des formes lacunaires à considérer comme une autre manière de voir le même. »

Pour Baptiste Gaillard, rencontré à l’ombre d’un arbre entre l’Aar et les vélomoteurs, ces poèmes en prose sont aussi des essais, au sens de tentatives, où le texte parle du monde tout en parlant de lui-même et se contorsionne au gré d’exigences impérieuses : l’observateur s’efface au contact de la matière en mutation que convoque une plume précise jusqu’à l’indécision.

Ambivalent, mal ajusté, indénouable, Bonsaï est un livre exigeant qui trouve son générateur – et l’origine de son déploiement – à sa toute fin : il est une forme contrainte qui rend une image miniature d’une espèce naturelle ; « de nouvelles impulsions non jugulées rendent au spécimen son naturel. » C’est ainsi que l’art déborde la forme, que l’agitation l’épuise.

Et puis l’agitation passe ; les restes sont constellés de fulgurances. On peut enfin le comprendre. « Comment quelque chose advient de l’abandon. »

Baptiste Colombara

Forces centrifuge et centripète

Un festival de littérature n’est-il pas toujours un achoppement du souffle ? Ballotés au fil d’un programme chargé, victimes consentantes d’une force centrifuge qui constamment nous jette hors de nous-mêmes dans une succession folle de rencontres et de découvertes, on est en même temps conduits à reconsidérer notre intimité et notre rapport au monde dans un mouvement centripète : car le festival est littéraire, et ménage donc des lectures, des partages.

Arrivé ce matin à Soleure, et découvrant avec plaisir que les distances, à taille humaine, vont nous aider à nous mouvoir dans ce rythme étrange auquel il va falloir nous habituer rapidement, j’assiste à mes deux premiers évènements : Baptiste Gaillard d’abord qui nous lit avec une grande précaution quelques pages de son Bonsaï, puis Odile Cornuz, avec laquelle je passerai une heure à discuter de sa dernière publication : Ma ralentie.

S’arracher de soi et se porter vers l’extérieur, exercer minutieusement son regard sur le dehorsen tentant de ne jamais perdre les surfaces, les matières : Baptiste Gaillard semble se situer du côté du mouvement centrifuge. Voulant faire proliférer l’« impermanence des fixations », il redéploye constamment son regard, jusqu’à ce que cette effusion descriptive s’essouffle et qu’il lui faille couper court : alors il rompt le texte, le coupe, laisse des blancs. Ces blancs qui devraient marquer une « réticence », un retour vers soi ?

Odile Cornuz, quant à elle, par son travail sur la langue s’efforce activement à combattre l’hyperactivité à laquelle le Monde semble nous contraindre, Monde qui nous entraînerait paradoxalement à une certaine passivité, à un certain aveuglement. Elle se concentre alors sur les affects qui la pénètrent et remettent en question la frontière entre le dedans et le dehors, sur les traces de Michaux.

Forces centrifuge et centripète : trouver la juste intensité entre ces deux forces, entre la description objective de Gaillard et les résonances intérieures de Cornuz, voici à quoi m’invitent ces journées littéraires. Rien, au fond, de bien extraordinaire, que cette constante négociation.

Notre équipe à Soleure: Jonas Widmer

Etudiant la littérature française à l’université de Fribourg, Jonas Widmer s’intéresse en particulier aux œuvres du 20ème siècle. Egalement amateur de cinéma, il noue un rapport complexe avec les images : facilement sidéré par ces dernières, il ne se départit d’une certaine méfiance envers celles-ci.