Une langue unique et qui nous transporte, avec Ivan Salamanca

A propos des Bonnes fortunes, j’ai entendu à ta lecture d’hier que tu avais publié un deuxième volet qui s’apparente beaucoup à celui-ci. Est-ce que tu voudrais parler un peu du contexte de sa publication ? Cela avait-il pour but depuis le début d’être publié en deux volumes ?

Oui, je les ai construits comme ça : le premier recueil est donc celui-ci, Les Bonnes fortunes, et le second est La Charrue et les étoiles. J’ai commencé à fabriquer mes récits autour des Bonnes fortunes, dont les thématiques très générales sont l’amour et la mort. C’était le sujet qui réunissait ces cinq textes au sein du recueil. Et puis, en parallèle, je travaillais sur d’autres textes avec le même type de structure, le même type d’esthétique mais qui prenaient plutôt une teneur qui allait en direction de la création et la destruction. Ceux-ci ont été intégrés au second recueil. Je considère ces deux livres comme des frères ou des sœurs. Ils sont directement liés, mais c’était important pour moi qu’ils soient séparés selon leurs thématiques. 

Est-ce que tu voudrais me parler un peu de ton parcours ?

Toutes mes études se sont faites à Genève. J’ai fait une maturité scientifique et j’ai ensuite commencé l’université à Genève en français, japonais et histoire. Au cours de mes études, je suis allé au Japon plusieurs fois et ma branche principale, qui était initialement le français, est devenue le japonais. J’ai obtenu ma licence universitaire puis j’ai été engagé pour faire de la recherche en japonais, que j’ai arrêtée après un an parce que j’avais vraiment l’idée de me consacrer à l’écriture littéraire et que j’avais l’impression que l’aspect scientifique de l’université me coupait un peu dans ma créativité. Ensuite, j’ai travaillé comme travailleur social au Bateau Genève, qui est une structure qui reçoit les gens de la rue. Et puis, en 2009, j’ai fait la découverte de l’écriture de Pierre Michon à travers son texte La Grande Beune. Et là, tout à coup, j’étais face à une prose lestée d’une charge hors norme de poésie, qui m’a vraiment donné l’influx nécessaire pour pouvoir penser à concevoir un texte destiné à être publié. Je me suis mis à fabriquer quelque chose dans cette direction-là. En cours de rédaction, j’ai constitué un dossier pour le prix de la Fondation Édouard et Maurice Sandoz de littérature, que j’ai finalement remporté. Et à partir de là, les conditions étaient réunies pour que je me lance pleinement dans l’écriture. Voilà comment tout a commencé. 

En parlant de japonais, quel est ton rapport aux langues et est-ce que ton rapport au japonais a modifié ton regard sur le français ou sur ta manière d’écrire ?

Non, pas directement. Je ne pense pas que ça ait eu un effet sur ma manière d’écrire. Par contre, ça m’a beaucoup enrichi sur le plan personnel. Je connaissais d’autres langues, mais le japonais c’est vraiment une structure linguistique qui est très différente, avec un positionnement du je qui est très différent aussi, avec des formules de politesse et des nuances de langues qui sont extrêmement précises et qui m’obligeaient à faire la rencontre d’un moi que je ne connaissais pas forcément avant. Le japonais, c’est un décalage expressif, c’est un médium très différent de celui du français. Après, je ne crois pas que cette langue ait eu une influence directe sur mon écriture. Je pense que ma base littéraire, mon cursus et ma passion littéraire sont vraiment très concentrés sur la francophonie et c’est aussi ça qui m’a fait arrêter la recherche en japonais. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir des auteurs et à voyager à travers des textes japonais, mais je suis un peu monomaniaque avec la littérature et c’est surtout par le français que je suis porté.

Au sujet du bilinguisme dans Promesses de lune, le premier récit des Bonnes fortunes, un certain nombre de termes italiens reviennent. Tu as une nationalité italienne ?

Oui, mon père vient des Pouilles, du talon de la botte : je suis pour moitié Genevois et pour moitié Pugliese. C’est le seul texte jusqu’à présent où j’ai inscrit des mots qui viennent d’une autre langue… Je pense que ça a découlé du fait que dans ce récit-là, il y a une découverte assez exotique d’un pays très différent qui pourtant est à quelques kilomètres de celui que connaît mon personnage, le douanier. Et il y a aussi cette idée que cette langue est très chantante. Ça revient plusieurs fois dans le récit. L’idée que par ce chant est provoqué un dépaysement du personnage. Voilà pourquoi j’ai utilisé ces mots sans les traduire. Je ne l’ai pas fait de manière vraiment réfléchie, c’est venu comme ça, c’était nécessaire. C’est vraiment le récit qui m’a appelé à faire de la sorte. 

A propos de l’usage de l’italique, il m’a semblé qu’à chaque fois qu’il apparaissait, il s’agissait d’une incursion ou expression du récit propre du personnage. Que pourrais-tu dire à ce sujet ?

Si on regarde Promesses de lune, en effet il y a une espèce de refrain qui se répète au fil du texte et qui se répète en se transformant, en se restreignant, en s’amplifiant ; il y a d’autres italiques également qui sont liés à des expressions de la langue française comme tisser une corde de sableprendre la lune avec ses dents, qui signifient parvenir à l’impossible. Ça, c’est vraiment quelque chose qui a guidé mon écriture au fil de ces deux recueils de récits courts :  partir d’une expression de la langue française et graviter autour. C’est une exigence stylistique que je me suis donnée. Dans certains textes, elles sont intégrées sans être mises en italique, dans d’autres elles le sont. J’ai fait usage de l’italique à la fois pour marquer les quelques très rares dialogues entre les personnages ou certaines de leurs pensées intimes, et à la fois pour souligner ces expressions de la langue française.

Au sujet de la poésie, tu as dit que Pierre Michon t’a inspiré pour donner une voix prosaïque à la poésie. Pourrais-tu préciser ce que cela signifie pour toi, et ce que cela dit de ces frontières entre les genres ?

Pierre Michon n’est pas le seul, je le cite tout le temps car il a été une révélation littéraire, il a fait incursion sur ma route au bon moment et au bon endroit, sa plume m’a ouvert des possibles. Mais j’en parle trop. Ce mélange de prose et de poésie, je l’ai trouvé avant cela, chez d’autres auteurs que j’affectionne particulièrement. J’ai été assez époustouflé par la langue de Francis Ponge par exemple, de Julien Gracq, plus tard de Jean Giono. J’ai à la fois toujours lu beaucoup de poésie et peut-être même plus de poésie dans ma jeunesse que de prose. Ce qui m’intéresse en littérature, c’est d’être face à une langue qui prend des chemins de traverse par rapport à celle que l’on use quotidiennement ; ce qui souvent, il est vrai, demande un effort particulier d’attention. J’ai peu d’intérêt à lire une langue qui n’est pas proprement travaillée, qui ne porte pas en elle quelque chose de déroutant, d’éblouissant. J’ai besoin de cette claque langagière, esthétique qu’on peut trouver chez les auteurs que j’ai cités notamment, ou chez les surréalistes en poésie, ou chez Rimbaud. Récemment, j’ai lu les poèmes du Sel noir d’Édouard Glissant, qui m’ont fait cet effet. Mais je peux aussi le trouver dans La Route des Flandres de Claude Simon ou chez David Bosc, par exemple. Poésie ou prose, qu’importe finalement : ce qui compte est que la langue soit vraiment unique et nous transporte.

Pour toi, qu’est-ce qu’ajouter quelque chose de lyrique à un texte en prose ?

Cela se passe au niveau du choix des mots, il faut un investissement total de l’auteur pour saisir le bon mot afin qu’un choc esthétique puisse advenir. Il ne s’agit pas que de beauté, mais aussi d’émotion. Il faut que la vibration du mot dans le rythme de la phrase se fasse, que sa vocation ne soit pas seulement de rendre les choses intelligibles mais aussi vibratoires. Il s’agit de résonance et de musique, de justesse. Et tout cela doit être entraîné dans un souffle, un mouvement qui corresponde au propos. Tout ce travail pour moi est strictement poétique mais doit s’inscrire dans la prose. Je pense tout à coup à une autre claque littéraire que je viens de recevoir et qui vient de Michel Jullien, de son texte Yparkho, publié chez Verdier. Toutes les phrases de ce récit sont quasiment parfaites. Il n’y a rien à jeter. Ce n’est pas de la perfection grandiloquente, c’est de la perfection parce qu’elle est incarnée. Ce que j’aime c’est l’incarnation, le souffle, et ce même même dans les failles du texte – le fait de sentir que l’auteur s’est attelé à s’approprier la langue pour lui donner une liberté, une sauvagerie, une identité propre, pas seulement au service du contenu mais bien de la forme. La forme a une influence sur le contenu qu’il ne faut pas négliger. C’est ça, le lyrisme.

As-tu déjà écrit et publié de la poésie ?

Je n’ai pas publié de poésie mais j’en ai écrit, oui. Les premières choses que j’ai écrites, avant d’être publié, c’était de la poésie. Ça résultait souvent d’un besoin assez personnel et viscéral. La poésie, pour moi, c’est le terrain de jeu langagier le plus libre qui soit. C’est là où les carcans structurels peuvent être suffisamment mis de côté pour s’atteler librement à la force des images, aux associations sonores, et se laisser véritablement surprendre par ce qui advient. J’en écris encore, de temps en temps, mais plus rarement depuis que je suis publié et que j’instille, autant que faire se peut, de la poésie dans mes proses.

Et pourquoi cinq récits ?

Il s’est avéré qu’à force d’en construire j’en avais douze, treize et dans ces douze, treize, peut être quatorze j’en ai sélectionné dix, cinq par recueil. Ce n’est pas un chiffre symbolique mais j’avais le désir que cela se fasse en miroir, qu’il y ait le même nombre de récits et à peu près le même nombre de pages dans les deux livres.

Est-ce que tu voudrais dire une dernière chose ?

Ce que je peux encore ajouter c’est que l’écriture de ces récits courts s’est faite à la base un peu par hasard, parce que j’ai répondu à un appel à texte d’une revue littéraire et que je me suis attelé à cet exercice. Et finalement, je pense que même si ce n’est pas du tout une recette, ce format convient assez bien à ma langue qui est une langue dense, chargée en images et en sonorités, en circonvolutions parfois. Ici, les fenêtres que le texte ouvre doivent être peu nombreuses et se refermer rapidement, ce qui m’a poussé à aller à l’essentiel, ce qui a été un extraordinaire exercice pour moi. Et je suis heureux que ces deux petits livres aient vu le jour.

Retour à l’essentiel, avec Simona Brunel-Ferrarelli

Un instant à l’ombre de la frénésie et de l’ébullition du monde. Un instant de calme au cœur de la vie. Rencontrer La Chienne-Mère de Simona Brunel-Ferrarelli, c’est l’occasion de freiner, de se reconnecter à l’essentiel, de ne plus s’abîmer. Rencontrer La Chienne-Mère, c’est entrer dans la peau d’Allegra Felice, qui, piétinée par une famille intransigeante et violente, croise le regard salvateur d’une chienne (qui se nomme Mère). Accompagnée par sa chienne Luna, Simona Brunel-Ferrarelli revient sur son dernier roman, paru en 2021 aux Editions Slatkine, et nous livre ses pensées brûlantes d’émotions.   

Dans La Chienne-Mère, le contraste entre les deux types d’énergies maternelles que vous dépeignez est saisissant. La dureté de la mère d’Allegra est si bien juxtaposée à la bienveillance de sa chienne ! Le titre de votre récit est-il un moyen de faire référence à ces deux énergies ? Se veut-il polysémique ?

En fait, le titre voudrait plutôt brouiller les pistes. Il voudrait plutôt confondre. D’ailleurs il y arrive très bien puisque j’ai eu toutes sortes de retours, et aussi négatifs. Mais moi ça ne me dérange pas de déranger. Et on l’a plutôt entendu comme une connotation négative de la maternité. Et peut-être parce que lorsque l’on écrit, il y a tout qui nous échappe, enfin j’espère du moins que ça nous échappe parce que si on calcule tout alors ça ne va pas. Et probablement qu’en voulant jouer sur les mots, il y a cet aspect négatif, pas de la maternité mais de l’humanité, qui m’a échappé. Il y a cet aspect presque insultant de la maternité qui rebondit dans le titre, une maternité humaine qui pour autant mérite tout mon respect. Je suis moi-même maman de deux enfants. Vous parlez de polysémie, je crois que oui, polysémie mais on a surtout entendu un aspect de ce titre qui est un aspect négatif. […] En fait ma priorité, c’est d’inverser la donne, de créer des néologismes, d’inverser le temps et la place des mots. Donc j’aime bien par exemple mettre l’adjectif après. Et La Chienne-Mère c’est une Mère-Chienne, mais une Chienne-Mère. […] La langue française est élastique. Et donc dans cette élasticité moi je trouve des sens. Un peu par hasard hein, tout d’un coup on découvre que l’on inverse juste et puis on met un trait d’union et ça change tout.

Dans La Chienne-Mère, il est possible de tisser de nombreux liens et parallèles entre les différents protagonistes, même entre les humains et les animaux. Dans votre roman, comment qualifieriez-vous la frontière entre le règne animal et l’humanité ? Y en a-t-il une ?

Écoutez je ne sais pas, je vais en parler à ma psy. Je n’en sais rien. Elle est très bien cette question. Je ne peux pas vous répondre parce qu’elle mérite une grande réflexion. Mais ce que je peux vous dire, c’est que depuis un événement précis, qui est la mort de ma mère il y a 6 ans, je vis avec elle (en regardant sa chienne) et puis avec Pablo, qui est arrivé il y a 3 ans. Je vis avec des chiens. Et donc la frontière se confond pour moi, j’ai donné de plus en plus d’espace aux chiens. Je lui ai donné beaucoup plus d’activités (elle montre Luna), elle est devenue chienne de thérapie, on a fait les fins de vie, on a fait les accompagnements aux enfants autistes, on a fait tellement d’activité que cette frontière est devenue floue, et je suis de moins en moins bien avec les humains et de mieux en mieux avec les chiens. Ce qui n’est pas très bien en soit, mais j’y travaille.

Dans La Chienne-Mère, le regard d’un chien est empreint d’un amour si pur qu’il a la possibilité de métamorphoser l’humain. Selon vous, ce regard peut-il changer l’identité d’une personne ?

Camus disait que l’on n’écrit pas sa propre histoire, mais l’histoire de ses nostalgies. Et j’ai la nostalgie, petite, de ne pas avoir eue une chienne comme elle. Donc je n’ai pas eu cette enfance. J’ai eu des choses de cette enfance, mais j’aurais adoré avoir une chienne comme elle. Je l’ai eue tardivement et elle a pansé toutes mes plaies. Donc elle m’a permis aussi de mieux voir le monde. Un exemple vraiment bête : on a une rancœur envers quelqu’un, on a une colère qui monte, on a une jalousie, on a des sentiments bas qui nous appartiennent, l’être humain est plein de sentiments violents, ce roman est un roman sur la violence mais on est tous violents à l’intérieur de nous-mêmes. Alors que demain soir, quand je vais rentrer, Pablo va m’accueillir comme si je ne l’avais jamais quitté. Il va m’accueillir et me lécher de la tête aux pieds. Et tout d’un coup on se dit : mais si seulement on avait 1% de cette générosité qu’ont les animaux, il n’y aurait pas de guerre en Ukraine, il n’y aurait rien. On dit souvent, cette phrase vous avez dû l’entendre, « si le monde appartenait aux femmes », mais non les femmes sont pires que les hommes. Si le monde appartenait aux bêtes, qui ne se battent que pour chasser, il n’y aurait rien de tout ça. C’est sûr, il n’y aurait rien de tout ça. […] Les chiens se jetteraient dans un lac pour nous sauver. Les Hommes ne le font pas.

Dans La Chienne-Mère, vous expliquez que « la langue n’a rien inventé comme mots pour décrire [l’émotion d’une mère qui perd son enfant] ». Est-ce la même chose avec l’amour que l’on perçoit dans le regard des animaux ?  Est-ce aussi une émotion indescriptible ?

Je vous répondrai quand Luna ne sera plus là. Je n’aurai plus jamais ça avec un autre chien, je n’aurai pas ça avec Pablo. Et vous voyez, je ne pouvais pas venir à Soleure et la laisser à Genève. Je peux laisser mes enfants mais je ne peux pas laisser Luna. Donc j’ai vraiment un rapport enfant-mère, mère-enfant. Elle m’a sauvé la vie quand elle avait 5 mois, on ne se connaissait pas bien. J’ai eu une crise d’asthme, elle m’a tirée jusqu’à une pharmacie quand même hein, je serais morte sinon. Elle a… Elle a fait bouger la main de quelqu’un qui était dans le coma, donc ce n’est pas rien ces chiens quand même. Dans ce livre, [la chienne] est l’antiviolence. Si vous voulez comprendre ce livre, je décris la violence qu’il y a entre tous les humains et de plus en plus dans le monde d’aujourd’hui […]. Et dans ce monde qui  avance, qui progresse ou qui régresse je ne sais pas, qu’on ne peut pas freiner, où la violence est partout, dans l’agroalimentaire, dans les réseaux, partout, là le chien n’a pas changé. Le monde animal n’a pas changé. Donc moi, ça me redonne confiance dans la vie. Je me dis que si eux sont restés pareils alors nous on peut aussi. On peut aussi revenir à une normalité. On peut aussi écarter cette bouteille de coca comme l’a fait Ronaldo, faire chuter Coca-Cola et revenir à un monde normal. Les chiens vivent dans un monde normal.

Certaines théories expliquent que dans une famille, les traits de caractères se transmettent de génération en génération. Dans La Chienne-Mère, ce mouvement transgénérationnel ne s’actualise pas chez Allegra, n’est-ce pas ?

Alors j’ai ça aussi avec Les Battantes, sauf que c’est une histoire d’amour entre adolescents et c’est dans la rencontre entre ces deux adolescents où la fille dit au garçon dont elle est amoureuse : « il sera ma mère nouvellement advenue ». Je crois qu’à un moment donné, nous recevons une génétique et puis à un moment donné, la famille cesse. Il arrive à un moment dans notre histoire biologique où la famille n’est plus la famille, où la famille de cœur prend la place de la famille. Moi j’ai vécu ça et j’étais très attentive à ça. Ça ne veut pas dire que ma mère n’était plus ma mère, j’ai vécu un drame quand ma mère était décédée. J’ai eu la chance dans ma biographie de rencontrer des êtres exceptionnels. Elle [Luna] est le dernier être exceptionnel que j’ai rencontré, et de tous elle est le meilleur. Je ne m’autorise pas à aimer Pablo encore, parce qu’elle est encore là. Elle a 9 ans cette année. Quand elle ne sera plus là on verra. Mais je pense que c’est valable aussi dans les couples, dans les grandes rencontres entre grands amis, entre amoureux. À un moment donné, on recrée une sorte de famille. Il y a des couples qui sont indissolubles même s’ils ne sont plus ensemble. Ils ne se retrouvent plus jamais mais ils restent des couples.

C’est donc un message profondément optimiste que vous dépeignez au sein de toute cette violence ?

Complètement, mais absolument. Mais la violence elle est là. Elle existe même quand on ne l’exerce pas, on l’éprouve. Il ne faut pas la nier, il faut arrêter de la nier. Il faut arrêter de dire qu’on vit dans le meilleur des mondes c’est faux. Maintenant on peut la transformer. Il faut entrer dans la peau du dragon. Il ne faut pas tuer le dragon, c’est fini l’époque où on tuait les dragons, il faut entrer dans la peau du dragon et dire « qu’est-ce qu’on fait maintenant avec ça ? Qu’est-ce qu’on fait ? ». Et vous voyez, par exemple Luna quand je l’ai prise ben c’était un chiot, un chiot Golden. Un chiot Golden ça mord, elle a quand même cassé la mâchoire de mon fils. Mais on a transformé ce qui potentiellement pouvait être une violence en bienveillance. Elle ne s’est pas transformée toute seule cette violence en bienveillance, c’est quand même un chien de chasse qui reste un chien de chasse. […]. Mais ce travail de transformation il faut qu’il se fasse. C’est le discours nature-culture. C’est un équilibre perpétuel entre Voltaire et Rousseau.

J’ai été étonné de voir à quel point votre récit est brûlant d’authenticité. J’avais parfois l’impression de vivre les mêmes événements qu’Allegra, de voir cette vie défiler sous mes yeux. Pour parvenir à une telle authenticité, quelles parts de vous avez-vous mis ce roman ?

Alors les chiens sont autobiographiques et c’est tout. Je n’écris jamais de romans autobiographiques, mais je ne me sers que des choses que je connais. C’est un peu tordu comme je réponds. Mais je déteste les romans autobiographiques, j’ai horreur de ça. J’ai horreur de la réalité aussi. Mais je ne peux raconter que ce que je connais. Mais si vous lisez Les Battantes, vous verrez que c’est un milieu socio-culturel complètement différent, et alors vous vous dites « mais quelle est la part de vrai ? ». Les émotions sont vraies. Les événements sont fous, mais les émotions sont toutes vraies. Les événements ce n’est pas grave, les événements me servent de support pour raconter des émotions. Quant au chien, ben le chien s’appelle Bandit parce que j’ai effectivement un petit chien, qui est mort dans mes bras, et à partir de cette mort, j’ai construit Bandit. Vous voyez, donc il n’y a rien d’autobiographique mais les émotions sont les mêmes. […]. Pour être franche avec vous, ce roman n’était pas du tout parti pour parler de ma chienne. Il était parti dans la direction de la violence. Et puis il sonnait faux et puis je n’arrêtais pas de deleter, deleter, deleter, deleter, deleter. Et puis un jour, mes yeux tombent sur Luna, et puis je dis « ah mais voilà pourquoi je delete ». Et c’est reparti tout à fait dans un autre sens. Et là c’était un autre roman. Il manquait l’émotion. Tant qu’on racontait une histoire, ce n’était pas intéressant. Il faut raconter des émotions. Moi je ne peux raconter que des émotions. Je ne veux pas raconter des histoires, ça ne m’intéresse pas.

***

« Si nous pouvions, l’espace d’un instant, mériter l’infiniment humble du cœur de nos chiens, nous serions sauvés ». – Simona Brunel-Ferrarelli, La Chienne-Mère

Pour plonger dans ce récit brûlant de sensations, rendez-vous aux Editions Slatkine.

Wie aus Frustration ein Supergerhard entstand

Obwohl die Literaturtage bald zu Ende gehen, finden sich zahlreiche Besucher im Theatersaal ein. Anaïs Meier liest aus ihrem ersten Roman Mit einem Fuss draussen vor. Die Erwartungen sind hoch.

Meier setzt sich und nimmt mit ihrer Präsenz sofort den ganzen Saal für sich ein. Als sie zu sprechen beginnt, unterlegt plötzlich ein Brummen über den Lautsprecher ihre Worte. Das wirkt dramatisch. Im Nachhinein kann man dieses Brummen durchaus als Vorankündigung zu einer göttlichen Unterhaltung deuten. Die Autorin lebt bei der Lesung den Charakter ihrer Hauptfigur Gerhard. Supergerhard, wie er sich auch gerne selbst nennt, ist wie sie im besten Alter, wie Meier mehrfach betont. Ihre Mimik und Tonfall machen den schrulligen Protagonisten auf der Bühne lebendig. Die Zuschauer:innen lachen immer wieder über die Aussagen oder Beobachtungen von Gerhard, der eben nicht so spricht, wie man es aus Romanen gewöhnt ist. Und deshalb hat Meier dieses Jahr auch den Förderpreis Komische Literatur erhalten.

Wie ist Meier überhaupt auf die Idee zu diesem Roman gekommen? «Meine besten Jahre habe ich an Ludwigsburg verschwendet», meint sie trocken. Ihr wurde während dem Studium gesagt, dass sich niemand für die «Asozialen» (ein Wort, mit dem sie absolut nicht einverstanden ist) interessiere. Da fehle die Fallhöhe. Ihr Kommentar dazu: «Fallhöhe? Who cares! Mir geht es am A*** vorbei, wie es einem Professor in seiner Lebenskrise geht.» Probleme sind bei Menschen wie Gerhard, die am Rande der Gesellschaft stehen, viel existenzieller.

Darum hat Meier auch Gerhard erschaffen: «Gerhard war schon immer ein bisschen ein Spezieller. Auch in der Schule.» Obwohl er als weisser, heterosexueller Mann zu den Privilegierten gehören würde, steht er dennoch am Rande der Gesellschaft. Diese Zusammensetzung lenkt weniger vom Grundprinzip Ausgrenzung ab, als wenn die Hauptfigur auch noch eine Frau, people of color oder homosexuell gewesen wäre. Denn wäre es bei Gerhard besser gelaufen, könnte er jetzt auch Banker sein. Meier ist der Ansicht, dass das Phänomen der Ausgrenzung im menschlichen Wesen verankert ist. Eine Art Herdendenken bei Menschen, welches Andersartige ausschliesst: «Menschen benehmen sich daneben.» Es ist ihr darum wichtig, dass Gerhard nicht angestarrt wird, seine Würde verliert oder man über ihn lacht. Humor hilft aber dabei, aufzustehen und weiterzumachen.

Est-ce que tu brilles dans l’obscurité?

Simone Lappert est autrice de deux romans et marque sa présence aux Journées littéraires de Soleure avec son premier recueil de poèmes en allemand längst fällige verwilderung (retour longtemps attendu à l’état sauvage). Avant de commencer avec les questions, je veux me connecter avec l’autrice Simone Lappert. Pour cela, on fait un jeu de ping-pong : je commence par un mot, Simone me répond par le premier mot qui lui vient à l’esprit, je réagis à son mot et ainsi de suite. Finalement, on commence par communiquer non pas par des phrases, mais uniquement par des mots :

Poème, écrire, texte, lire, entendre, musique, saxophone, respiration, voir, horizon, mer, poisson, peur, lumière, lampe, mite, vole, peur.

Pourquoi tu écris en minuscules ? Est-ce le retour à l’état sauvage de l’écriture ? (Warum wird bei dir die kleinschreibung grossgeschrieben?)

J’aimerais donner le même poids à tous les mots et leur laisser la liberté de transgresser les catégories grammaticales. Et s’il y a peu de mots sur une page, chaque mot a plus de poids, donc je voulais donner la même chance à chaque mot et ne pas mettre en avant l’un ou l’autre.

Alors pourquoi tu notes la ponctuation ?

Le texte respire et cette respiration se traduit par la ponctuation. J’aimerais montrer aux lecteurices le rythme, le souffle et le battement de cœur que j’ai prévus pour la lecture de mes poèmes. Dans mes performances, le texte est pour moi un corps de sonorités (Klangkörper). Pour moi, n’importe quel texte – un roman, un essai, du théâtre – devient tridimensionnel par la lecture à haute voix.

Qu’est-ce qu’un « wortwild » pour toi ? (Le mot « wortwild » est un néologisme qui figure dans l’un de ses poèmes et peut être traduit dans l’explication de Simone par « motmurement » et dans mon interprétation par « métaféroce »)

Tu te réfères à un de mes poèmes qui s’intitule langschlaf (long sommeil). Dans ce contexte, c’est pour moi un murmure. J’adore quand les gens marmonnent dans l’état d’hypovigilance. Qu’est-ce qu’un « wortwild » pour toi ?

Pour moi, c’est le fait de pouvoir lâcher les mots à l’état brut. Les laisser en quelque sorte en liberté et ne pas les coincer dans les catégories comme tu l’as expliqué pour l’écriture en minuscules. Et leur donner avec cela la possibilité de se transformer et de signifier plusieurs choses en même temps.

Même si j’ai la perfectionniste qui se réveille de temps en temps en moi, j’essaye de laisser justement les mots à leur état sauvage (en wortwild). Et j’adore quand je termine un livre et que j’ai encore des questions.

Est-ce que ce sont les créations humaines qui retrouvent l’état sauvage ou est-ce le retour à l’état sauvage qui est une création humaine ? (Wird Mensch-gemachtes verwildert oder wird Verwilderung Menschen-gemacht?)

Le retour à l’état sauvage part du principe qu’avant ce n’était pas sauvage et que ça devient sauvage avec le temps. Si l’on parle d’un jardin qui devient sauvage, souvent c’est dans un sens négatif. Mais dans l’écriture, le retour à l’état sauvage est pour moi quelque chose de très positif. C’est rompre avec des structures, des codes fixes, pour laisser la place à l’ouverture, au sauvage. Et le deuxième sens de ta question: est-ce que le retour à l’état sauvage est une création humaine ? Je ne sais pas. Je pense que oui, dans le cas de l’art. L’art est une création humaine qui recherche le retour à l’état sauvage.

Dans ton recueil, tu as un poème qui se termine par une question : « comment arrive-t-on déjà au bout de l’hiver sans avenir ? » («wie kommt man noch gleich ohne zukunft durch den winter?») J’ai préparé trois réponses à cette question et tu peux choisir celle qui te convient le mieux ou en rajouter une.

  1. Avec perspective (mit Perspektive)
  2. Pas du tout (gar nicht)
  3. Par le présent (über die Gegenwart)

J’aimerais dire par le présent, mais cette option s’est perdue avec la crise du COVID. Moi je pense par l’écriture. En restant en mouvement et en s’exprimant.

Pour traduire la prochaine question je dois m’aider de l’anglais: Are you full with feeling or do you feel fullness? (Bist du gefüllt mit Gefühl oder fühlst du das Gefüll?). (Cette question peux être traduite en français par : Es-tu farcie de ressentis ou est-ce que tu ressens la farce ?)

Tu dis ça à cause du poème so viel gefüll ? J’étais inspirée par une carte de restaurant dans laquelle était écrit «gefühlte Aubergine» (aubergine ressentie) ou lieu de «gefüllte Auberine» (aubergine farcie) et de là je suis arrivée au «gefüll» au lieu du «gefühl». Et je pense que ces deux mots ont beaucoup à se dire.

De quoi rêves-tu ? Je fais référence au poème i have weird dreams with artichokes.

Les rêves dans mon sommeil vont trop loin. Mais dans mon état de veille je rêve d’un monde juste et égal.

Et la dernière question qui est inspirée de ton poème glühmotten (mites luisantes) je vais y répondre moi-même : est-ce que tu brilles dans l’obscurité ? (leuchtest du im dunkeln ?)

Oui.

Ouvrir la littérature au monde, avec Noémi Schaub

Noémi Schaub est autrice, coach littéraire, ancienne membre de l’AJAR (dont elle avait participé à la création), éditrice et co-directrice de Paulette Édition avec Guy Chevalley. Elle est invitée aux Journées littéraires de Soleure afin de participer à une table ronde ayant pour thème «Le rôle de l’auteur ou de l’autrice dans la société». En ce samedi, Noémi Schaub nous consacre un peu de son précieux temps, avant de se lancer dans la discussion intéressante qui l’attend.

En guise de teaser : quel est le rôle de l’auteur ou l’autrice dans la société, en quelques mots ?

Je crois que je n’ai pas tellement une approche théorique de la question mais plus quelque chose de pragmatique, dans les faits. Pour moi, le rôle de l’auteur n’est pas monolithique. Ce que j’essaie de faire, avec mon collègue Guy Chevalley, c’est justement de donner une place à l’écriture qui permette autant de faire vivre une expérience esthétique et littéraire au lectorat, que de lui amener peut-être des idées, des perceptions, des perspectives nouvelles. Du coup, pour moi, l’auteur, dans le meilleure des cas, c’est un mélange des deux. En tous cas, avec mon collègue, on défend beaucoup l’idée de travailler autant l’aspect esthétique des œuvres que leur contenu, et les deux vont ensemble en fait. Qu’il n’y ait pas de : ah oui mais le contenu est tellement fort donc on s’en fiche de la forme. On veut vraiment essayer de mettre les deux aspects en valeur. Parce que je pense que quand on lit un livre, la forme crée des émotions et que ces émotions permettent de mieux recevoir le contenu.

Si l’auteurice, joue un rôle dans la société, est-ce que la société joue un rôle sur l’écriture ? Est-ce qu’il y a besoin d’une base à l’écriture, que ce soit un évènement particulier ou autre ?

Je crois que oui. Et je sais qu’il y a beaucoup de débats ces temps-ci sur qui a le droit d’écrire quoi. Je ne suis pas pour une vision ra ! (avec un geste strict de la main). Enfin, ça part du texte pour informer les auteurs. Mais un texte qui parle de l’homosexualité qui ne peut être écrit que par un homosexuel : ça je pense qu’il faut le nuancer. Pour moi ce n’est pas une question de «droit» ou de «pas le droit», c’est une question «d’angle mort». La personne qui n’est pas concernée par ces enjeux là, même avec ses meilleures intentions, va avoir plein d’angles morts et finalement ne va pas nous donner, même en produisant un texte très réussi, ce que la littérature pourrait apporter : c’est-à-dire d’aller voir ces brèches et nous amener vers des endroits que l’on n’avait pas vus avant. Donc voilà, pour moi ce n’est pas une question d’intention ou de statut, c’est juste factuel : quand on n’a pas vécu les choses, il y a beaucoup d’angles morts. Alors bien sûr, avoir vécu les choses ou non c’est très vaste et très vague comme notion. […] Ceux ou celles qui écrivent un texte sur quelque chose qu’ils ou elles n’ont pas vécu, ce n’est pas qu’ils et elles n’ont pas le droit ou que c’est mauvais, c’est juste qu’il y a des choses qui manquent.

C’est peut-être une essence du texte qu’il faut amener au départ ?

Oui, ou alors comme vous disiez, est-ce qu’il faut un évènement ou quelque chose ? Je pense quand même que oui, l’expérience de la vie nous aide à trouver un certain regard sur les choses. Après, je ne suis pas du tout pour que la littérature ne soit que biographique. Mais on a vécu très longtemps dans une espèce de toute puissance des auteurs et de l’idée d’un génie qui – si on l’a – nous permet d’écrire tout ce qu’on veut. Mais ce n’est pas toujours très intéressant.

Vous qui êtes coach littéraire : est-ce qu’il faut une inspiration initiale à l’écriture, ou est-ce que l’on peut partir de rien pour créer un texte qui porte un sens ?

Comme je l’ai dit au début, je n’ai pas une vision théorique des choses mais plus empirique ou pragmatique. Du coup, quand je travaille avec des gens autour de leur texte […], je leur demande de me faire lire ce qu’ils et elles ont écrit et à partir de là, j’essaie de faire un état des lieux du chantier et d’aider les gens. Effectivement, ce qui est important pour moi quand je travaille avec quelqu’un, c’est de savoir pourquoi cette personne écrit, pourquoi elle écrit ça, et où est-ce qu’elle veut amener son texte. Donc ce n’est pas vraiment qu’il faut certains éléments, c’est juste qu’une fois que les choses sont posées, ça se voit très vite si la personne a juste voulu écrire ou si elle avait quelque chose à dire. Le travail de coach consiste beaucoup à enlever tout ce que la personne croyait qu’il fallait dire pour trouver ce qu’elle veut dire. Pour revenir à l’élément que j’ai dit avant […], je ne fais jamais un interrogatoire identitaire : oui mais tu l’as vraiment vécu ça ? Pas du tout, c’est juste que souvent, quand on creuse, quand on essaie d’approfondir le texte, on arrive très vite à voir s’il y a des angles morts ou pas. La personne qui a écrit réalise souvent qu’il faut s’en débarrasser.

Ces «angles morts», est-ce que je peux les comparer à l’idée de partir d’une chose de vécue pour plonger dans la fiction, comme une entrée en fiction ?

Tout à fait, je pense que c’est une affaire de conscience en fait. […] En prenant un exemple vécu sans savoir si c’est la bonne réponse : j’ai fait partie pendant 10 ans d’un collectif littéraire, l’AJAR, et on a écrit Vivre près des tilleuls, qui était le journal intime d’une femme qui a perdu son enfant. Un drame horrible alors qu’on était plus jeune à l’époque. La plupart d’entre nous n’avions pas d’enfant, mais on l’a écrit et je pense qu’effectivement il y a des angles morts. Mais il y a le miracle de la littérature et je pense qu’on a vraiment créé le personnage pendant des mois et des mois, on a vécu avec dans nos têtes donc il avait pris une existence un peu mystique. Ce n’était pas juste une prémisse littéraire ou un concept qu’on aurait posé, je pense que ça aide. Et ensuite, il y a l’évènement : perdre un enfant, qui vient toucher à des questions de la mort, de la finitude des choses, etc. Ce sont des choses dans lesquelles on peut se projeter et en l’occurrence, on a exploré ce qu’était l’écriture collective et d’avoir plusieurs subjectivités qui viennent amener des éléments et peut-être combler ces angles morts. Mais c’est vrai que juste avant de publier on se demandait: mais on est zinzins ? […] Après la publication on a fait des lectures et il y a des femmes dont c’était la vie qui sont venues nous voir en nous disant : ça fait des années que j’essaie d’écrire un livre là-dessus, vous avez écrit le livre que je voulais écrire. Et nous on se disait : oh my god (rires).

Est-ce que ça engage une culpabilité ou une fierté de se dire qu’on a réussi à écrire ce que d’autres avaient vécu ?

Sur le moment c’est en train de nous arriver donc on le rationalise en se disant : ah bah oui on a fait tout bien, on a fait tout juste, ç’en est la preuve. Après, avec les années qui passent et l’expérience, je nuancerais ça. […] Pour moi c’est moins grave de s’approprier un évènement, tout en disant très clairement que c’est de la fiction. […] Mais s’approprier un évènement fictionnel c’est différent que de s’approprier une identité. Ça ne pose pas les mêmes questions et là je crois qu’on était dans un cadre d’appropriation d’évènement et pour moi, les frontières sont plus floues puisque c’est précisément de la fiction.

Et c’est un évènement qui peut potentiellement arriver à plus d’une identité.

Exactement. Parce que là si on dit qu’on ne peut plus s’approprier des évènements bon bah… on tue une grande partie de la littérature.

Entre le collectif AJAR, votre métier d’éditrice et de coach littéraire, et vos publications dans des ouvrages collectifs, vous êtes habituée à travailler avec beaucoup de monde. Est-ce que ça démontre une certaine conception de l’écriture qui doit se faire à plusieurs et doit être discutée ?

Je pense que le fait d’écrire à plusieurs n’est pas pareil que, par exemple, coacher ou réaliser un travail éditorial. Dans le travail éditorial, il y a deux statuts différents. Il y a un statut créateur et un statut aiguilleur. Du coup, je suis toujours choquée d’apprendre qu’il y a des éditions qui ne font pas de travail éditorial, c’est un fait. […] Je dis toujours : le premier acte d’écriture est de l’art et le travail éditorial est de l’artisanat. […] Et je sais qu’il y a des personnes qui ont cette perception que l‹art c’est l’art, l’artisanat c’est l’artisanat et que si on fait de l’édition ou un travail éditorial sur un texte, quelque part c’est sale, c’est pour le rendre vendable, mainstream. Mais moi je ne crois pas du tout en ça. Enfin, j’ai l’impression que justement le rôle de l’éditrice est de faire le relais entre l’acte créatif et le public. Et aussi, justement, d’essayer de trouver ce qui est essentiel dans le texte et puis le reste on peut l’enlever, voilà. Tandis que la création collective c’est quelque chose de merveilleux qui peut générer des choses incroyables et, comme je le disais, réunir plusieurs subjectivités. Simplement, c’est très difficile parfois d’avoir une direction artistique, parce que justement si tout le monde amène plein d’idées et qu’il n’y a pas une sorte de hiérarchisation, on arrive devant ce que j’appelle un gloubi-boulga d’idées très bonnes mais qui ne devaient pas forcément être ensemble. Fort heureusement je crois qu’à l’AJAR, les projets qu’on a faits ont réussi à avoir une direction. Mais je ne dirais pas que c’est un principe en soit, il faut voir plusieurs étapes de création. Il y a le brainstorming qui est effectivement génial quand on est à plusieurs comparé à quand on est tout seul. Mais le «travail ensemble» est quand même très proche, il faut une humilité du texte, et l’AJAR m’a appris à avoir cette humilité du texte qui n’est rien d’autre qu’une matière. Oui, il y a quelque chose qui se passe quand on écrit et qui est très intime. Mais au final c’est juste de la matière. […]

Est-ce que c’est important pour vous de faire naître de nouveaux auteurs ou de nouvelles autrices, de leur permettre de créer ?

Dans la mesure où je n’ai pas prévu de faire d’enfants, oui (rires). Ah (soupir) c’est une très bonne question – parce que oui. Et, en même temps, à chaque fois que je vais à un salon du livre et que je vois le nombre d’auteurs je me dis : mais faut-il ? Il y a déjà assez et en même temps on voit très bien que même s’il y a déjà assez, ce n’est pas grave, car la littérature a toujours été un lieu de subversion. Les institutions culturelles nettement moins. Oui, il faut continuer à faire exister de nouvelles voix. Avec Paulette, ce qu’on essaie de faire dans la collection Grattaculs c’est vraiment, et non pas pour des questions de marketing ou de vente, d’aller chercher un nouveau public. Un public qui justement ne se sentirait pas d’aller aux Journées littéraires de Soleure, qui est un superbe festival, mais il faut quand même se sentir à l’aise de venir dans un endroit pareil. […] Avec Guy on fait bon teint aussi aux Journées littéraires de Soleure, mais on se demandait comment faire pour aller toucher un nouveau public et aller voir de nouveaux auteurs ou de nouvelles autrices, surtout queer qui, en voyant le public et les invités de Soleure, se diraient : jamais j’enverrai un texte dans une maison d’édition. C’est un monde qui peut faire très peur. […] Avec Guy on essaie d’aller voir des associations LGBTQIA+, d’aller sur place faire des rencontres avec le public, présenter ce qu’on fait. Et aussi beaucoup travailler avec Instagram, pour les mêmes raisons : trouver d’autres canaux, d’autres publics. Et également avec le magazine 360° qui est un super partenaire. Voilà c’est ça, changer le petit microcosme, qui est très micro.

Au cœur bestial des langues

Suivre les traces des bêtes au fil des mots, au fil des récits, au fil des poèmes. Esquisser des rencontres sauvages et nous transporter dans la jungle de la littérature. C’est l’ambition de la revue Viceversa, qui a eu l’occasion de présenter son 16ème volume (intitulé « La part sauvage / Wildewege / Per sentieri selvaggi ») à un public sagement assis dans la cérémonieuse salle des fêtes de l’hôtel-restaurant La Couronne (un lieu contrastant d’ailleurs fortement avec le thème de l’après-midi !). À cette occasion, se sont mêlées les voix de trois autrices (Rebecca Gisler, Julia Weber et Flurina Badel) et d’une traductrice (Anna Allenbach), l’ensemble orchestré par la responsable de la revue, Ruth Gantert. Une expérience pour le moins inhabituelle et surprenante : entrer en contact avec les quatre langues nationales en même temps, quelle puissance !

C’est à la lecture de deux récits et de quelques poèmes composant le volume que « La part sauvage », un intitulé pourtant bien mystérieux, a pris tout son sens. Certes, il y avait les récits et les poèmes, qui ont propulsé l’imaginaire du public dans des lieux hostiles et inexplorés. Mais il y avait surtout ces quatre langues, ces quatre identités, ces quatre cultures qui ont dansé et tourbillonné dans la salle de La Couronne. Textes lus, textes entendus, textes projetés… de quoi habiller l’espace, aussi bien physique que mental, au carrefour des vivacités. Voilées dans leurs ambiguïtés, ces langues se sont parfois révélées farouches : comment traduire le sens exact d’un terme, provenant d’une langue qui ne se laisse que peu dompter ? Pour écouter ces langues parler, il était nécessaire de se laisser bercer par leurs particularités et ne pas vouloir à tout prix y chercher du sens, lâcher ce contrôle obnubilant qui emplit notre quotidienneté.

« La part sauvage », c’est un appel, une invitation à découvrir l’Autre, comprendre son cadre de référence, et ne pas forcément y chercher une correspondance um jeden Preis. Laisser parler le lingue, les laisser nous emmener, les laisser s’emparer de nos impissamaint.

Pour vous engouffrer dans la « La part sauvage » de la littérature :

En français, aux éditions Zoé.

En allemand, au Rotpunktverlag.

En italien, aux Edizioni Casagrande.

Quand le réel danse avec le fantastique

Entretien avec Olivier Dutoit, auteur du recueil de nouvelles La Belle Rousse.

Olivier Dutoit, votre parcours personnel est riche d’expériences professionnelles variées. Qu’est-ce qui vous a motivé à devenir écrivain ?

Ce qui m’a motivé, c’est que je pense que j’aimais écrire déjà avant de faire un métier technique, ce qui m’a un peu empêché d’écrire. Et j’avais quand même ça en moi. J’ai plutôt fait du dessin dans mes loisirs. Et puis, quand à l’âge de quarante-huit ans j’ai recommencé les études pour changer de voie dans mon métier et faire l’école de maître socio-professionnel en cours d’emploi, là j’ai réalisé que j’adorais rendre des travaux écrits et que je m’amusais à inventer des choses. J’aimais cette liberté d’expression. On pouvait rendre aux profs des travaux où on pouvait vraiment s’exprimer sur le sujet et ne pas dire uniquement ce qu’ils voulaient entendre. Donc ça j’ai beaucoup aimé. À la fin des études, j’ai fait un mémoire de plus de cinquante pages que j’ai écrit comme si j’écrivais un roman. Et je pensais que ça n’allait pas passer mais ça a très bien passé. Et c’est ça qui m’a fait comprendre que oui, je pouvais me faire plaisir en écrivant et donner du plaisir au lecteur.

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’avoir été invité aux Journées littéraires de Soleure ?

En vérité, c’est mon éditrice qui m’a téléphoné pour me dire ça, et moi je ne connaissais pas les Journées de Soleure, mais elle était enchantée. Après, j’ai appris à connaître ce qu’étaient les Journées littéraires de Soleure et en voyant qu’on n’était que huit Romands pour la prose, j’ai été vraiment enchanté. C’est mon petit Festival de Cannes à moi. Mais sans monter les marches du festival, sans tapis rouge. Mais oui, c’est une fierté.

La dédicace de votre recueil de nouvelles La Belle Rousse, « À toutes les personnes inspiratrices de ces nouvelles », m’a fait comprendre que les nouvelles trouvent leur inspirations dans des rencontres réelles que vous avez eues. Mais en même temps la fiction est aussi très présente. Comment avez-vous pu allier au réel le monde imaginaire ?

Vous avez raison : la plupart des personnages sont des personnages que je connais. Il m’a fallu avoir ces personnes en tête pour créer les nouvelles. […] J’ai demandé à la fleuriste, pour la nouvelle La Plante et à Barbara, une de mes connaissances, pour C’était beau de la regarder dormir, je leur ai fait lire ces nouvelles, et je leur ai demandé si elles étaient d’accord que je conserve leurs prénoms. Elles ont dit oui. Dans ces deux nouvelles, effectivement, ça part du réel et après ça bifurque dans le fantastique. Et ça, c’est même pas prévu au départ. […] Dans certaines nouvelles on ne peut pas savoir quand commence la fiction.

Dans ce recueil, les émotions sont fortes, notamment la fascination pour les femmes. Leurs corps et les fantasmes occupent un pan important ou s’étendent parfois comme une toile de fond. Le fantasme peut être défini comme une «production de l’imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité» (Le Robert). Pourrait-on dire que ces nouvelles invitent à s’évader d’un quotidien trop simple ?

Je ne dirais pas ça, parce que si effectivement les femmes sont un pilier dans ces nouvelles, c’est justement parce qu’elles occupent dans mon esprit une place énorme et que même ici, à Soleure, je voyais des jolies femmes et je me disais : « Rien que pour ça, je suis content d’être là ». […] Non, ce n’est pas pour m’échapper, pas parce que ma vie est trop morne. […] Le problème n’est pas que j’ai envie de changer ma vie. C’est parce que la vie que je vis m’inspire ces choses-là, et les femmes en particulier.

Un autre sentiment éveillé dans certaines des nouvelles de votre recueil est l’horreur. On l’éprouve notamment dans Le Fortin et Le Petit Oiseau. Ces nouvelles partent d’une imagination enthousiaste, emballée par l’émerveillement, pour s’arrêter abruptement sur une découverte terrifiante. Comment se permettre de rêver quand on ouvre les yeux sur la réalité ?

C’est bien que vous rapprochiez ces deux histoires, parce qu’en fait ce sont deux faits divers, ces fameuses adolescentes qui avaient été retrouvées dans un sous-sol […] et les deux petites jumelles de St-Sulpice qui avaient été enlevées à leur mère par leur père […]. On n’a jamais retrouvé le corps de ces deux petites filles. Pour les deux petites jumelles, j’avais besoin de les retrouver. C’est une histoire un peu abracadabrante, Le Fortin. Et pour l’autre, Le Petit Oiseau, c’est vraiment un petit cadavre d’oiseau que j’ai découvert dans les travaux de mon immeuble, et je ne sais pas pourquoi, j’ai fait la connexion avec une phrase que j’avais entendue dans un reportage ou dans un film, dans lesquels on essaie d’imaginer la fin de vie d’un être humain […] enfermé dans un endroit, et qui n’a plus que ses ongles pour essayer de ressortir. Alors il fallait que je raconte une autre histoire qui est moins prenante humainement […]. L’image de l’oiseau […] est une façon d’être indirect, mais de parler de quelque chose qui est abominable de la part de l’être humain.

Dans la nouvelle qui conclut le recueil, C’était beau de la regarder dormir, l’admiration pour la beauté d’une femme tourne à l’horreur – au meurtre – et revient en sublimation mystique. On y découvre la pureté d’un amour passionné, mais dangereux. Quel est le rôle de l’amour dans la vie des humains sur cette planète ?

Tout le monde dit que le plus important c’est l’amour, qu’il faut de l’amour, qu’il faut donner de l’amour. C’est vrai, bien qu’en tant que garçon, les petites histoire «fleur bleue» on essaie d’y échapper, on fait un peu les rustres, on a appris à être rustre […]. Effectivement cette fille existe, la soirée au Yatus où tout le monde est en blanc, ça s’est vraiment passé, j’ai dansé avec cette fille, c’est vrai, mais après je me suis mis dans la peau d’un érotomane […]. Et moi je la tue parce que je la vois dans la main d’autres gens insignifiants. Je dis « je » dans cette nouvelle, mais jamais je ne m’imaginerais tuer une femme pour quoi que ce soit, c’est sûr […].

Vous utilisez le « je » dans cette nouvelle, et vous adoptez la posture d’un individu dangereux. Qu’est-ce que ça vous a fait d’utiliser le « je » dans un rôle si sombre ?

Au début c’était comme de la facilité d’écrire « je », mais au moment où je plante le couteau, c’est vrai que là je ne peux plus me reconnaître, mais je me suis dit que j’écris des nouvelles en « je » […]. Il y a beaucoup d’auteurs qui ont écrit des livres […] en décrivant des choses qu’ils ne feraient jamais, en se mettant dans la peau du personnage. J’ai trouvé intéressant. Après, le problème, c’est quand vos amis vous lisent, ils ne savent pas où est le réel. Mais c’est un exercice à faire et ce n’est pas désagréable. Après, la vision qu’on peut avoir de vous peut changer. Dès qu’on parle de quelque chose que je ne serais pas capable de faire, c’est amusant, mais c’est gênant.

Est-ce que vous voudriez parler d’une autre des nouvelles ou d’un thème que je n’aurais pas abordé ?

Oui, par exemple de La Sphère et La Plante. À la fin, je quitte cette planète parce que c’est rendu posssible grâce à la sphère qui me fait créer un nouveau monde ailleurs. Ou dans La Plante où des extraterrestres viennent s’implanter chez nous et disent : « Vous n’avez pas su gérer votre planète. On va faire mieux que vous et on va se débarrasser de vous ». L’être humain va trop loin, beaucoup trop loin dans la consommation. Et dans ces deux nouvelles je m’évade de cette terre, mais je fais en sorte que la terre soit sauvée. C’est un côté assez actuel.

L’éloignement de la terre nous ferait entrer dans une utopie ou bien l’utopie est vraiment perdue ?

Je suis déçu par ce dont on est capable. Chaque jour, il y a un exemple qui démontre que l’être humain n’a pas encore compris. Je suis déçu par l’être humain. On sait que de toute façon la planète va rester, même si 100 000 bombes atomiques tombent. Mais c’est toute cette beauté qu’on gâche. […] Il n’y a pas un jour qui ne montre pas un exemple de la stupidité humaine. Vis-à-vis des animaux aussi. Ils sont bien plus malins que nous sur cette terre. Ils vivent comme ils sont nés toute leur vie sans avoir besoin de plus, sauf de se nourrir. C’est l’être humain qui me déçoit.

Est-ce qu’il y a quand même un espoir ?

Oui ! Oui oui oui oui oui, tout à fait ! J’y crois à fond. Notamment grâce à la jeunesse qui se révolte. Ça c’est bien : prendre conscience. Je me rappelle quand j’avais votre âge je faisais des dessins antinucléaires. À l’époque c’était un peu marginal, ça n’a pas été plus loin. J’espère que maintenant il y a plus de moyens pour arriver à faire prendre conscience aux gens. Donc j’espère que vous y arriverez ! Ça j’espère !

[Lecture et discussion : dimanche 15h, Landhaus Säulenhalle]

Portrait d’une traductrice engagée, Stéphanie Lux

Stéphanie Lux voit le jour à Thionville en France. Elle grandit ensuite en Lorraine où elle entre rapidement en contact avec la langue allemande. C’est durant son parcours universitaire qu’elle rencontre pour la première fois une traductrice. Rencontre qui la fascine. C’est ensuite tout un chemin qu’elle parcourt avant d’accéder à un premier emploi dans la traduction : du programme Goldschmidt qui change sa vie à ses premières traductions pour Gallimard. J’ai pu passer un moment privilégié avec cette traductrice pour discuter des enjeux autour de son métier, si important.

Vous êtes nées à Thionville, vous avez grandi en Lorraine et vous vivez désormais à Berlin. Le fait d’avoir vécu dans un pays francophone puis dans un pays germanophone vous aide-t-il dans la transmission (le fait de pouvoir transmettre) des valeurs qui seraient inclues dans les langues ?

Le français est vraiment ma langue maternelle. Cela fait vingt ans que je suis en contact avec l’allemand puisque j’ai étudié à Leipzig puis j’ai déménagé à Berlin, où je vis depuis 18 ans. Il est possible de pratiquer le métier de traducteur·trice depuis partout dans le monde mais j’ai fait le choix de m’installer dans le pays de la langue source. Je vois donc ce qui sort, travaillant également dans une librairie, ce qui rencontre du succès. Je suis toutefois moins en France, là où mes traductions sortent. J’ai moins de contacts avec les maisons d’édition françaises. C’est donc à double tranchant. Je m’efforce cependant de conserver mon français le plus en forme possible. C’est difficile de garder son niveau lorsqu’on baigne dans une autre langue. Mon métier est d’écrire en français, je dois donc être capable de produire des textes lisibles en français. Je me suis rendue compte lors de mes études à Leipzig qu’il n’était pas simple de garder un français correct. Mon ambition était de progresser en allemand, alors je me suis retrouvée à parler un français un peu bancal en revenant en vacances. La langue maternelle n’est pas forcément acquise et il faut toujours continuer à la travailler.

Vous êtes traductrice pour des auteurs que sont par exemple Clemens Setz, Michel Kölmeier ou encore plus récemment Julia Von Lucadou. Est-ce que vous pouvez développer quelque peu la relation entre un· auteur·trice et son traducteur ou sa traductrice ? Est-ce qu’il existe un droit de regard par rapport aux traductions ?

Alors les auteurs·trices n’ont pas de droit de regard à proprement parlé. Il y a un dialogue qui s’installe. Je pose mes questions aux auteurs ou autrices à la fin de ma première version, lorsque j’ai une vue d’ensemble du texte. Je n’ai pas envie de poser mille questions, je me tourne donc vers mes collègues germanophones. Ensuite, dans mon expérience, toutes et tous sont disposé·e·s à répondre à des questions, cela les fait parfois réfléchir à leurs choix dans le texte original. Comme nous le disions tout à l’heure en rencontre, il y a des choses qui passent en allemand au niveau du lectorat qui ne passent pas en traduction. Je vais poser des questions qui soulèvent des problèmes, qui montrent que certains termes sont trop flous ou vagues et où je dois prendre une décision. C’est très constructif comme échange, comme avec Julia von Lucadou, entre l’autrice et la traductrice.

J’ai eu la chance aussi, de côtoyer des auteurs·trices qui parlent également français. Ils et elles pourraient avoir un jugement, mais il ne suffit pas de parler français pour pouvoir juger de la qualité de la traduction. J’ai eu affaire à des auteurs qui m’ont laissée travailler librement, comme Clemens Setz. C’est très agréable d’avoir une certaine liberté pour travailler ces textes.

Comment s’effectue le choix d’un·e traducteur·trice pour une œuvre ? Est-ce un choix personnel des auteurs·trices ou est-ce que cela vient des maisons d’édition ?

Dans un premier temps, surtout dans le cadre d’un premier roman, ce sont les maisons d’édition qui prennent la décision. Ensuite, pour Clemens Setz, j’ai traduit deux de ses ouvrages, un roman et un recueil de nouvelles. Il s’agissait d’une proposition de la maison d’édition. Clemens avait déjà été traduit par quelqu’un d’autre, qui n’avait plus le temps de continuer à traduire en raison de projets personnels. J’ai traduit deux de ses titres puis j’ai été recommandée par l’auteur pour traduire une nouvelle parue dans une revue littéraire. Le contact est venu par la maison d’édition de Clemens qui m’a présentée comme sa traductrice.

Vous êtes donc en quelque sorte « freelance » par rapport aux maisons d’édition ?

Oui c’est ça, je suis toujours indépendante. Les contacts au sein des maisons d’édition rendent toutefois la relation un peu particulière. C’est un peu à l’image de la relation entre l’éditrice et l’autrice. Il faut également que la relation fonctionne humainement. Lorsque c’est le cas, les éditeurs et éditrices ont tendance à travailler avec les mêmes personnes. C’est plus simple de connaître la personne, de savoir comment elle travaille plutôt que de devoir s’ouvrir à une nouvelle façon de travailler.

Je vais désormais vous questionner un peu plus par rapport à la pratique de la traduction. Lors des « joutes de traduction », dans lesquelles vous avez participé hier aux côtés de Lionel Felchlin, une question très intéressante est apparue. Est-ce que le traducteur ou la traductrice lit l’œuvre en intégralité avant de commencer à la traduire ? Ou au contraire, est-ce que le traducteur se laisse surprendre par la découverte de l’œuvre ?

Alors généralement, je lis tout. Il m’est par contre arrivé à deux reprises de ne pas lire en avance. La première fois, c’était un thriller que je devais traduire. J’avais entendu d’autres collègues dire qu’ils ne lisent jamais le livre. Un thriller fonctionne bien pour ce genre de démarche. J’ai donc lu un premier chapitre, je l’ai traduit et j’ai continué ainsi. C’est quelque chose qui m’a vraiment portée car je voulais vraiment connaître la suite. Le suspense et la tension était tellement fortes qu’au bout d’un moment, à environ 2/3 du livre, je n’en pouvais plus. Il a fallu que le lise le reste du livre sans le traduire directement. C’est une bonne chose, car cela veut dire que le livre fonctionne.

Je suis actuellement en train de traduire une tétralogie de fantasy pour la première fois. Je traduis également au fur et à mesure. C’est peut-être plus facile pour de la littérature de genre, sans tomber dans les clichés l’opposant à la littérature classique. Par cette progression avec de la tension et du suspense, c’est un format qui s’y prête plus facilement. On verra si je continue ainsi ou pas.

Vous avez donc traduit des thrillers, des nouvelles et d’autres formats. Est-ce qu’il y a un genre que vous préférez ou un genre dans lequel vous vous retrouvez le plus ?

Alors je me concentre plus sur la littérature dite « générale ». Quand j’ai commencé à traduire, j’ai eu cette impression que, parce que j’avais traduit un polar et parce que j’avais fait un stage dans une agence littéraire qui représentait des auteurs de polar, j’étais cataloguée dans ce genre. J’ai aussi eu l’impression de devoir faire mes preuves avec de la littérature de genre avant qu’on me confie de la littérature générale. Ma bibliographie peut sembler assez hétéroclite, c’est un mélange entre des projets qui m’ont été proposés et des choses que j’ai apportées personnellement. Les projets que j’ai amenés moi m’intéressent le plus, mais c’est assez rare. Il m’est arrivé une fois de traduire un livre que je n’ai pas aimé, cela a été très difficile pour moi. Il faut toujours qu’il y ait une affinité avec le texte. Cela fait aussi découvrir d’autres domaines. C’est un métier où on apprend tout le temps, où on se forme tout le temps. Cela explique la largeur de la palette.

Quelles seraient les éventuelles limites qui peuvent apparaître dans le cadre d’une traduction. Je pense notamment au cas, également évoqué lors de la « joute de traduction », du « der, die, das » en allemand ou encore du « the » en anglais qui ne véhicule pas de genre. Comment parvenir à les traduire en français, est-ce que ce sont des choix personnels du traducteur ou de la traductrice ?

Il peut y avoir des discussions avec les auteurs·trices et les maisons d’édition. Nous ne sommes pas laissé·e·s seul·e·s avec les textes, mais on prend de toute manière des décisions. Il n’y a pas une seule traduction possible, ce dont le public n’est pas vraiment conscient. Le traducteur ou la traductrice peut interpréter les textes et aller dans une direction. Chaque langue a ses spécificités. Le problème qui m’intéresse depuis plusieurs années est celui du genre de la langue, ce qu’on en fait, ce qu’on pourrait en faire. Les maisons d’édition françaises sont assez frileuses par rapport à ce sujet et gardent par paresse ou par correction de la langue, par académisme, ce masculin générique, alors que d’autres maisons, plus petites et plus indépendantes, nous montrent qu’il est possible de faire différemment. Surtout dans le cas de textes militants, mais pas uniquement. Une grille de lecture supposément neutre, qui n’a de neutre que le nom, n’est pas obligatoire.

Vous avez également évoqué dans une conférence que même lors d’une traduction, vous utilisez vos propres mots et votre style. Comment est-il possible de s’affranchir du style de l’auteur ou est-ce qu’inconsciemment sa manière d’écrire est imitée ?

C’est vraiment un fil d’équilibriste. J’essaie de rendre justice au texte de départ, mais mon empreinte est toujours visible. Il y a une strate qui s’ajoute. Parfois je choque certain·e·s collègues ou le public en leur souhaitant de lire l’original. Nous sommes une sorte de béquille pour donner accès à un texte, mais rien ne vaut la lecture d’un original. Je donne une interprétation.

Je pense que pour certains auteurs·trices, qui ont un style littéraire très marqué, on essaie de se fondre dans le rythme de la phrase. Je respecte dans le texte si les phrases sont saccadées ou longues. S’il y a un parti pris esthétique très fort dans le texte, je vais le respecter. C’est vraiment un équilibre à trouver entre son propre style, ses tics de langage, les mots que nous n’aimons pas, les sonorités que nous préférons. Il faut essayer de ne pas être trop visible et, en même temps, montrer notre patte personnelle.

Je me pose aussi des questions sur mes traductions, comme le font les autrices. Après quelques années, je me dis que j’aurais probablement traduit un texte d’une autre manière. Une de mes traductions, faite il y a 4 ans, serait faite différemment aujourd’hui. C’est quelque chose qui change très vite. Ce sont les meilleures décisions possibles que nous avons pu prendre à un moment donné, mais ce n’est pas gravé dans le marbre. C’est pour cela que des retraductions ont lieu. Les traductions ne sont jamais neutres et ont peut-être tendance à vieillir un peu plus vite que les œuvres originales. Il y a en tout cas moyen d’en faire autre chose aujourd’hui, en mettant une autre perspective.

Est-ce qu’il peut arriver, pour des gros ouvrages, que plusieurs traducteurs soient mandatés et travaillent en cherchant un consensus ou est-ce que ce sont toujours des traducteurs individuels qui apposent leur propre style ?

Alors malheureusement ce sont des choses qui arrivent. C’est notamment le cas lors de coups éditoriaux où le livre doit sortir très rapidement après la parution originale. C’est quelque chose de commun pour les ouvrages anglais en allemand. Il faut que la traduction allemande sorte très rapidement, voire en même temps que l’original pour que les gens puissent le lire. Il existe plusieurs « best-sellers » qui sont traduits par deux, trois ou quatre personnes. Je n’ai jamais travaillé comme ça. J’ai l’impression que ce travail d’harmonisation doit prendre un temps fou, ce que les gens n’ont pas forcément dans un tel cas. Je me demande comment les gens font.

Peut être aussi que la traduction semble un peu plus « lisse », en raison de cet aspect de consensus de plusieurs personnes, sans forcément montrer une touche personnelle.

Oui, peut-être que ces personnes se mettent d’accord en amont sur des manières de travailler. Je n’ai jamais travaillé comme ça et je n’ai jamais lu, je pense, un texte qui a été traduit de cette manière. Je ne sais pas dans quelle mesure on se rend compte tout de suite, si on ne voyait pas les noms des traducteurs et traductrices au début. Le plus long livre que j’ai traduit était le roman de Clemens Setz qui fait mille pages. J’ai travaillé durant un an et je n’aurais pas voulu le partager avec une collègue ou un collègue. J’ai eu le temps de pouvoir travailler. C’était bien d’y travailler seule.

Eine Fliege crasht das Interview.
Julia Weber über das Tierische in «Die Vermengung»

Heute morgen besuchte Julia Weber die Buchjahr-Redaktion im Uferbau und hat mit Severin Lanfranconi über ihren Roman «Die Vermengung» und insbesondere die Bedeutung der Tiere für den Text gesprochen.

Julia, beim Lesen von «Die Vermengung» fallen einem die vielen Tierdarstellungen oder auch Tiermetaphern auf: Da ist zum Beispiel die Figur Ruth mit magischen Fähigkeiten, die andere Menschen in Tiere verwandeln kann, wenn sie mit ihr schlafen: Ein Mann wird zur Languste, eine Frau wird zum Fisch. Was fasziniert Dich so am Tierischen oder an seiner Literarisierung?

Es ist ja so oder so ein allgemein verbreitetes Phänomen, habe ich so das Gefühl oder? Mir ist jetzt gerade Gianna Molinari eingefallen mit dem Wolf in «Hier ist noch alles möglich». Die Tiere stehen denke ich generell für so etwas wie Freiheit oder etwas Unberechenbares.

Und für Dich?

Mir entspricht diese Vorstellung auch. In einer Lesung kürzlich in Thun meinte jemand, dass sich bei mir, bei meiner Sprache und auch jetzt in «Die Vermengung» Menschen, Tiere und Pflanzen auf der gleichen Ebene befinden, dass es keine Hierarchie gibt zwischen diesen Lebewesen, dass sich Tier und Mensch sozusagen auf Augenhöhe begegnen.

Aber ergibt sich das für dich so selbstverständlich, dass die Bilderwelt des Animalischen durchwegs positiv besetzt ist? Das Tierische, Animalische, das Triebhafte kann ja auch bedrohlich sein oder eine destruktive Kraft entfalten.

Ja, das stimmt schon. Es gib aber auch die Seite, dass die animalische Existenz von wesentlichen Sorgen befreit ist, die dem Menschen durch sein Bewusstsein nicht erspart werden können. Also soweit ich weiss, denkt das Schaf zumindest nicht darüber nach, ob es sich wirklich lohnt ein Schaf zu sein. (lacht) Das Tier verkörpert so gesehen auch etwas Unschuldiges, in dem Sinne, dass es nicht so kalkuliert wie wir. Dieser Wunschzustand des Vergessens, zu vergessen, wer man ist und was man noch zu leben hat, verkörpert das Tier extrem. Für mich ist es dieser Wunschzustand, den ich literarisch fassen möchte: Nicht wissen zu müssen, dass man endlich ist und die Sinnfrage an das Leben erst überhaupt nicht stellen zu müssen.

Verkörpert das die Figur Ruth und der poetische Raum, der sie umgibt?

Unbedingt: Auch wenn sich die Menschen bei Ruth verwandeln, geht es ja darum, dass sie vergessen, welches Geschlecht sie haben, welche Geschlechterrolle sie im Alltag spielen müssen. Der Mann, der hart sein muss, die Frau, die weich sein muss – und so weiter.

Es wurde bereits in vielen Interviews und auch in Solothurn das politische und feministische Potential des Romans hervorgehoben. Könnte man sogar sagen, dass Ruth und ihre ästhetische Aura, aus einer philosophischen Perspektive gesehen, ausgesprochen queer-feministisch sind?

Unbedingt, ja! Ich denke, es geht um ein Maximum an Freiheit, ein Maximum an Auflösung von allen diesen Kategorien, die uns in unserer Identität, sei es die sexuelle Orientierung oder was auch immer, in irgendeiner Weise einschränken. Der Queer-Feminismus kommt da dem Buch bestimmt sehr nahe, denke ich …

(Der Interviewer wischt sich hektisch über das Gesicht)

… Aber momentan versucht sich wohl vorallem eine Fliege mit meinem Gesprächspartner zu vermengen. (lacht)

Das vollständige Gespräch lesen Sie demnächst beim Schweizer Buchjahr.

«Mängisch hani Iifäll»

Wenn man mit zwei Minuten Verspätung die vielen Treppen zum Gespräch «Im Bett mit Michael Fehr» erklimmt, muss sich die Orientierung lediglich am Klang der Stimmen ausrichten. Und auch wenn man dann in einer Ecke ohne Blick aufs Geschehen auf dem Fussboden sitzt, wird die Wahrnehmung hauptsächlich aufs Gehör beschränkt. Was erst unerfreulich scheint, stellt sich schnell als bereichernd heraus: Denn wie könnte man besser in Michael Fehrs Alltagswahrnehmung eintauchen und seinen nahezu spirituellen Ausführungen zur Literatur und Bildern folgen, als mit dem reduzierten Sehsinn, der auch ihn zeichnet?

Wenn er erwache, sagt Michael Fehr, bleibe er häufig noch für einen Moment liegen, um sich zu sammeln. In der Senkrechte fallen nämlich die Erinnerungen an seine Träume sofort ab, und weil er sie gerne in seinem Schreiben verarbeitet, gilt es, sie festzuhalten, solange sie noch da sind. Auch gestört will er nicht werden, wenn er dann aufgestanden ist. Sonst wird nämlich ins Unbefleckte, das ihm nach dem Schlafen anhaftet und beim Kreieren von Geschichten sehr hilfreich ist, «einfach reingeregnet».

Das Bett ist im Gespräch steter Ausgangspunkt der literarischen Diskussionen – und das nicht ohne Grund: Auch in der Erzählung «Der hundertjährige Holzboden» aus Fehrs jüngstem Buch «Hotel der Zuversicht» wird dem Bett eine zentrale Stellung zugewiesen. Es ist der Ort, an dem man die Ruhe geniessen kann, geschützt vor dem turbulenten Leben fernab der Bettkante. Michael Fehr kennt sie selbst, diese beiden Welten. Und er geniesst beide, braucht zum Kreieren aber vor allem die Ruhe. Bei der Ruhe höre man auch den Sound besser, aus dem sich Geschichten ergäben, sagt Fehr. Es gäbe nämlich, zitiert er den Meister eines nepalesischen oder indischen Klosters, einen Sound auf der Welt, der für sich selbst existiert und nicht gemachter Natur sei. Wenn man ihm zuhört, diesem Sound, findet man zur Manifestation, die der Mensch dann mit seinen feinen Werkzeugen in Artikulation verwandeln kann.

Bei Fehr wirken die kurzen Geschichten, die sich aus der Artikulation ergeben, sehr visuell, obwohl er selbst nur eingeschränkt sieht. Das liege bis zu einem gewissen Grad daran, dass wir immer das begehren, was wir nicht haben, sagt er. Dort kann er hineinträumen, was er möchte, ohne stark von der Realität beeinflusst zu werden. Er setzt auch auf die Bildkraft, die er generiert, wenn die Enden seiner Geschichten vorschnell eintreten. Die kurzen Erzählungen sollen Anfänge sein, aus denen die Lesenden bei Bedarf eine fertige Geschichte imaginieren können.

Während Michael Fehr seine spannenden Sichtweisen ausführt, wird rege gekommen und gegangen. Dabei knarrt der Boden des Künstlerhauses, als wäre er mindestens hundert Jahre alt, und verschluckt die Sätze des Autors kurzzeitig. Auch die Stühle stöhnen, und spätestens als jemand aus den vorderen Reihen laut Fotos zu schiessen beginnt, sehnt man sich nach Ruhe und fühlt sich dem Ich-Erzähler aus «Der hundertjährige Holzboden» plötzlich sehr nahe.