Retour à l’essentiel, avec Simona Brunel-Ferrarelli

Un instant à l’ombre de la frénésie et de l’ébullition du monde. Un instant de calme au cœur de la vie. Rencontrer La Chienne-Mère de Simona Brunel-Ferrarelli, c’est l’occasion de freiner, de se reconnecter à l’essentiel, de ne plus s’abîmer. Rencontrer La Chienne-Mère, c’est entrer dans la peau d’Allegra Felice, qui, piétinée par une famille intransigeante et violente, croise le regard salvateur d’une chienne (qui se nomme Mère). Accompagnée par sa chienne Luna, Simona Brunel-Ferrarelli revient sur son dernier roman, paru en 2021 aux Editions Slatkine, et nous livre ses pensées brûlantes d’émotions.   

Dans La Chienne-Mère, le contraste entre les deux types d’énergies maternelles que vous dépeignez est saisissant. La dureté de la mère d’Allegra est si bien juxtaposée à la bienveillance de sa chienne ! Le titre de votre récit est-il un moyen de faire référence à ces deux énergies ? Se veut-il polysémique ?

En fait, le titre voudrait plutôt brouiller les pistes. Il voudrait plutôt confondre. D’ailleurs il y arrive très bien puisque j’ai eu toutes sortes de retours, et aussi négatifs. Mais moi ça ne me dérange pas de déranger. Et on l’a plutôt entendu comme une connotation négative de la maternité. Et peut-être parce que lorsque l’on écrit, il y a tout qui nous échappe, enfin j’espère du moins que ça nous échappe parce que si on calcule tout alors ça ne va pas. Et probablement qu’en voulant jouer sur les mots, il y a cet aspect négatif, pas de la maternité mais de l’humanité, qui m’a échappé. Il y a cet aspect presque insultant de la maternité qui rebondit dans le titre, une maternité humaine qui pour autant mérite tout mon respect. Je suis moi-même maman de deux enfants. Vous parlez de polysémie, je crois que oui, polysémie mais on a surtout entendu un aspect de ce titre qui est un aspect négatif. […] En fait ma priorité, c’est d’inverser la donne, de créer des néologismes, d’inverser le temps et la place des mots. Donc j’aime bien par exemple mettre l’adjectif après. Et La Chienne-Mère c’est une Mère-Chienne, mais une Chienne-Mère. […] La langue française est élastique. Et donc dans cette élasticité moi je trouve des sens. Un peu par hasard hein, tout d’un coup on découvre que l’on inverse juste et puis on met un trait d’union et ça change tout.

Dans La Chienne-Mère, il est possible de tisser de nombreux liens et parallèles entre les différents protagonistes, même entre les humains et les animaux. Dans votre roman, comment qualifieriez-vous la frontière entre le règne animal et l’humanité ? Y en a-t-il une ?

Écoutez je ne sais pas, je vais en parler à ma psy. Je n’en sais rien. Elle est très bien cette question. Je ne peux pas vous répondre parce qu’elle mérite une grande réflexion. Mais ce que je peux vous dire, c’est que depuis un événement précis, qui est la mort de ma mère il y a 6 ans, je vis avec elle (en regardant sa chienne) et puis avec Pablo, qui est arrivé il y a 3 ans. Je vis avec des chiens. Et donc la frontière se confond pour moi, j’ai donné de plus en plus d’espace aux chiens. Je lui ai donné beaucoup plus d’activités (elle montre Luna), elle est devenue chienne de thérapie, on a fait les fins de vie, on a fait les accompagnements aux enfants autistes, on a fait tellement d’activité que cette frontière est devenue floue, et je suis de moins en moins bien avec les humains et de mieux en mieux avec les chiens. Ce qui n’est pas très bien en soit, mais j’y travaille.

Dans La Chienne-Mère, le regard d’un chien est empreint d’un amour si pur qu’il a la possibilité de métamorphoser l’humain. Selon vous, ce regard peut-il changer l’identité d’une personne ?

Camus disait que l’on n’écrit pas sa propre histoire, mais l’histoire de ses nostalgies. Et j’ai la nostalgie, petite, de ne pas avoir eue une chienne comme elle. Donc je n’ai pas eu cette enfance. J’ai eu des choses de cette enfance, mais j’aurais adoré avoir une chienne comme elle. Je l’ai eue tardivement et elle a pansé toutes mes plaies. Donc elle m’a permis aussi de mieux voir le monde. Un exemple vraiment bête : on a une rancœur envers quelqu’un, on a une colère qui monte, on a une jalousie, on a des sentiments bas qui nous appartiennent, l’être humain est plein de sentiments violents, ce roman est un roman sur la violence mais on est tous violents à l’intérieur de nous-mêmes. Alors que demain soir, quand je vais rentrer, Pablo va m’accueillir comme si je ne l’avais jamais quitté. Il va m’accueillir et me lécher de la tête aux pieds. Et tout d’un coup on se dit : mais si seulement on avait 1% de cette générosité qu’ont les animaux, il n’y aurait pas de guerre en Ukraine, il n’y aurait rien. On dit souvent, cette phrase vous avez dû l’entendre, « si le monde appartenait aux femmes », mais non les femmes sont pires que les hommes. Si le monde appartenait aux bêtes, qui ne se battent que pour chasser, il n’y aurait rien de tout ça. C’est sûr, il n’y aurait rien de tout ça. […] Les chiens se jetteraient dans un lac pour nous sauver. Les Hommes ne le font pas.

Dans La Chienne-Mère, vous expliquez que « la langue n’a rien inventé comme mots pour décrire [l’émotion d’une mère qui perd son enfant] ». Est-ce la même chose avec l’amour que l’on perçoit dans le regard des animaux ?  Est-ce aussi une émotion indescriptible ?

Je vous répondrai quand Luna ne sera plus là. Je n’aurai plus jamais ça avec un autre chien, je n’aurai pas ça avec Pablo. Et vous voyez, je ne pouvais pas venir à Soleure et la laisser à Genève. Je peux laisser mes enfants mais je ne peux pas laisser Luna. Donc j’ai vraiment un rapport enfant-mère, mère-enfant. Elle m’a sauvé la vie quand elle avait 5 mois, on ne se connaissait pas bien. J’ai eu une crise d’asthme, elle m’a tirée jusqu’à une pharmacie quand même hein, je serais morte sinon. Elle a… Elle a fait bouger la main de quelqu’un qui était dans le coma, donc ce n’est pas rien ces chiens quand même. Dans ce livre, [la chienne] est l’antiviolence. Si vous voulez comprendre ce livre, je décris la violence qu’il y a entre tous les humains et de plus en plus dans le monde d’aujourd’hui […]. Et dans ce monde qui  avance, qui progresse ou qui régresse je ne sais pas, qu’on ne peut pas freiner, où la violence est partout, dans l’agroalimentaire, dans les réseaux, partout, là le chien n’a pas changé. Le monde animal n’a pas changé. Donc moi, ça me redonne confiance dans la vie. Je me dis que si eux sont restés pareils alors nous on peut aussi. On peut aussi revenir à une normalité. On peut aussi écarter cette bouteille de coca comme l’a fait Ronaldo, faire chuter Coca-Cola et revenir à un monde normal. Les chiens vivent dans un monde normal.

Certaines théories expliquent que dans une famille, les traits de caractères se transmettent de génération en génération. Dans La Chienne-Mère, ce mouvement transgénérationnel ne s’actualise pas chez Allegra, n’est-ce pas ?

Alors j’ai ça aussi avec Les Battantes, sauf que c’est une histoire d’amour entre adolescents et c’est dans la rencontre entre ces deux adolescents où la fille dit au garçon dont elle est amoureuse : « il sera ma mère nouvellement advenue ». Je crois qu’à un moment donné, nous recevons une génétique et puis à un moment donné, la famille cesse. Il arrive à un moment dans notre histoire biologique où la famille n’est plus la famille, où la famille de cœur prend la place de la famille. Moi j’ai vécu ça et j’étais très attentive à ça. Ça ne veut pas dire que ma mère n’était plus ma mère, j’ai vécu un drame quand ma mère était décédée. J’ai eu la chance dans ma biographie de rencontrer des êtres exceptionnels. Elle [Luna] est le dernier être exceptionnel que j’ai rencontré, et de tous elle est le meilleur. Je ne m’autorise pas à aimer Pablo encore, parce qu’elle est encore là. Elle a 9 ans cette année. Quand elle ne sera plus là on verra. Mais je pense que c’est valable aussi dans les couples, dans les grandes rencontres entre grands amis, entre amoureux. À un moment donné, on recrée une sorte de famille. Il y a des couples qui sont indissolubles même s’ils ne sont plus ensemble. Ils ne se retrouvent plus jamais mais ils restent des couples.

C’est donc un message profondément optimiste que vous dépeignez au sein de toute cette violence ?

Complètement, mais absolument. Mais la violence elle est là. Elle existe même quand on ne l’exerce pas, on l’éprouve. Il ne faut pas la nier, il faut arrêter de la nier. Il faut arrêter de dire qu’on vit dans le meilleur des mondes c’est faux. Maintenant on peut la transformer. Il faut entrer dans la peau du dragon. Il ne faut pas tuer le dragon, c’est fini l’époque où on tuait les dragons, il faut entrer dans la peau du dragon et dire « qu’est-ce qu’on fait maintenant avec ça ? Qu’est-ce qu’on fait ? ». Et vous voyez, par exemple Luna quand je l’ai prise ben c’était un chiot, un chiot Golden. Un chiot Golden ça mord, elle a quand même cassé la mâchoire de mon fils. Mais on a transformé ce qui potentiellement pouvait être une violence en bienveillance. Elle ne s’est pas transformée toute seule cette violence en bienveillance, c’est quand même un chien de chasse qui reste un chien de chasse. […]. Mais ce travail de transformation il faut qu’il se fasse. C’est le discours nature-culture. C’est un équilibre perpétuel entre Voltaire et Rousseau.

J’ai été étonné de voir à quel point votre récit est brûlant d’authenticité. J’avais parfois l’impression de vivre les mêmes événements qu’Allegra, de voir cette vie défiler sous mes yeux. Pour parvenir à une telle authenticité, quelles parts de vous avez-vous mis ce roman ?

Alors les chiens sont autobiographiques et c’est tout. Je n’écris jamais de romans autobiographiques, mais je ne me sers que des choses que je connais. C’est un peu tordu comme je réponds. Mais je déteste les romans autobiographiques, j’ai horreur de ça. J’ai horreur de la réalité aussi. Mais je ne peux raconter que ce que je connais. Mais si vous lisez Les Battantes, vous verrez que c’est un milieu socio-culturel complètement différent, et alors vous vous dites « mais quelle est la part de vrai ? ». Les émotions sont vraies. Les événements sont fous, mais les émotions sont toutes vraies. Les événements ce n’est pas grave, les événements me servent de support pour raconter des émotions. Quant au chien, ben le chien s’appelle Bandit parce que j’ai effectivement un petit chien, qui est mort dans mes bras, et à partir de cette mort, j’ai construit Bandit. Vous voyez, donc il n’y a rien d’autobiographique mais les émotions sont les mêmes. […]. Pour être franche avec vous, ce roman n’était pas du tout parti pour parler de ma chienne. Il était parti dans la direction de la violence. Et puis il sonnait faux et puis je n’arrêtais pas de deleter, deleter, deleter, deleter, deleter. Et puis un jour, mes yeux tombent sur Luna, et puis je dis « ah mais voilà pourquoi je delete ». Et c’est reparti tout à fait dans un autre sens. Et là c’était un autre roman. Il manquait l’émotion. Tant qu’on racontait une histoire, ce n’était pas intéressant. Il faut raconter des émotions. Moi je ne peux raconter que des émotions. Je ne veux pas raconter des histoires, ça ne m’intéresse pas.

***

« Si nous pouvions, l’espace d’un instant, mériter l’infiniment humble du cœur de nos chiens, nous serions sauvés ». – Simona Brunel-Ferrarelli, La Chienne-Mère

Pour plonger dans ce récit brûlant de sensations, rendez-vous aux Editions Slatkine.

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