Quelle est l’identité d’un·e écrivain·e balloté·e par les vents ?

Table ronde sur l’appropriation, l’identité et la littérature

Avec Boutheyna Bouslama, Blaise Ndala et Sasha Marianna Salzmann, modérée par Eric Facon.

La salle du Théâtre de Soleure est remplie de personnes de tous âges. Le public attend avec intérêt l’arrivée des intervenant·e·s. Le thème annoncé est riche, actuel, et on sent un désir de découvrir les paroles des autrices et de l’auteur invité·e·s. Leur entrée sur scène se fait sous les applaudissements généreux de l’audience.

Eric Facon ouvre la discussion en interrogeant chaque invité·e sur son identité. Cette question posée à des artistes si riches d’origines et de vécus occupera l’entier du temps imparti.

Cinéaste et plasticienne, Boutheyna Bouslama est l’autrice de Livres perdus, nouvelles chaussures. Née à Genève, elle vit entre cette ville du bout du Lac et Istanbul.

Le modérateur pose le décor : « Boutheyna Bouslama, tunisienne, qui habite en Turquie, mais qui se dit parfois un peu genevoise, ou un peu plus genevoise, mais pas tout à fait genevoise. Alors quoi ? »

L’autrice avoue qu’elle n’a pas de réponse. Un bref silence suit. On pèse ce qu’il signifie en douleur et en questionnement. Bouslama est consciente que le premier contact qu’on prend avec un·e artiste plasticien·ne, c’est de lire le cartel avant de regarder son œuvre d’art. On découvre d’abord son nom, sa consonance, puis son année de naissance. Ainsi, on classe l’artiste dans un certain courant artistique. Ces quelques informations sur son identité sont « des clefs essentielles de lecture de la pièce de l’art et de la lecture d’un livre ». Boutheyna Bouslama se sent dans une « zone grise ». Elle déteste qu’on la considère « citoyenne du monde ». Elle se déclare « fille d’immigrés qui sont devenus expatriés ». « Je suis devenue moi aussi immigrée ». Pour elle, il y a deux types d’identité. D’une part l’identité culturelle, idéologique, émotionnelle ; de l’autre, l’identité administrative, celle qui figure sur les passeports et les cartes d’identité. Elle se sent appartenir idéologiquement à la culture suisse romande, mais n’a pas obtenu les papiers pour rester en Suisse et s’est fait expulser du territoire en 2014. Son rapport à sa propre identité est douloureux.

Sasha Marianna Salzmann écrit en allemand, anglais et russe. Elle a des origines juives ukrainiennes, a vécu à Istanbul et est aujourd’hui établie à Berlin. Pour elle, l’identité d’une personne se décline sur plusieurs plans : les relations, en lien avec le lieu où elle vit, les restrictions auxquelles elle fait face, et les rituels qu’elle entretient. Salzmann est née en Union soviétique. Elle est de nationalité juive. Elle affirme avoir une connexion émotionnelle avec cinq langues : le russe et le yiddish, appris à la maison, l’allemand, langue du pays où elle vit actuellement, le turc, appris lors de son séjour de quatre ans à Istanbul, et l’anglais, qu’elle parle avec la majeure partie de ses amis. Elle déclare avec tristesse que personne dans sa famille ne parle ukrainien, la langue s’est perdue.

Dans ce riche parcours, elle raconte son amour particulier pour Istanbul, connectée à un grand nombre de langues, de pays, de siècles, qui se rencontrent en un même lieu, au même endroit. Son premier roman Außer sich s’inscrit dans ce contexte et dans cette ville. Quand elle pense que son roman est traduit dans dix-sept langues, elle se sent en connexion avec le monde entier à travers la langue.

Blaise Ndala, auteur de Dans le ventre du Congo, est originaire de ce pays lorsqu’il s’appelait le Zaïre. Il a étudié les droits de l’homme en Belgique, puis s’est établi au Canada.

Blaise Ndala, quand on l’interroge sur son identité, est dans l’affirmation. « Je viens de tous ces lieux ! » : le Congo, la Belgique, le Canada. On a l’impression qu’il se sent chez lui partout, qu’il prend racine dans les lieux vers lesquels sa vie le mène. Mais il apprécie particulièrement le Canada pour son ouverture et son multiculturalisme revendiqué.

Dans son enfance, il a baigné dans la francophilie de son père. Ses parents ont décidé de lui parler français à la maison, car le kikongo ou le lingala, il l’apprendrait dans la rue. Son contact avec la violence dont sont capables les Français par exemple a fortement atténué cette vision idéalisée de la culture française. Il considère que son identité d’auteur africain lui donne la mission de donner une voix à l’histoire de son continent, car celle-ci est en grande partie absente des livres. Il a mis par écrit les contes que lui racontait sa grand-mère, qui n’a elle-même jamais lu ces histoires, puisque ses livres n’ont jamais été traduits dans une langue qu’elle aurait pu comprendre. Mais il observe avec peut-être un brin de remord qu’il écrit dans la langue du colonisateur. Et il garde en lui le désir d’un jour les publier en kikongo ou en lingala.

Le public aurait aimé les entendre parler encore longtemps, mais le festival continue. Nous repartons admiratif·ve·s du courage de ceux et celles qui ont décidé de partir faire leur vie ailleurs ou qui y ont été contraint·e·s. Avec passion, chacun·e a relevé le défi de refaire sa vie ailleurs, et nous transmet cette force, avec et au-delà des mots.

Quand le réel danse avec le fantastique

Entretien avec Olivier Dutoit, auteur du recueil de nouvelles La Belle Rousse.

Olivier Dutoit, votre parcours personnel est riche d’expériences professionnelles variées. Qu’est-ce qui vous a motivé à devenir écrivain ?

Ce qui m’a motivé, c’est que je pense que j’aimais écrire déjà avant de faire un métier technique, ce qui m’a un peu empêché d’écrire. Et j’avais quand même ça en moi. J’ai plutôt fait du dessin dans mes loisirs. Et puis, quand à l’âge de quarante-huit ans j’ai recommencé les études pour changer de voie dans mon métier et faire l’école de maître socio-professionnel en cours d’emploi, là j’ai réalisé que j’adorais rendre des travaux écrits et que je m’amusais à inventer des choses. J’aimais cette liberté d’expression. On pouvait rendre aux profs des travaux où on pouvait vraiment s’exprimer sur le sujet et ne pas dire uniquement ce qu’ils voulaient entendre. Donc ça j’ai beaucoup aimé. À la fin des études, j’ai fait un mémoire de plus de cinquante pages que j’ai écrit comme si j’écrivais un roman. Et je pensais que ça n’allait pas passer mais ça a très bien passé. Et c’est ça qui m’a fait comprendre que oui, je pouvais me faire plaisir en écrivant et donner du plaisir au lecteur.

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’avoir été invité aux Journées littéraires de Soleure ?

En vérité, c’est mon éditrice qui m’a téléphoné pour me dire ça, et moi je ne connaissais pas les Journées de Soleure, mais elle était enchantée. Après, j’ai appris à connaître ce qu’étaient les Journées littéraires de Soleure et en voyant qu’on n’était que huit Romands pour la prose, j’ai été vraiment enchanté. C’est mon petit Festival de Cannes à moi. Mais sans monter les marches du festival, sans tapis rouge. Mais oui, c’est une fierté.

La dédicace de votre recueil de nouvelles La Belle Rousse, « À toutes les personnes inspiratrices de ces nouvelles », m’a fait comprendre que les nouvelles trouvent leur inspirations dans des rencontres réelles que vous avez eues. Mais en même temps la fiction est aussi très présente. Comment avez-vous pu allier au réel le monde imaginaire ?

Vous avez raison : la plupart des personnages sont des personnages que je connais. Il m’a fallu avoir ces personnes en tête pour créer les nouvelles. […] J’ai demandé à la fleuriste, pour la nouvelle La Plante et à Barbara, une de mes connaissances, pour C’était beau de la regarder dormir, je leur ai fait lire ces nouvelles, et je leur ai demandé si elles étaient d’accord que je conserve leurs prénoms. Elles ont dit oui. Dans ces deux nouvelles, effectivement, ça part du réel et après ça bifurque dans le fantastique. Et ça, c’est même pas prévu au départ. […] Dans certaines nouvelles on ne peut pas savoir quand commence la fiction.

Dans ce recueil, les émotions sont fortes, notamment la fascination pour les femmes. Leurs corps et les fantasmes occupent un pan important ou s’étendent parfois comme une toile de fond. Le fantasme peut être défini comme une «production de l’imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité» (Le Robert). Pourrait-on dire que ces nouvelles invitent à s’évader d’un quotidien trop simple ?

Je ne dirais pas ça, parce que si effectivement les femmes sont un pilier dans ces nouvelles, c’est justement parce qu’elles occupent dans mon esprit une place énorme et que même ici, à Soleure, je voyais des jolies femmes et je me disais : « Rien que pour ça, je suis content d’être là ». […] Non, ce n’est pas pour m’échapper, pas parce que ma vie est trop morne. […] Le problème n’est pas que j’ai envie de changer ma vie. C’est parce que la vie que je vis m’inspire ces choses-là, et les femmes en particulier.

Un autre sentiment éveillé dans certaines des nouvelles de votre recueil est l’horreur. On l’éprouve notamment dans Le Fortin et Le Petit Oiseau. Ces nouvelles partent d’une imagination enthousiaste, emballée par l’émerveillement, pour s’arrêter abruptement sur une découverte terrifiante. Comment se permettre de rêver quand on ouvre les yeux sur la réalité ?

C’est bien que vous rapprochiez ces deux histoires, parce qu’en fait ce sont deux faits divers, ces fameuses adolescentes qui avaient été retrouvées dans un sous-sol […] et les deux petites jumelles de St-Sulpice qui avaient été enlevées à leur mère par leur père […]. On n’a jamais retrouvé le corps de ces deux petites filles. Pour les deux petites jumelles, j’avais besoin de les retrouver. C’est une histoire un peu abracadabrante, Le Fortin. Et pour l’autre, Le Petit Oiseau, c’est vraiment un petit cadavre d’oiseau que j’ai découvert dans les travaux de mon immeuble, et je ne sais pas pourquoi, j’ai fait la connexion avec une phrase que j’avais entendue dans un reportage ou dans un film, dans lesquels on essaie d’imaginer la fin de vie d’un être humain […] enfermé dans un endroit, et qui n’a plus que ses ongles pour essayer de ressortir. Alors il fallait que je raconte une autre histoire qui est moins prenante humainement […]. L’image de l’oiseau […] est une façon d’être indirect, mais de parler de quelque chose qui est abominable de la part de l’être humain.

Dans la nouvelle qui conclut le recueil, C’était beau de la regarder dormir, l’admiration pour la beauté d’une femme tourne à l’horreur – au meurtre – et revient en sublimation mystique. On y découvre la pureté d’un amour passionné, mais dangereux. Quel est le rôle de l’amour dans la vie des humains sur cette planète ?

Tout le monde dit que le plus important c’est l’amour, qu’il faut de l’amour, qu’il faut donner de l’amour. C’est vrai, bien qu’en tant que garçon, les petites histoire «fleur bleue» on essaie d’y échapper, on fait un peu les rustres, on a appris à être rustre […]. Effectivement cette fille existe, la soirée au Yatus où tout le monde est en blanc, ça s’est vraiment passé, j’ai dansé avec cette fille, c’est vrai, mais après je me suis mis dans la peau d’un érotomane […]. Et moi je la tue parce que je la vois dans la main d’autres gens insignifiants. Je dis « je » dans cette nouvelle, mais jamais je ne m’imaginerais tuer une femme pour quoi que ce soit, c’est sûr […].

Vous utilisez le « je » dans cette nouvelle, et vous adoptez la posture d’un individu dangereux. Qu’est-ce que ça vous a fait d’utiliser le « je » dans un rôle si sombre ?

Au début c’était comme de la facilité d’écrire « je », mais au moment où je plante le couteau, c’est vrai que là je ne peux plus me reconnaître, mais je me suis dit que j’écris des nouvelles en « je » […]. Il y a beaucoup d’auteurs qui ont écrit des livres […] en décrivant des choses qu’ils ne feraient jamais, en se mettant dans la peau du personnage. J’ai trouvé intéressant. Après, le problème, c’est quand vos amis vous lisent, ils ne savent pas où est le réel. Mais c’est un exercice à faire et ce n’est pas désagréable. Après, la vision qu’on peut avoir de vous peut changer. Dès qu’on parle de quelque chose que je ne serais pas capable de faire, c’est amusant, mais c’est gênant.

Est-ce que vous voudriez parler d’une autre des nouvelles ou d’un thème que je n’aurais pas abordé ?

Oui, par exemple de La Sphère et La Plante. À la fin, je quitte cette planète parce que c’est rendu posssible grâce à la sphère qui me fait créer un nouveau monde ailleurs. Ou dans La Plante où des extraterrestres viennent s’implanter chez nous et disent : « Vous n’avez pas su gérer votre planète. On va faire mieux que vous et on va se débarrasser de vous ». L’être humain va trop loin, beaucoup trop loin dans la consommation. Et dans ces deux nouvelles je m’évade de cette terre, mais je fais en sorte que la terre soit sauvée. C’est un côté assez actuel.

L’éloignement de la terre nous ferait entrer dans une utopie ou bien l’utopie est vraiment perdue ?

Je suis déçu par ce dont on est capable. Chaque jour, il y a un exemple qui démontre que l’être humain n’a pas encore compris. Je suis déçu par l’être humain. On sait que de toute façon la planète va rester, même si 100 000 bombes atomiques tombent. Mais c’est toute cette beauté qu’on gâche. […] Il n’y a pas un jour qui ne montre pas un exemple de la stupidité humaine. Vis-à-vis des animaux aussi. Ils sont bien plus malins que nous sur cette terre. Ils vivent comme ils sont nés toute leur vie sans avoir besoin de plus, sauf de se nourrir. C’est l’être humain qui me déçoit.

Est-ce qu’il y a quand même un espoir ?

Oui ! Oui oui oui oui oui, tout à fait ! J’y crois à fond. Notamment grâce à la jeunesse qui se révolte. Ça c’est bien : prendre conscience. Je me rappelle quand j’avais votre âge je faisais des dessins antinucléaires. À l’époque c’était un peu marginal, ça n’a pas été plus loin. J’espère que maintenant il y a plus de moyens pour arriver à faire prendre conscience aux gens. Donc j’espère que vous y arriverez ! Ça j’espère !

[Lecture et discussion : dimanche 15h, Landhaus Säulenhalle]

Notre équipe à Soleure :
Fabienne Voirol

Avec un pied dans l’enseignement secondaire et l’autre à l’université, Fabienne Voirol aime jongler avec plusieurs centres d’intérêt. Elle s’intéresse à la culture inscrite dans la vie quotidienne. Elle participe aux Journées de Soleure 2022 avec l’envie de découvrir les auteurs de la littérature suisse actuelle de plusieurs langues, parcours et origines. Elle a grandi à Renens (VD), ville où s’entrelacent de nombreuses nationalités. Elle y a développé une sensibilité pour la cohabitation entre les cultures. A Fribourg depuis 2005, elle obtient un diplôme d’enseignement en histoire et latin. En 2019, elle entame des études de français. A ses yeux, la littérature contribue à alimenter le dialogue interpersonnel, ce qui permet d’avancer vers une société où chaque individu est respecté.