Une langue unique et qui nous transporte, avec Ivan Salamanca

A propos des Bonnes fortunes, j’ai entendu à ta lecture d’hier que tu avais publié un deuxième volet qui s’apparente beaucoup à celui-ci. Est-ce que tu voudrais parler un peu du contexte de sa publication ? Cela avait-il pour but depuis le début d’être publié en deux volumes ?

Oui, je les ai construits comme ça : le premier recueil est donc celui-ci, Les Bonnes fortunes, et le second est La Charrue et les étoiles. J’ai commencé à fabriquer mes récits autour des Bonnes fortunes, dont les thématiques très générales sont l’amour et la mort. C’était le sujet qui réunissait ces cinq textes au sein du recueil. Et puis, en parallèle, je travaillais sur d’autres textes avec le même type de structure, le même type d’esthétique mais qui prenaient plutôt une teneur qui allait en direction de la création et la destruction. Ceux-ci ont été intégrés au second recueil. Je considère ces deux livres comme des frères ou des sœurs. Ils sont directement liés, mais c’était important pour moi qu’ils soient séparés selon leurs thématiques. 

Est-ce que tu voudrais me parler un peu de ton parcours ?

Toutes mes études se sont faites à Genève. J’ai fait une maturité scientifique et j’ai ensuite commencé l’université à Genève en français, japonais et histoire. Au cours de mes études, je suis allé au Japon plusieurs fois et ma branche principale, qui était initialement le français, est devenue le japonais. J’ai obtenu ma licence universitaire puis j’ai été engagé pour faire de la recherche en japonais, que j’ai arrêtée après un an parce que j’avais vraiment l’idée de me consacrer à l’écriture littéraire et que j’avais l’impression que l’aspect scientifique de l’université me coupait un peu dans ma créativité. Ensuite, j’ai travaillé comme travailleur social au Bateau Genève, qui est une structure qui reçoit les gens de la rue. Et puis, en 2009, j’ai fait la découverte de l’écriture de Pierre Michon à travers son texte La Grande Beune. Et là, tout à coup, j’étais face à une prose lestée d’une charge hors norme de poésie, qui m’a vraiment donné l’influx nécessaire pour pouvoir penser à concevoir un texte destiné à être publié. Je me suis mis à fabriquer quelque chose dans cette direction-là. En cours de rédaction, j’ai constitué un dossier pour le prix de la Fondation Édouard et Maurice Sandoz de littérature, que j’ai finalement remporté. Et à partir de là, les conditions étaient réunies pour que je me lance pleinement dans l’écriture. Voilà comment tout a commencé. 

En parlant de japonais, quel est ton rapport aux langues et est-ce que ton rapport au japonais a modifié ton regard sur le français ou sur ta manière d’écrire ?

Non, pas directement. Je ne pense pas que ça ait eu un effet sur ma manière d’écrire. Par contre, ça m’a beaucoup enrichi sur le plan personnel. Je connaissais d’autres langues, mais le japonais c’est vraiment une structure linguistique qui est très différente, avec un positionnement du je qui est très différent aussi, avec des formules de politesse et des nuances de langues qui sont extrêmement précises et qui m’obligeaient à faire la rencontre d’un moi que je ne connaissais pas forcément avant. Le japonais, c’est un décalage expressif, c’est un médium très différent de celui du français. Après, je ne crois pas que cette langue ait eu une influence directe sur mon écriture. Je pense que ma base littéraire, mon cursus et ma passion littéraire sont vraiment très concentrés sur la francophonie et c’est aussi ça qui m’a fait arrêter la recherche en japonais. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir des auteurs et à voyager à travers des textes japonais, mais je suis un peu monomaniaque avec la littérature et c’est surtout par le français que je suis porté.

Au sujet du bilinguisme dans Promesses de lune, le premier récit des Bonnes fortunes, un certain nombre de termes italiens reviennent. Tu as une nationalité italienne ?

Oui, mon père vient des Pouilles, du talon de la botte : je suis pour moitié Genevois et pour moitié Pugliese. C’est le seul texte jusqu’à présent où j’ai inscrit des mots qui viennent d’une autre langue… Je pense que ça a découlé du fait que dans ce récit-là, il y a une découverte assez exotique d’un pays très différent qui pourtant est à quelques kilomètres de celui que connaît mon personnage, le douanier. Et il y a aussi cette idée que cette langue est très chantante. Ça revient plusieurs fois dans le récit. L’idée que par ce chant est provoqué un dépaysement du personnage. Voilà pourquoi j’ai utilisé ces mots sans les traduire. Je ne l’ai pas fait de manière vraiment réfléchie, c’est venu comme ça, c’était nécessaire. C’est vraiment le récit qui m’a appelé à faire de la sorte. 

A propos de l’usage de l’italique, il m’a semblé qu’à chaque fois qu’il apparaissait, il s’agissait d’une incursion ou expression du récit propre du personnage. Que pourrais-tu dire à ce sujet ?

Si on regarde Promesses de lune, en effet il y a une espèce de refrain qui se répète au fil du texte et qui se répète en se transformant, en se restreignant, en s’amplifiant ; il y a d’autres italiques également qui sont liés à des expressions de la langue française comme tisser une corde de sableprendre la lune avec ses dents, qui signifient parvenir à l’impossible. Ça, c’est vraiment quelque chose qui a guidé mon écriture au fil de ces deux recueils de récits courts :  partir d’une expression de la langue française et graviter autour. C’est une exigence stylistique que je me suis donnée. Dans certains textes, elles sont intégrées sans être mises en italique, dans d’autres elles le sont. J’ai fait usage de l’italique à la fois pour marquer les quelques très rares dialogues entre les personnages ou certaines de leurs pensées intimes, et à la fois pour souligner ces expressions de la langue française.

Au sujet de la poésie, tu as dit que Pierre Michon t’a inspiré pour donner une voix prosaïque à la poésie. Pourrais-tu préciser ce que cela signifie pour toi, et ce que cela dit de ces frontières entre les genres ?

Pierre Michon n’est pas le seul, je le cite tout le temps car il a été une révélation littéraire, il a fait incursion sur ma route au bon moment et au bon endroit, sa plume m’a ouvert des possibles. Mais j’en parle trop. Ce mélange de prose et de poésie, je l’ai trouvé avant cela, chez d’autres auteurs que j’affectionne particulièrement. J’ai été assez époustouflé par la langue de Francis Ponge par exemple, de Julien Gracq, plus tard de Jean Giono. J’ai à la fois toujours lu beaucoup de poésie et peut-être même plus de poésie dans ma jeunesse que de prose. Ce qui m’intéresse en littérature, c’est d’être face à une langue qui prend des chemins de traverse par rapport à celle que l’on use quotidiennement ; ce qui souvent, il est vrai, demande un effort particulier d’attention. J’ai peu d’intérêt à lire une langue qui n’est pas proprement travaillée, qui ne porte pas en elle quelque chose de déroutant, d’éblouissant. J’ai besoin de cette claque langagière, esthétique qu’on peut trouver chez les auteurs que j’ai cités notamment, ou chez les surréalistes en poésie, ou chez Rimbaud. Récemment, j’ai lu les poèmes du Sel noir d’Édouard Glissant, qui m’ont fait cet effet. Mais je peux aussi le trouver dans La Route des Flandres de Claude Simon ou chez David Bosc, par exemple. Poésie ou prose, qu’importe finalement : ce qui compte est que la langue soit vraiment unique et nous transporte.

Pour toi, qu’est-ce qu’ajouter quelque chose de lyrique à un texte en prose ?

Cela se passe au niveau du choix des mots, il faut un investissement total de l’auteur pour saisir le bon mot afin qu’un choc esthétique puisse advenir. Il ne s’agit pas que de beauté, mais aussi d’émotion. Il faut que la vibration du mot dans le rythme de la phrase se fasse, que sa vocation ne soit pas seulement de rendre les choses intelligibles mais aussi vibratoires. Il s’agit de résonance et de musique, de justesse. Et tout cela doit être entraîné dans un souffle, un mouvement qui corresponde au propos. Tout ce travail pour moi est strictement poétique mais doit s’inscrire dans la prose. Je pense tout à coup à une autre claque littéraire que je viens de recevoir et qui vient de Michel Jullien, de son texte Yparkho, publié chez Verdier. Toutes les phrases de ce récit sont quasiment parfaites. Il n’y a rien à jeter. Ce n’est pas de la perfection grandiloquente, c’est de la perfection parce qu’elle est incarnée. Ce que j’aime c’est l’incarnation, le souffle, et ce même même dans les failles du texte – le fait de sentir que l’auteur s’est attelé à s’approprier la langue pour lui donner une liberté, une sauvagerie, une identité propre, pas seulement au service du contenu mais bien de la forme. La forme a une influence sur le contenu qu’il ne faut pas négliger. C’est ça, le lyrisme.

As-tu déjà écrit et publié de la poésie ?

Je n’ai pas publié de poésie mais j’en ai écrit, oui. Les premières choses que j’ai écrites, avant d’être publié, c’était de la poésie. Ça résultait souvent d’un besoin assez personnel et viscéral. La poésie, pour moi, c’est le terrain de jeu langagier le plus libre qui soit. C’est là où les carcans structurels peuvent être suffisamment mis de côté pour s’atteler librement à la force des images, aux associations sonores, et se laisser véritablement surprendre par ce qui advient. J’en écris encore, de temps en temps, mais plus rarement depuis que je suis publié et que j’instille, autant que faire se peut, de la poésie dans mes proses.

Et pourquoi cinq récits ?

Il s’est avéré qu’à force d’en construire j’en avais douze, treize et dans ces douze, treize, peut être quatorze j’en ai sélectionné dix, cinq par recueil. Ce n’est pas un chiffre symbolique mais j’avais le désir que cela se fasse en miroir, qu’il y ait le même nombre de récits et à peu près le même nombre de pages dans les deux livres.

Est-ce que tu voudrais dire une dernière chose ?

Ce que je peux encore ajouter c’est que l’écriture de ces récits courts s’est faite à la base un peu par hasard, parce que j’ai répondu à un appel à texte d’une revue littéraire et que je me suis attelé à cet exercice. Et finalement, je pense que même si ce n’est pas du tout une recette, ce format convient assez bien à ma langue qui est une langue dense, chargée en images et en sonorités, en circonvolutions parfois. Ici, les fenêtres que le texte ouvre doivent être peu nombreuses et se refermer rapidement, ce qui m’a poussé à aller à l’essentiel, ce qui a été un extraordinaire exercice pour moi. Et je suis heureux que ces deux petits livres aient vu le jour.