Das «vocabulaire incroyable» auf den Verpackungen von Tiernahrung

Eric Facon beginnt das Gespräch mit Rebecca Gisler auf Französisch. Dann fragt er in die Runde, wer in der Säulenhalle überhaupt mit dem fliegenden Wechsel zwischen Deutsch und Französisch klarkommt. Im Publikum breitet sich ein zustimmendes Nicken aus. Es geht also weiter, oder besser gesagt, erst richtig los. Und zwar mit der ersten, bei diesem Buch wohl zentralsten Frage: «Pourquoi l’oncle?»

Rebecca Gisler ist in Zürich geboren und aufgewachsen, ihre Muttersprache ist aber eigentlich Französisch. Sie studierte literarisches Schreiben gleich doppelt. Einmal auf Deutsch in Biel und einmal auf Französisch in Paris. Die Zweisprachigkeit von Rebecca Gisler hat denn auch zur Folge, dass es zwei Romane von ihr gibt, die beide vom Onkel handeln.

Eine Parallel-Lesung, die funktioniert

Sie hat sich, so Gisler als Antwort auf Facons Frage, mit dem Onkel befasst, weil es über diese Figur viel weniger Literatur gibt, als über andere Familienmitglieder: Mütter, Väter, Grosseltern, Geschwister, Kinder. Der Onkel als Figur hat sie interessiert und sich aus ihrem Schreiben quasi herauskristallisiert. Die Figuren machen das Schreiben und das Schreiben macht die Figuren. Der Onkel lebt in einem grossen Haus in der Bretagne. Seine Nichte, die dort mit ihm lebt, beschreibt ihn und seine kuriosen Gewohnheiten bis ins kleinste Detail.

Nach den ersten Fragen liest Rebecca Gisler aus ihren Büchern, parallel eine Stelle aus «D’oncle» und eine aus «Vom Onkel». Bereits lässt sich erahnen, was am Wechselspiel zwischen diesen beiden Sprachen interessant und anregend sein kann.

Das eigene Buch nochmal neu schreiben

Es ist tatsächlich ungewöhnlich, dass die deutsche Fassung, die nach der französischen erschienen ist, nicht einfach übersetzt, sondern von der Autorin selbst neu geschrieben wurde. Es ist ein Wiederlernen des Deutschen gewesen, ein Spiel aus Hin- & Her-Übersetzen, in dem eine Sprache jeweils als Kontrollinstanz der anderen funktionierte. Am spannendsten wurde es, wenn es zwischen den beiden Sprachen Zweifelsfälle gab. Es ist schon fast ein offenes Geheimnis der Literatur: Das Poetische findet sich im Dazwischen.

Rebecca Gislers Art, auf die Fragen von Facon zu antworten, macht es deutlich: Literatur, wie Gisler sie schreibt, macht Spass. Sie lebt vom Witz und von kuriosen Figuren, wie Eric Facon anfügt. Dass die Chemie zwischen Moderator und Autorin so gut passt, überträgt sich auf die Besucher:innen der Lesung. Voller Energie, Elan und Esprit unterhalten sich die beiden angeregt.

Irgendwie sind doch alle Famililen merkwürdig

Die Absurdität des Textes und die merkwürdigen Figuren entstanden also aus dem ewigen Phantasie-Spiel zwischen Deutsch und Französisch. Ab und an schlummert im Buch aber auch ein Funke Wahrheit. Genau wie die Nichte und der Neffe vom Onkel hat auch die Autorin selbst schon Verpackungstexte von Tiernahrungsprodukten vom Französischen ins Deutsche übertragen. Sie bieten, so Gisler, einen unglaublichen Wortschatz, ein «vocabulaire uncroyable». Als Eric Facon von der Autorin wissen möchte, warum die Familie des Onkels so merkwürdig ist, muss sie lachen. Irgendwie sind doch alle Familien komisch: aus dem Publikum zustimmendes Nicken oder verhaltenes Grinsen.

Zu den Schilderungen der Toilettengänge des Onkels und zu seiner vernachlässigten Hygiene passt auch, was Gisler über ihren Schreibstil erzählt: Jemand hat ihn schon mal als «chasse d’eau» (WC-Spülkasten) beschrieben. Er fliesst beständig, manchmal entsteht ein merkwürdiges Blubbern und der Text ist nie ganz leer, sondern füllt sich immer wieder von neuem.

Ein in allen Belangen passendes Bild und ein erfrischendes, kurzweiliges Gespräch, bei dem ich, fast ohne es zu merken, mein verstaubtes Französisch reaktivieren konnte.

À la rencontre d’un récit haut en couleur

L’une coiffée d’un voile et l’autre d’une coupe mulet, Anisa Alrefaei Roomieh et Maeva Rubli siègent aux côtés de la modératrice Judith Schifferle dans l’ambiance feutrée du Kino im Uferbau, entre deux spots à la lumière violette. Une mise en contexte est nécessaire pour comprendre la naissance du projet commun aux deux femmes de Delémont. C’est ici qu’Anisa et sa famille arrivent après avoir fui la guerre en Syrie. Là-bas, elle était professeure d’arabe, langue que Maeva souhaite justement apprendre. Les rencontres passent rapidement des cours d’arabe à des échanges de propos plus existentiels. Anisa est auteure et Maeva, auteure-illustratrice. Les échanges prennent la forme de discussions enregistrées et de poèmes, matière servant de point de départ au projet de publication.

Face à face parait aux Éditions Moderne en 2021. Une première lecture est faite par Anisa en arabe, sa langue d’écriture. Le silence se fait poignant lorsque lui montent les larmes, la gorge se noue et le public frémit. La gravité du propos n’a pas besoin d’être expliquée. Puis Maeva traduit ; ce n’est pas la mort mais la naissance d’un enfant, Marya. Une naissance que l’on pleure, mais pas de larmes de joie. La plaie ouverte des horreurs de la guerre est soudainement palpable. On saisit alors le rapport d’intimité qui lie les deux femmes.

Le récit est celui d’Anisa. Son périple depuis la Syrie, l’abandon des objets qui racontent les jours heureux, l’abandon de son identité. Mais le récit est aussi le symbole d’un possible retour de la parole après la guerre. Et c’est notamment avec le soutien de Maeva que la voix d’Anisa a pu se libérer. C’est là une réalité qu’il faut rappeler : la notion de liberté d’expression ne se comprend pas de la même manière qu’on soit en Suisse ou en Syrie. Le livre apporte beaucoup de réponses, mais il nous prouve surtout qu’on a beaucoup de questions, comme le note Judith Schifferle. Face à face est le récit d’une déchirure identitaire dont les tenants sont la Syrie et la Suisse, qu’Anisa appréhende respectivement comme sa mère et sa mère adoptive.

La poésie visuelle des illustrations est haute en couleur, plus qu’on ne pourrait s’y attendre dans un récit sur la guerre. Mais ce n’est pas l’horreur que l’on veut dépeindre. Il y a évidemment le rouge, en d’énormes tâches ; c’est le sang mais c’est aussi l’amour, la naissance. Ce livre est une manifestation de la vie dans la mort et les couleurs sont nécessaires à rendre compte des émotions contrastés qui caractérisent cette réalité.

Anisa Alrefaei Roomieh et Maeva Rubli travaillent actuellement sur une adaptation visuo-texuelle de leur œuvre commune. L’installation sera visible à Delémont. On pourra y lire les poèmes et y contempler les peintures en grand format.

Elle s’est mariée à la culture

En entrant dans la Säulenhalle du Landhaus, peu avant 16h ce samedi, les visiteurs et visiteuses étaient accueillis par une Boutheyna Bouslama en robe de mariée. Une musique festive et un bouquet complétaient le portrait de cette cérémonie. Cette manifestation est bel et bien un engagement, une véritable union entre Boutheyna Bouslama et la culture.

Un bouchon de champagne explose rapidement, surprenant l’auditoire présent sur les lieux. La témoin de cette union se lance alors dans la lecture d’une lettre de Boutheyna Bouslama en guise « d’anecdote dossier », passage obligé et attendu de toute cérémonie de ce type. C’est après cette première lecture que l’autrice elle-même se lance dans le récit de son histoire personnelle, qui mène à ses épousailles avec la culture.

De son expulsion de Suisse à sa consécration dans la ville de Soleure pour son film, À la recherche de l’homme à la caméra, tout y passe. Elle démontre le manque de reconnaissance de la culture comparé à l’économie ou aux sciences, elle discute son rapport à la mémoire en prenant les exemples de ses innombrables chaussures ou encore de la bibliothèque de ses parents, son premier rencart avec la culture qu’elle épouse aujourd’hui, lors de son second passage à Soleure. Les lectures des lettres de Boutheyna Bouslama se terminent sous les applaudissements généreux et nourris de la salle, conquise par sa personnalité attachante.

La place laissée à la discussion, importante, s’avère également des plus précieuse. La question des raisons qui l’ont amenée à mimer un mariage pour sa manifestation surgit comme une fulgurance. C’est pour elle un moyen de montrer qu’elle se trouve dans un moment de joie, qu’elle se sent appréciée et qu’il s’agit là d’un des plus beaux jours de sa vie. La richesse de la culture est également discutée par l’autrice et le modérateur. Lors de son expulsion de Suisse en 2014, dès la fin de ses études à la HEAD, ses contributions culturelles n’ont aucunement été prises en compte, sous prétexte que celles-ci ne relevaient ni de l’économie, ni de la science. Il existe donc une réelle dichotomie entre les apports culturels et leur reconnaissance. Dans le public, quelqu’un questionne avec pertinence l’enjeu des limites, des frontières et des marges dans l’œuvre de Boutheyna Bouslama. C’est parce qu’elle se situe dans ces marges, malgré elle, qu’elles sont si présentes dans son œuvre.

La lecture se conclut ensuite par des remerciements chaleureux de l’autrice envers le personnel technique qui l’a suivie dans son envie de performance, puis, comme dans tout mariage qui se respecte, la mariée procède au lancer de bouquet.

François-Henri Désérable, un nom qui prend de la place

François-Henri Désérable se fait attendre à Soleure. Par peur de ne pas trouver de place, je me rends avec un peu d’avance dans la salle qui se remplit petit à petit jusqu’à ce que tous les rangs soient bien occupés. Une fois le public installé, la discussion débute. Cette dernière et le silence sont vite brisés lorsque François-Henri Désérable préfère se présenter lui-même, entamant par une blague, sans laisser le choix à la modératrice qui s’efface derrière les rires de l’auditoire. Dès cet instant et jusqu’à la fin du temps qui lui était accordé, Désérable nous présente des anecdotes en laissant transparaître son talent de romancier et de conteur. C’est ainsi que nous sommes charmés d’apprendre la rencontre de sa grand-mère avec un gondolier vénitien, la première interaction entre l’écrivain et Brigitte Macron (alors son enseignante), ou encore sa première lecture de Belle du Seigneur qui provoque en lui un «truc miraculeux» le menant à l’écriture. De ses histoires de jeunesse à son histoire d’amour récente, qui naît d’un échange de titres littéraires en guise de communication, François-Henri Désérable sélectionne les aspects de sa biographie qu’il souhaite offrir à son public.

L’auteur est invité à Soleure avec sous son nom, Mon Maître et Mon Vainqueur et Lecture et discussion. Mais avant d’y parvenir, François-Henri Désérable préfère passer en revue toutes ses précédentes publications. La discussion initialement prévue se transforme en performance maîtrisée et rythmée par l’auteur qui semble même aller jusqu’à harmoniser les moments de rire et les moments d’écoute. Pour lui qui se décrit comme ayant été dans une «ignorance crasse» avant de porter son intérêt sur la littérature à 18 ans, la récitation de vers et de phrases, semble un exercice quotidien auquel il consacre une importance particulière. De sa voix envoûtante, François-Henri Désérable nous déclame du Verlaine, Gary, Aragon, Cioran, Baudelaire, et j’en passe. Sa connaissance virtuose des textes littéraires éblouit – mais parfois on s’interroge: ces paillettes resteront-elles dans notre mémoire?

Et puis, enfin, la modératrice amène son invité sur le sujet du Grand Prix du Roman de l’Académie française 2021, j’ai nommé : Mon Maître et Mon Vainqueur. De ce «polar poétique et amoureux», il s’agit d’en lire un passage et d’aborder les questions préparées par la modératrice avant de répondre à celles éventuellement posées par le public. Le temps presse : il ne reste plus que 15 minutes sur les 45 dédiées à François-Henri Désérable. Une brève introduction et un «Et !» (puissant et marquant la volonté de l’auteur de préciser un propos) plus tard, l’écrivain ouvre son livre et commence à lire. Le passage choisi donne l’occasion d’une nouvelle anecdote liant l’auteur à son narrateur. Une question posée par une auditrice en permet encore une autre. Et c’est la fin. Le temps est écoulé. Enfin, presque. Avec une dernière petite histoire pour remercier son public et toute l’organisation des journées littéraires – en l’occurrence le récit de sa balade enchantée sur un chemin de crête sur les hauteurs de Soleure -, François-Henri Désérable termine sa prestation de 45 minutes, nous laissant encore dans l’ambiance de sa performance comme si nous y étions plongés depuis plusieurs heures.

L’intervention de François-Henri Désérable s’est présentée à mes yeux comme un spectacle auquel on assiste avec amusement et, parfois, un brin d’agacement face au caractère grandiloquent de l’écrivain. Mon Maître et Mon Vainqueur s’est effacé derrière son auteur, qui est également son narrateur – mais après tout, les trois méritent d’être connus du public.

L’écriture est un mystère

L’auteur Pier Paolo Corciulo est à l’interview en ce samedi après-midi à Soleure. Nous parlons de son dernier livre, Le Cri des mouettes, publié aux Presses littéraires de Fribourg

D’où vous est venue l’envie, le besoin d’écrire Le Cri des mouettes ?

Cela part d’un moment que j’ai vécu, en 2015. J’étais hospitalisé, j’avais des soucis de santé, on a dû m’opérer de toute urgence. Et quand je me suis réveillé, j’avais des sons qui me parvenaient. Et j’avais l’impression que c’était des enfants qui se chamaillaient juste derrière l’hôpital. J’ai appris plus tard que c’était des mouettes… J’ai retranscrit ça sur un bout de papier et c’est à partir de là qu’est né Le Cri des mouettes. L’idée du narrateur amnésique est venue plus tard, mais là on est déjà dans la fiction.

Écrire pour vous, c’est un besoin ? Une nécessité ?

Oui, c’est un besoin. C’est clair. J’ai toujours la tête qui part vers l’envie d’écrire. Même si pour moi, c’est encore un mystère, ça reste quelque chose de nouveau. J’ai commencé à écrire à l’âge de 15 ans, mais je n’étais pas du tout armé parce que je détestais lire. Puis j’ai eu une professeur au lycée qui m’a vraiment donné envie de lire, pas les grands classiques qui m’ennuyaient à mourir, bien que j’ai appris à les aimer plus tard. En fait, je n’étais pas encore prêt, je le dis dans Le Cri des mouettes : c’est comme si on donne un repas gastronomique à un nouveau-né. Ça ne se fait pas, je n’étais pas prêt.

Finalement, vous avez commencé par écrire avant même de lire ?

Oui, grâce à la musique. J’adorais la musique française, la musique italienne. Et j’ai commencé à écrire par rapport à des textes que j’écoutais. Pourtant, assez vite, je me suis rendu compte que j’étais super limité, parce que je n’avais pas le bagage littéraire. Et c’est en découvrant Des Souris et des hommes de Steinbeck, mon bouquin de référence, que je me suis dit qu’on pouvait écrire ce genre de littérature. Il n’y a pas besoin d’écrire à la façon de Molière, de Hugo, on peut se laisser aller, vers quelque chose de plus décomplexée.

Dans le roman, l’histoire se déroule dans deux lieux bien définis, Neuchâtel et un petit village de pêcheurs du sud de l’Italie. On remarque assez vite le parallèle avec vous… C’est important, de placer les protagonistes de votre fiction dans des lieux que vous connaissez, que vous aimez ?

Je voulais rendre hommage à mes racines. Mais je ne voulais pas le faire, enfin j’espère que je ne l’ai pas fait de façon trop mielleuse, avec un thème qui peut vite tomber dans la mièvrerie. Je suis né à Neuchâtel, j’allais en vacances dans le sud de l’Italie avec mes parents. Quand j’étais ado, j’étais considéré comme un Italien en Suisse, et quand j’allais en Italie, on nous disait « ah voilà les Suisses qui arrivent ». Quand on est adolescent, on ne sait pas où on est, on se cherche encore, et je me demandais qui j’étais vraiment. Ce rapport à l’identité était important. Avec les années, j’ai fait la paix avec tout ça. Je sais que je suis les deux. Mais à un moment donné, être les deux c’est comme si on ne vivait qu’à moitié. J’avais besoin d’explorer ce passage. Comme j’ai fait la paix avec cette histoire, c’est le moment de parler de mon identité, de mes origines. J’ai donc pris ce narrateur comme alter-ego. Mais dans tous les livres, on parle de soi. Parfois on arrive à déguiser, parfois c’est plus flagrant.

On ne peut pas aller au-delà de nous-même dans les livres ?

Vous savez, c’est mon quatrième livre, avant j’avais fait des polars. Mais au fond, je parlais déjà de moi, mais de façon plus déguisée. Dans Le Cri des mouettes, j’avais envie de m’approcher de moi-même. Ce n’est pas une question d’égocentrisme, enfin peut-être que tous les écrivains sont égocentriques. Je n’écris pas pour rendre la réalité limpide. J’écris par réalisme, pas par réalité. Et c’est deux choses différentes.

Votre livre est une quête d’identité. Une façon de chercher l’apaisement ?

Oui, il y a de ça. Bien sûr, je ne l’ai pas écris pour faire la paix avec moi-même, ça je n’y crois pas. Si tu veux une thérapie, tu vas chez le psy… J’ai plutôt fait la paix avec moi-même et ensuite j’ai eu envie d’écrire quelque chose sur mon histoire. Albert Camus disait : mon pays, c’est la langue. C’est ce que j’aime, avant d’écrire une histoire : j’aime travailler sur le style.
C’est lui qui induit mon histoire, non l’inverse.

Blaise Ndala disait hier à Soleure, lors de la lecture de son roman Dans le ventre du Congo, qu’un romancier est un peu comme un Dieu dans un univers qu’il crée de toutes pièces. Vous ressentez cela en écrivant ? Cette ivresse de pouvoir faire subir à vos personnages ce que vous voulez ?

Bien sûr, écrire est jubilatoire ! Je n’irai pas jusqu’à me comparer à Dieu, même dans l’univers restreint que je m’impose. Pour moi l’écriture est un mystère, et je n’arrive pas à donner de définition claire, car je tombe dans le paradoxe. Certains disent : écrire c’est s’évader. Et moi non, c’est plutôt me retrouver. Mais c’est toutes ces contradictions qui font que la littérature est belle. Donc je n’aime pas donner de définition précise, parce que d’un bouquin à l’autre on peut complètement changer de vue, d’angle de vision par rapport à ce qu’on écrit.

Le jeu, vous le retrouvez en écrivant ?

On passe des moments compliqués, on travaille sur une demi-page pendant trois ou quatre jours, et on se dit que c’est mauvais. Des remises en question, de l’incertitude. Ça arrive tout le temps. Malgré cela, ça reste un jeu. Je ne vis pas de mon écriture, donc autant y aller avec plaisir.

On peut dire que vous n’êtes pas très tendre avec vos personnages, ils subissent des épreuves difficiles. Malgré tout, votre roman contient un grand message d’espoir. C’est une morale qui vous plaît, que malgré tout ce qui peut nous arriver, il y a toujours une lumière au bout du tunnel ?

Je voulais absolument finir ce roman par une note positive, car les personnages sont tourmentés. On parle du deuil, on confronte deux personnages qui vivent des deuils compliqués, l’un depuis un an, l’autre depuis trente ans. Qui va sauver l’autre ? Et finalement ce n’est ni l’un ni l’autre, mais la poésie. C’est ce message que je voulais amener, je voulais terminer par une note positive. Cependant, dans mon prochain roman, où je parle à nouveau du métier d’écrire. Là, il n’y aura pas d’échappatoire, les personnages vont sombrer. Je suis contradictoire quand j’écris. Si dans Le Cri des mouettes, on partait de l’ombre pour se retrouver dans la lumière, ici ce sera l’inverse.

Votre roman est aussi une histoire de duos.

Dans ces rapports, je voulais explorer le silence. Je suis fasciné par ceux qui arrivent à retranscrire le silence. Hemingway et Steinbeck le font à merveille. Et tous les non-dits, qui font des ravages dans les relations. J’avais envie d’amener ça, dans les rapports notamment entre le narrateur et son père, qui ont passé toute leurs vies à ne pas se parler.  

Vous rendez un bel hommage à Hemingway.

J’ai adoré Le Vieil Homme et la Mer, Les Neiges du Kilimandjaro. Lui et Steinbeck. Quand j’étais à l’hôpital, j’avais un recueil de nouvelles de Steinbeck et je l’ai adoré.  

La poésie occupe une place centrale dans Le Cri des mouettes. On peut s’en sortir grâce à la poésie ?

Je pourrai vous donner deux réponses. Dans le roman, le vieux poète dit que la poésie n’a jamais aidé les gens à aller mieux. Par contre, à la fin, le narrateur dit que ce même vieil homme lui a sauvé la vie grâce à son recueil de poèmes. En moi, j’ai ces deux réponses. Mes écrits ne vont sauver personne, c’est sûr. Mais il y a des poètes, comme Raymond Carver… Ça me parle tellement que je me dis que je peux changer ma vision des choses grâce à la poésie. Rentrer dans quelque chose de plus personnel. Pouvoir se débarrasser de certains regrets, de certaines peines. Et je pense que la poésie peut prétendre à ça. Dernièrement, j’ai eu des courriers de gens qui ont lu Le Cri des mouettes, de gens qui ont connu le deuil. C’est une grosse responsabilité d’écrire, quand on a des retours comme ça.

Dernière question, concernant le titre. Comment vous est-il venu ?

Le Cri des mouettes… C’est venu instantanément. Dès les premières pages, c’était évident. Voilà, c’est venu comme ça. Et je suis fier qu’on ne l’ait pas changé. Car c’est un fil conducteur du roman, avec ces oiseaux qu’on retrouve à Neuchâtel, mais également dans le sud de l’Italie. C’est un pont entre ces deux endroits. Et quoi de plus beau que des ailes ?  

Conversation dérobée avec le poète Pierre-André Milhit

On sait que tu es un adepte des contraintes poétiques et pour ce recueil, Législation dérobade, on a tout à fait compris que tu t’es amusé avec les structures de loi, est-ce que tu peux nous parler un peu de cette structure ?

Alors la genèse, c’était écrire une loi avec un peu la systématique des lois, mais avec mon appréciation poétique. Dans l’écriture d’une loi il y a une logique, il y a des préambules, des machins, des trucs etc., jusqu’aux derniers articles qui sont transitoires parce qu’il faut modifier la loi. Donc il y a une certaine logique et je voulais essayer d’avoir cette logique-là.

Et puis à cela est venue assez naturellement s’ajouter, parce que c’est quelque chose dont j’avais envie depuis très longtemps, justement cette structure de texte que j’avais lue chez Aragon et chez Léo Ferré, où il y a un premier texte, puis après chaque phrase devient la première phrase des textes suivants. Et en cours d’écriture après –  il y a sauf erreur 14 tableaux – je me suis dit qu’il fallait utiliser aussi la dernière phrase pour qu’elle devienne la conclusion, d’ailleurs c’est la seule partie intitulée « B », les autres c’est « A ».

Et puis en écrivant j’ai eu la vision de la tour de Babel, c’est-à-dire le premier texte c’est le socle, et puis après chaque phrase donne un truc comme ça. Le dernier texte, les phrases n’ont pas de sens l’une avec l’autre, c’est là où je dis que c’est une photographie vue du dessus, et on voit tout ce qui n’est pas terminé, tout ce qui n’est pas… voilà…, le dernier texte B si tu le lis comme ça sans tout le reste, ouais c’est de la poésie brute des surréalistes (rires), voilà. Donc la construction elle est venue en cours d’écriture, mais l’idée de cette contrainte, c’est quelque chose qui m’intéressait au niveau de la construction poétique.

Est-ce que tu avais écrit les articles avant et tu les as intégrés au poème ou au fur et à mesure, comment ça s’est fait ?

Ça s’est fait en cours d’écriture. J’avais l’intention de faire une loi qui traite du pouvoir, donc les premiers articles c’est « qui est le chef », puis on doit s’agenouiller devant le chef, puis après ça dérape un peu parce que le chef va être mangé par l’amante de la fille du chef. Et puis après, j’ai eu l’impression aussi en écrivant les textes, que la libellule et d’autres ont envie d’intervenir dans cette loi. Et puisqu’on a créé la loi et que le chef a été mangé, n’importe qui peut participer à la création de la loi.

C’est aussi un texte qui a été écrit sur plusieurs mois. Il s’est passé des choses et plus ça avançait, plus je me disais : c’est la nature qui va dicter sa loi. Et le dernier article dit en gros « il est illusoire d’interdire à la montagne de retourner à la mer ». Voilà. Donc on peut faire toutes les lois qu’on veut, la nature va décider pour nous.

D’ailleurs tu parles de la libellule moi je me suis demandé pourquoi la libellule ?

Dans la poésie de Milhit, il y a toujours plein d’animaux. Et pour moi c’est évident que les animaux pensent et font des choses, comme nous, comme l’être humain, et à la limite les arbres aussi, tout le monde participe à avoir une intention.

Et la libellule c’est un très très bel animal, c’est très très beau, c’est un insecte qui me fascine depuis longtemps parce qu’il y en a tout un tas de très différentes, et il y a des choses avec le corps qui est turquoise, il y en a des rouges, il y en a des vertes, mais il y en a des petites turquoises et quand elles s’accouplent ça fait un cœur, accrochées à un roseau… Et à part ça, la libellule vit trois quatre ans comme larve au fond de l’eau, elle bouffe plein de saloperies et puis quand elle sort de l’eau elle vit, je sais pas, un été ou quelques semaineset en plus c’est très utile parce que ça bouffe plein de moustiques.

J’ai l’impression qu’en fait Législation dérobade c’est un cri de désabusement, enfin en tout cas j’ai senti beaucoup de rancœur, d’amertume, d’ironie ou de cynisme, et je me demandais s’il y avait encore de l’espoir et, si oui, de l’espoir en quoi ?

Il y a pour moi l’idée de l’âge, mon âge, je suis plutôt vers la fin, mais je suis dans l’état de la libellule, je suis juste dans le dernier moment où je peux voler (rires). La situation de la planète, la situation de la personne humaine qui est broyée par toute l’économie, par des lois qui disent que c’est interdit que…, qu’il faut que…, etc., donc l’avenir n’est pas très reluisant. Et puis en même temps c’est là depuis toujours, l’humain sur terre, c’est un petit bout, et c’est chaque fois des accidents, des catastrophes, des trucs comme ça qui font qu’on peut évoluer ou pas. Les survivants vont devoir s’adapter.

Alors c’est vrai que c’est un peu cynique. J’aime bien le mot « cynisme » plutôt que « désespéré », parce que finalement c’est pas moi qui vais décider ce qui est de l’espoir, ce sont les évènements, la vie qui va s’adapter ou pas. Les espèces qui disparaissent c’est une grosse perte, peut-être que ça va mettre en péril la personne humaine, mais il y aura toujours une vie, je crois que le soleil a encore 4 milliards d’années comme ça et puis après ça va s’éteindre donc voilà, mais je suis pas sûr d’être là ce jour-là parce que j’ai piscine (rires).

Donc, mon appréciation d’une situation un peu catastrophique finalement elle est pas importante. Je la dis parce que je la vis comme ça. Ce qui revient à comment ça a été écrit. J’ai commencé à écrire avec cette intention d’écrire une loi, et puis forcément cette loi s’inscrit dans la nature parce que je vis avec, je suis pas un citadin, je suis pas un bucolique, mais tout ce qui est dans la nature ça m’inspire, c’est l’image de ce qu’on vit nous. Et puis, j’ai commencé à écrire ce texte et après m’est tombé dessus un autre projet d’écriture qui était plus urgent, c’est Lettres aux gisants et pendant une année et demie j’ai écrit Lettres aux gisants et j’ai repris Législation dérobade, et puis après il y a eu, entre autres, cette pandémie qui est arrivée, donc on sent dans les textes vers la fin qu’il y a des interdictions, il y a des obligations, des trucs comme ça.

Est-ce qu’on peut déceler dans ton recueil une vision un peu absurde de l’existence, cette idée que rien n’a de sens ?

Un petit peu car la littérature, et notamment le théâtre de l’absurde, ça m’intéresse beaucoup, le langage est complètement en décalage. Donc il y a ce côté-là, et puis il y a le côté de « ce que je pense moi et ce que je dis moi, ça n’a pas beaucoup d’importance : je dis parce que j’ai envie de dire, j’écris parce que j’ai envie d’écrire. Je propose quelque chose, chacun prend ce qu’il veut ! ». Je n’ai pas d’explication à donner car je déteste les gens qui m’expliquent… J’ai à dire ce que je vois et puis si ça te parle tant mieux, et si ça te parle pas tu me diras comment tu vois le monde.

Mais il n’y a pas du désespoir, ça ne dit pas que c’est foutu ; autrement j’arrête d’écrire. Mais c’est que la situation n’est pas terrible et que je fais confiance à l’humain de manière général, à l’élan humain, pour sortir d’une situation de catastrophe.

Et as-tu déjà en tête l’idée de ton prochain recueil ?

C’est compliqué, parce que j’ai toujours plein de projets et, depuis hier que je suis à Soleure, j’ai déjà eu trois nouveaux projets d’écriture, donc il y a une sorte d’émulation ! (rires). J’ai plein de projets, mais après quand il faut les mettre en application c’est plus compliqué, alors certains projets ne restent même pas dans les tiroirs, ils disparaissent… Et puis la vie évolue, ce qui devient urgent et essentiel maintenant le sera peut-être moins dans une semaine. Alors il faut faire des choix et il y a quelque chose d’important pour moi et qui me prend la tête quand j’y réfléchis : j’ai l’âge que j’ai, à quel moment la cervelle va s’effriter, à quel moment je ne serai plus capable de faire une phrase ? Il faut que j’écrive maintenant.

D’un autre côté, je me pose la question : quelle légitimité j’ai d’aller bousiller des forêts pour faire du papier pour publier des poèmes ? Et en même temps j’ai envie (je ne dirai pas que c’est un besoin mais ça fait partie de mon ADN, de mon identité) d’écrire donc tant que c’est possible, je veux écrire ! Actuellement, je travaille sur deux projets d’écriture : il y en a un pour lequel je viens de trouver la première piste et je suis très content ! Ça va me demander six mois d’écriture.  

Puisque je travaille sur des concepts, quand je commence mon projet, je sais qu’il est carré avec le début, la fin et la structure : ensuite je peux laisser aller ce qui vient. Mais je sais que la difficulté, en écrivant de la poésie, c’est que ça parte dans tous les sens. Donc je me suis dit à un moment donné qu’il fallait que je fasse un concept et une structure pour qu’ensuite ça me permette d’aller où je veux et de faire ainsi des choses concrètes qui ont abouti à un livre.

Donc c’est important pour toi d’avoir toujours une contrainte pour écrire ?

Oui, mais ça fait partie de moi. Ça s’inscrit un peu naturellement pour pouvoir me cadrer sinon je pourrais partir dans tous les sens. En plus, pour l’écriture, c’est intéressant car tu peux aller explorer le plus loin possible la contrainte précise.

Libre cours à ta voix : sur quel sujet qui te tient à cœur aimerais-tu prendre la parole ?

L’écriture ça doit rester en premier lieu un jeu et un plaisir. On a des textes qui existent depuis longtemps, qui nous expliquent comment on doit vivre, il y a des textes magnifiques qui nous accompagnent, moi je n’ai pas d’ambition d’aller sauver le monde et expliquer aux gens ce qu’ils doivent faire.

Donc ça doit rester un jeu, un plaisir, mais avec du sérieux. Ça doit être construit, ça ne doit pas être de l’usurpation de dire : « moi je sais écrire, alors j’écris et vous vous consommez, merde ».

A notre tour de nous prêter à un jeu poétique : si tu étais un vers de ton recueil Législation dérobade, lequel serais-tu ?

Je pense à un passage dans le recueil où je cherche des issues pour savoir comment ça va se passer et en fait je crois beaucoup à la révolte des mots. Je suis le fils d’un paysan qui a participé aux révoltes des abricots de 1953, mon père était très actif là-dedans et j’ai été conçu à cette époque-là, alors peut-être que c’est resté (rires). Je pense que le salut de toute l’humanité va se faire par une réaction du peuple pour dire NON. Alors il y a l’article dix-neuf du recueil qui m’est tombé dessus :

les allumettes sont des armes de destructions massives
la cervelle des gens est une surface abrasive

C’est par l’imaginaire, par le cerveau et les idées des gens qu’on va pouvoir gratter l’allumette et foutre le feu !

Si vous souhaitez à votre tour rencontrer l’auteur, rendez-vous à Mase samedi 4 juin à 11h pour le vernissage de sa nouvelle publication Lettres aux gisants.

Et pour retrouver l’ensemble de ses publications :
Pierre-André Milhit – Littérature, Écrivain, Poète – Sion (culturevalais.ch)

Leçon d’Histoire, d’engagement et de charisme : Nétonon Noël Ndjékéry

En sortant de l’événement qui a mis en lumière Nétonon Noël Ndjékéry (auteur de Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis), les phrases ébahies, conquises, admiratives, foisonnent : un bouleversement littéraire et humain, un admirable engagement, une aura intimidante vite nuancée par des traits d’humour. Comme lorsqu’il prétend, n’ayant pas pu faire d’études en Histoire, «être un historien raté» et «se rattraper à l’époque en faisant l’historien du dimanche».

Ses touches d’humour, bien que plaisantes au cours de la discussion, ne remettent aucunement en doute l’évidence de son talent et de son érudition. L’auditoire captivé prend alors connaissance des grands noms qui l’ont inspiré : sont entre autre cités Malek Chebel (auteur de l’Esclavage en Terre d’Islam) et Joseph Ki-Zerbo (auteur de l’Histoire générale de l’Afrique noire). Ce dernier a particulièrement marqué Ndjékéry avec l’idée de « se réapproprier notre histoire ».  

Même si c’est un peu frustrant car on aimerait pouvoir retenir tous les noms que l’auteur cite – et en cela il réussit brillamment à nous rendre désireux d’affuter notre connaissance de l’Histoire – le constat principal relevé par Ndjékéry est percutant : on ne parle pas de la traite transsaharienne. Et l’auteur l’a subi comme un fossé qu’il fallait combler. Son livre Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis s’attaque donc à un tabou, à un « trou noir autour de l’esclavage transsaharien ». Lorsque la discussion laisse place à la lecture d’un extrait, le public retient toujours son souffle car les mots relèvent d’une puissance intimidante et marquante, à l’image de leur auteur.

En plus de son érudition impressionnante – car de tête il cite fréquemment de multiples ouvrages, des articles de journaux et des reportages récents pour étayer son propos – Ndjékéry livre une part plus intime de lui-même. À la salle attentive, il confie que le récit d’attaques esclavagistes baignait déjà son enfance et qu’il était lui-même mis en garde contre elles. Lorsque le modérateur évoque la place de l’utopie dans son œuvre, en référant notamment à «la Case du savoir» sur l’île flottante où se réunissent certains protagonistes, l’auteur reconnait cette part d’utopie et ajoute une anecdote personnelle : quand il était petit on lui disait « il ne faut jamais éteindre les rêves, sinon ça risque d’épaissir les nuits et d’obscurcir les jours ».

À un moment, Ndjékéry dit être très ému de nous parler et l’auditoire prend très bien conscience de cette authenticité qui se livre à lui. Le présentateur exprime alors la pensée du public conquis : « on prend tellement de plaisir à vous écouter… ». Et c’est vrai, la discussion avec Nétonon Noël Ndjékéry est une leçon d’Histoire, d’engagement et de charisme. Même s’il demeure une place pour l’utopie, ce roman n’est pas optimiste, il dénonce la réalité : « c’est une histoire, une mémoire qui saigne encore ! » Une problématique d’une mordante actualité.

Je me considère très enrichie par cette rencontre et me vois touchée par la gentillesse de l’auteur qui accepte d’échanger quelques mots avec moi à la fin de l’événement, avant de vite rejoindre sa place pour la dédicace (rythme du festival oblige, la bulle complice de la discussion vécue ensemble malheureusement s’estompe). Je réalise alors avoir déjà côtoyé cet auteur par le passé, puisqu’il a été le témoin de mariage de mon oncle et de ma tante, tchadienne elle aussi.

C’est avec joie que je conserve cette pensée inattendue : les Journées littéraires de Soleure, c’est aussi redécouvrir des connaissances de jadis en tant qu’auteurs talentueux et inspirants aujourd’hui.

Préparatifs de non-mariage avec Boutheyna Bouslama

Fabrice : Tu as reçu le Prix de Soleure pour À la recherche de l’homme à la caméra (2019) en 2020 lors des Journées du film de Soleure. On t’invite une nouvelle fois à Soleure aujourd’hui, mais aux Journées littéraires cette fois-ci pour y présenter ton ouvrage Livres perdus, Nouvelles Chaussures. Quelle émotion est-ce que ça suscite chez toi de revenir ici deux ans plus tard ?

Boutheyna Bouslama : Gagner le prix Soleure en 2020 était une des plus belles choses qui me soient arrivées. C’était un projet long et fastidieux. Comme l’a dit Churchill, ça s’est fait dans le sang, les larmes et la transpiration. Et 2019, le film sort : première mondiale, bam premier prix du film suisse à Visions du Réel. C’était une surprise parce que c’est un film qui passait difficilement en festival ou sur les plateformes. Presque par miracle, le film est resélectionné pour Soleure et là, re-bam : Prix de Soleure. J’ai passé cinq ans de ma vie sur ce projet de film, durant lesquels les producteurs m’ont souvent dit : « c’est de la merde », ils ont utilisé ce mot. Donc Soleure en 2020, c’était un sentiment de rêve, d’accomplissement et de joie. Alors en 2022, déjà, on réactive toutes ces émotions. De plus qu’en tant qu’artiste plasticienne, c’est une couche en plus d’être récompensée par le cinéma. Je suis passée un peu de manière capillaire de l’art visuel au cinéma, et dans cette porosité continue, je passe cette fois par la littérature. Je trouve que c’est une reconnaissance de la possibilité de naviguer dans plusieurs médiums des arts visuels.

Ton livre est un recueil de lettres, écrites entre 2010 et 2019, adressées principalement à ta maman et ton papa. Comme ces lettres sont publiées sans réponse de leurs destinataires, je me demandais si tu avais posté ces lettres ?

Pour comprendre le système, il faut revenir à la naissance de ces lettres. Le livre est né en 2009 quand j’étais en train de passer mon Master. C’était la première volée de Master en art visuel de Suisse romande, on essuyait les planchers. On nous demandait d’écrire une thèse de Master théorique, ce que j’ai refusé. J’ai décidé de remplir les exigences du contrat, de rendre le nombre de pages, de mobiliser la théorie, mais pas dans le format que l’on me demandait. Il fallait du texte qui parle de théorie alors j’ai eu l’idée de ces lettres à mes parents qui sont des académiciens. Ils ont des bibliothèques assez importantes qui peuvent m’aider à aborder les lignes théoriques mais en noyant le tout dans un récit dont je refusais qu’il soit théorique. Ces lettres étaient juste des outils de rébellion étudiante et mes parents ne le savaient pas. Il y a toute une part fictionnelle, mes parents ne sont pas séparés. Ce travail que j’avais appelé histoires de famille commençait par dire qu’il s’agissait d’une fiction inspirée de faits et de personnages réels. La bibliothèque existe bel et bien, mais elle n’a pas disparu à cause de la séparation de mes parents. Mes parents n’ont pas lu ces lettres jusqu’à la sortie du livre en 2021, où ma maman en a acheté nonante exemplaires ! Elle les a offert un peu partout autour d’elle, c’était pendant le COVID 19, on était séparées, chacune d’un côté du globe. Est-ce qu’on peut dire que c’est Art & Fiction qui a mis le timbre et posté ces lettres ?

C’est une belle manière de le dire. Je suis surpris, je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une fiction.

Alors la séparation des parents est une fiction. Il me fallait une accroche scénaristique pour point de départ. Malheureusement, tout ce qui vient après est cent pour cent vrai ; que ce soit les histoires de mariage de mineurs, les marques de machette sur la gorge. Tout ça, malheureusement, c’est vrai.

Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une visée cathartique derrière ces lettres?

J’aurais bien aimé, ça aurait coûté beaucoup moins cher qu’une psychothérapie. Mais la part cathartique n’est pas aussi efficace qu’on voudrait. Ça reste un dispositif artistique. Les lettres ont permis de poser les grandes lignes, comme les lignes de séparation de couloir dans un bassin. Ce système de lettres sert à aiguiller les lecteurs ou orienter une pièce, plus qu’à réaliser une catharsis. Un tout petit peu, ça y contribue, mais ce n’est pas aussi facile.

Cependant, la finalisation du livre, elle, a été un processus de catharsis parce que c’est arrivé dans un moment très difficile, en 2021. J’étais sous couvre-feu en Turquie, isolée. Je vivais le deuil de mon compagnon. Les conditions de production étaient très particulières pour moi et pour l’équipe de production. On a travaillé par écrans interposés, avec des fichiers de correction en ligne. C’était très fastidieux mais pour moi, c’était le moment de récréation de la semaine. J’attendais avec impatience chaque réunion car c’était la seule chose qui donnait un sens au fait de se lever ce jour-là. Une lumière qui me guidait quand je ne trouvais plus vraiment de sens à ma vie.

Peut-être l’écriture des lettres n’était pas cathartique mais la finalisation du livre à donné un sens à une vie où j’ai perdu et les gens, et mes revenus. Tous mes projets avaient été annulés, j’avais plus rien. Mais il y avait ce livre qui se finissait. On était au-delà de la catharsis, c’était le sérum !

En première partie de ton livre, on trouve des lettres datées de 2010, alors que la deuxième partie comprend principalement des lettres datées de 2019 ; j’ai eu l’impression d’un dialogue entre ces deux séries de lettres. À la lumière de ces lettres, comment décrirais-tu ce toi fraichement diplômée de la HEAD à Genève en comparaison au toi de 2019, à Istanbul, au moment de sortir ton film deux fois récompensé, À la recherche de l’Homme à la caméra ? Autrement dit, quelles sont les zones de friction que tu perçois entre ces deux séries de lettres dont émanent les fragments de deux périodes bien différentes de ta vie ?

C’est la friction normale entre rêve et réalité. Il y a des choses qui sont très difficiles. Quand on le met comme ça « diplômée de la HEAD », et bam, « film deux fois récompensé », c’est joli. Mais il y a dix ans entre les deux et ces dix ans sont remplis de réalités.

Je vais t’expliquer comment est né le projet et, indirectement, ça devrait répondre à ta question. En 2019, je viens de gagner Visions du Réel. Stéphane Fretz me dit : je veux publier Histoires de famille. Là je me dis : « yes, on va enfin publier pour de bon ». Deuxième réaction : « ah merde, ben moi je ne veux pas publier Histoires de famille, c’est dans le passé, la personne qui a écrit ça n’est plus moi et c’est très dur d’être confrontée à ces rêves qui se sont fracassés la gueule ». C’est comme quand on regarde des vieilles photos de soi. Moi, j’ai bientôt quarante ans et quand je vois les photos des années nonante, alors que j’étais ado, je me dis oulala. Et j’ai la même réaction en relisant ces textes. J’ai réfléchi, je ne voulais pas publier uniquement ces textes-là, je voulais y ajouter leurs réponses. J’ai vraiment eu des poussées d’urticaire en me relisant mais il fallait bien que je trouve les éléments qui me paraissaient nécessaires de rafraîchir pour leur donner une réponse.

C’était un moment dans ma vie, pas seulement en tant qu’auteur mais en tant que personne et en tant que femme. C’est très rare de faire un update au bout de dix ans. Il faut se relire et se dire : « alors, qu’est-ce qui s’est passé par rapport à ci, alors que tu rêvais de ça ? ». Moi je parlais d’art mais en fait, l’art c’est le plus simple. Ce qui est dur, c’est d’exister administrativement, économiquement ou socialement. Moi j’avais des problèmes de papier et d’argent mais il y en a qui ont des problèmes d’enfant, de famille… On existe avec tout ça. L’art n’est pas ce qu’il y a de plus compliqué, puisque ça émane de nous.

Une fois que j’avais écrit ces réponses, j’étais d’accord de mettre au monde ces jumeaux. Mais la première partie, à chaque fois qu’il y a des lectures, je trouve toujours des subterfuges pour la faire lire par quelqu’un d’autre. Je ne peux pas la lire. La première fois, on a fait une roulette russe.

Livres perdus, nouvelles chaussures : on sent bien que le titre de ton livre n’est pas choisi au hasard puisqu’on y parle souvent de chaussures et peut-être encore plus souvent de littérature. J’ai trouvé ce recueil intéressant en tant qu’objet déjà, car s’il comporte des lettres, il comprend aussi de nombreux livres : tout d’abord, ceux dont les couvertures ont été photographiées, tout comme tes étagères à chaussures, mais aussi les nombreuses références que tu cites. De plus, le livre est un propos récurrent dans tes lettres ; tu questionnes souvent tes parents quant au sort de la bibliothèque de famille disparue, puis retrouvée. Ce livre me semble être le symbole de cette bibliothèque de famille, vu qu’il renferme lui-même les livres, est-ce le cas ? ou alors le symbole d’une étagère à chaussures ?

Je trouve très joli que tu y vois le symbole d’une bibliothèque familiale. Et non c’est pas une étagère à chaussures. Pour en avoir fait plein toute seule, c’est compliqué. Et il faut bien avouer qu’une chaussure est une chaussure, ça reste une godasse. Même Freud a dit : « parfois un cigare est un cigare », cependant un livre est un espace pour contenir la poésie d’une bibliothèque et son patrimoine. Même si la chaussure ça reste un objet qui porte beaucoup d’émotion. Alors que la bibliothèque, ça transcende les générations, et la chaussure aussi… mais le livre porte le patrimoine et l’identité, il encapsule ça mieux que la chaussure.

Je crois savoir que tu es d’origine tunisienne, née en France et que tu as vécu en Syrie, au Qatar, en Suisse et aujourd’hui à Istanbul. On perçoit ce trait « nomade », si j’ose dire, notamment à travers ta culture littéraire ou ta manière d’aborder des questions sociétales par le biais d’un spectre qui témoigne des différences de réalité dans le monde. Est-ce que tu pourrais nous décrire les principales sections, non pas de ta bibliothèque de famille, mais de ta propre bibliothèque imaginaire, c’est-à-dire en tant que bagage culturel ?

Ma bibliothèque n’est pas imaginaire, elle existe. J’ai une superbe bibliothèque dont je suis fière mais je ne l’ai pas vue depuis huit ans, parce qu’elle est dans les caves de mes potes à Genève. Donc je la décrirais comme cet amour de jeunesse dont je ne me souviens pas vraiment du visage mais que je sais avoir aimé beaucoup et que j’aimerai toujours, mais sans me souvenir même de la couleur de ses yeux. Je sais qu’il y avait une épaisse section de livres d’artiste, une petite partie de livres d’artiste plus théoriques accumulés durant les années d’étude et beaucoup de livres en arabe, que ce soit les essais, les romans, la poésie, même la poésie concrète en arabe, c’est très rare mais ça existe. C’est ce dont je me souviens. C’est drôle de vivre sans sa bibliothèque en fait.

Tu m’as parlé tout à l’heure d’une installation que vous avez mise en place à l’occasion des journées littéraires, de quoi s’agit-il exactement ?

J’ai organisé un système de textes dans l’espace urbain. C’est une manière de contribuer à sortir l’art du domaine de l’élite. L’accès est encore trop restreint pour les familles nombreuses ou les étudiants qui ont peu de moyens. J’ai pensé au projet de texte urbain pour Soleure car je suis déjà venue, il y a ici plusieurs baies vitrées qu’on peut utiliser. L’avantage est qu’il soit visible de jour comme de nuit. Il y a un peu de texte à lire directement et des QR-codes. Si le spectateur veut en lire plus, il peut scanner les codes. On peut voir cette installation sur les vitrines du Büro des Journées littéraires de Soleure depuis une semaine.

Dans ton livre, il est souvent question de mariage, ou plutôt de non-mariage en ce qui te concerne. J’ai souris en recevant le carton d’invitation à ta performance de demain qui ressemble fort à un carton de mariage. Aussi, dans ton livre, tu dis : « je ne garde jamais un bel article pour un jour spécial ou pour quand les choses iront mieux. Chaque jour et chaque outfit sont une occasion spéciale car en fait… Merde, quoi ». À croire que cette invitation aux Journées de Soleure mérite, elle aussi, son outfit ?

C’est un carton de mariage ! Hier, je suis arrivée en robe pailletée. On est au cœur d’une communauté intellectuelle où, à force de paraître sobre, on véhicule l’idée que la sobriété est une assise pour l’intelligence. On a certains codes et des fois, ces codes-là m’emmerdent. Alors quand je suis légitime de le faire, j’aime bien casser les codes. Demain, ce sera la tenue ultime de célébration.

[Performance : samedi 16h, Landhaus Säulenhalle]

Crédit photo : Linda Malzacher

Engagé, humaniste et optimiste lucide: Blaise Ndala

Blaise Ndala se trouve à Soleure pour présenter son dernier livre, Dans le ventre du Congo, paru au Seuil en 2021. Après une discussion et une lecture publique rythmée, interpellante et très intéressante, il nous livre dans une interview ses pensées autour de l’histoire de Tshala, princesse bakuba exhibée dans le zoo humain de Bruxelles en 1958, et Nyota, sa nièce en quête de vérité. Extraits.

Comment est-ce que vous avez trouvé le bon angle pour construire ce roman, principalement avec les personnages de Nyota et de Tshala ?

Au départ, ce que je voulais, c’était trouver un personnage central, idéalement féminin, qui soit au cœur du dernier zoo humain belge du 20e siècle, celui de 1958. J’ai donc créé le personnage de la princesse Tshala, qui est la tante de Nyota, qui à l’époque coloniale suit le parcours qu’on connaît, se sauve de la capitale du royaume dans le Kasaï, vient à Léopoldville dans des conditions assez difficiles et qui finit par un jeu qu’on attribue à l’ami de son amant, Mark de Groof, dans ce zoo. À partir de là, j’avais l’idée de faire rechercher ses traces par un autre personnage […] ; avoir un deuxième personnage qui viendrait rechercher les traces de celle qui était disparue c’était une manière un peu de m’imaginer la quête ou la recherche, l’exhumation de ce passé que je n’avais pas réussi à réaliser depuis le Congo, tout ça m’a sauté à la figure grâce aux découvertes que j’ai faites en arrivant en Belgique.

Est-ce que c’était important que les deux personnages principaux soient des femmes ?

C’était important que ce soit des femmes, parce que je m’étais rendu compte, comme beaucoup d’ailleurs, que dans l’histoire du Congo, qu’elle soit ancienne ou moderne, dans la manière dont elle est narrée, dans la manière dont elle est écrite, les femmes ont très peu de place. Je prendrai l’exemple de ceux que l’on célèbre comme étant « les pères de l’indépendance du Congo » : on ne parle pas des mères de l’indépendance du Congo, et c’est la même expression pour toute l’Afrique. Et Dieu sait que depuis l’histoire ancienne, la lutte pour l’émancipation congolaise est souvent passée par les femmes de pouvoir, de caractère, qui avaient du charisme, du leadership, qui étaient des personnalités marquantes [Blaise Ndala cite alors Kimpa Vita, Maman Muilu ou Pauline Opago] . Et là je ne parle même pas de toutes les reines, de toutes les impératrices, de toutes les grandes cheffes qui ont été à la tête de beaucoup de monarchies du Congo ancien. Alors une manière, à très modeste échelle, pour moi, de leur rendre hommage, était de montrer qu’aujourd’hui encore dans la lutte que les Congolais mènent sur différents plans, y compris pour une vraie démocratie, […] dans les mouvements qui revendiquent qu’on revisite l’histoire coloniale du Congo, pour demander des comptes sur la période coloniale, quand on regarde les visages, ce sont souvent des visages féminins. Mettre des femmes au cœur de ce roman était donc une manière de rendre un hommage littéraire à toutes ces femmes connues et méconnues qui méritent qu’on se souvienne d’elles, parce que l’histoire s’est faite aussi avec elles et grâce à elles.

Vous disiez que vous ne vouliez pas juger ces différentes formes de pouvoir. Mais lorsqu’on parle du colonialisme dans une œuvre littéraire, comment faire pour ne pas tomber dans le piège du jugement du passé ?

Je pense que le roman, qui pour moi est le lieu de la rencontre, de la complexité, le lieu de la nuance, rend possible ce genre de distance, parce que s’agissant du projet colonial et des horreurs qu’il a générées, y a-t-il lieu d’en rajouter ? Je ne pense pas. Quand on aborde un roman comme celui-là, pour mettre en avant des faits comme ceux-là, je crois que les faits sont suffisamment diseurs, clairs, accablants pour qu’avec un tant soit peu de bonne foi on ne veuille pas en rajouter. […] Si je rends la rencontre possible avec le lecteur dans ce que j’appelle la pacification de la mémoire, pour qu’on fasse une rétrospective, un inventaire de ce qui a été fait, de ce qui a été dit, alors je n’ai pas besoin d’être dans la vindicte. J’ai besoin d’être dans la vérité historique pour que chacun en tire les leçons qu’il peut en tirer. J’ai besoin de montrer en quoi ce passé-là douloureux, avec ce qu’il a charrié, continue à influencer notre vie, à modeler notre pensée et à expliquer certaines politiques qui sont menées et certains comportements que nous observons aujourd’hui. Et si j’amène cela à ce moment-là, le projet est que nous puissions nous rencontrer avec mes lecteurs. Et comme je suis un humaniste à la base, je ne suis pas dans un règlement de compte. Mais cela étant dit, je ne suis pas non plus dans la complaisance, je n’édulcore rien, je montre simplement les faits tels qu’ils sont, hideux – leur mocheté. Mais je crois en l’intelligence de mon lecteur et de ma lectrice en disant : […] que chacun à sa manière puisse contribuer aux solutions collectives, dont personne individuellement n’a le secret, encore moins moi.

Vous diriez que c’est aussi un livre de transmission de la mémoire ?

C’est surtout un livre de transmission de mémoire. On le voit à travers deux personnages : à travers Nyota, qui vient recueillir à la tombe de sa défunte tante l’histoire qu’elle ne connaît pas, l’histoire aussi bien de sa monarchie, qu’elle n’a pas apprise à l’école, car on ne transmet pas ça à l’école, ça ne se transmet pas, aussi bien dans sa famille, ce que ses parents ne lui ont peut-être pas dit, que le pays n’a pas dit sur ces expositions. Donc sa tante restitue cette histoire-là pour qu’elle se l’approprie, un peu comme moi-même encore une fois, j’ai dû apprendre en arrivant en Belgique. Et puis il y a le personnage de Francis Dumont qui est professeur à l’ULB, qui a grandi en Belgique mais n’est pas de la génération de ceux qui ont fait l’expo, qui ont organisé le zoo humain, mais cette histoire lui appartient, il est dedans. […] Donc des deux côtés on voit que ce sont des romans de la retransmission, aussi bien au plan individuel – Tshala, Nyota et le roi des bakubas – que familial avec Robert Dumont, avec qui il y a eu cette rupture qui n’a pas rendu possible la retransmission de l’histoire au-delà de la famille. Pour toutes ces raisons-là, ça reste un roman de la transmission.

Vous vous considérez donc plus comme un auteur monde, international, plutôt que comme un auteur congolais ou africain ?

J’y ai justement consacré un article qui est sorti dans une revue québécoise il y a quelques jours. Je jette une sorte de suspicion sur cette question-là : cette manière de poser l’écrivain africain ou l’écrivain du monde pour moi relève d’un piège un peu sournois, parce que je suis les deux en fait. Mais je suis les deux comme exactement n’importe quel autre écrivain. L’écrivain suisse est d’abord un écrivain suisse, car il grandit d’abord avec les outils, le regard que sa terre, le milieu qui lui a appris à décrypter le monde. […] Donc dans ce sens-là, je suis effectivement un auteur africain. Mais je ne suis pas qu’un auteur africain, car l’autre particularité que j’ai est que j’habite au Canada, donc à ce que l’Afrique m’a apporté pour comprendre le monde s’est ajouté tout le bagage que j’ai reçu du fait de vivre au Canada depuis quinze ans et d’être passé par la Belgique. Un roman comme celui-ci porte d’une manière ou d’une autre différents regards, différents bagages cristallisés dans une identité fluide, composite, qui est la somme des expériences d’univers, de bagage culturel, de lieux où j’ai vécu – tout cela m’a tissé. Alors oui, je suis l’un et l’autre, mais je ne me vois pas prétendant que je ne suis qu’un écrivain du monde, comme si on pouvait comme ça être dans une sorte de nulle part, un lieu qui serait un monde sans horizon. On est d’abord de quelque part, et de ce quelque part le regard est coloré d’une certaine manière, une manière de dire le monde. Pour certains, comme moi, on est de plusieurs lieux à la fois : ces lieux finissent par nourrir notre personne, solidifier notre identité et nous donner peut-être un regard plus riche que ce que nous serions si nous étions restés que Congolais, qu’Africain, que Belge, etc.

En conclusion de votre livre, le roi bakuba pardonne à son visiteur belge et déclare que « la mémoire n’est pas un tribunal, c’est un antidote pour le futur », que l’important est que cette mémoire soit utilisée pour construire un monde meilleur. Est-ce que vous pensez qu’on va réussir à pacifier cette mémoire et à la transmettre ?

J’espère, je suis plutôt un optimiste, mais un optimiste lucide. Je constate, et ce sont surtout les jeunes qui me donnent foi, que c’est possible. Je ne dis pas que ça se fera, mais je pense que j’ai des raisons de croire que cela est possible. Je vois notamment ce qui est arrivé peu avant la sortie de ce livre, avec le mouvement Black Lives Matter, qui a eu un élan particulier après la mort de George Floyd, j’ai vu se mobiliser dans différents pays en Occident une jeunesse multi-ethnique, des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des types de partout, dans un même élan, demander la fin du racisme, réclamant une manière autre d’aborder notre histoire, dans sa brutalité, et d’en tirer les conséquences. Ces voix-là me donnent espoir, quand je vois certaines initiatives et certaines actions, certes timides mais qui commencent à s’imposer ; je parlais entre autres de la reconnaissance par le roi des Belges des crimes contre le Congo. Il y a vingt ans, quand j’arrivais en Belgique, si on m’avait dit qu’un roi belge dirait cela, je ne l’aurais pas cru, j’aurais rigolé. Ça ne résout pas tout, mais je pense qu’il y a une pression, une demande sociale qui vient surtout des jeunes qui est telle que oui, on commence à prendre une direction qui me donne des signes d’espoir. Mais, pour utiliser une expression que beaucoup n’aiment pas aujourd’hui, il faut rester woke, il faut rester éveillé. Ça veut dire continuer à être exigeant pour qu’on ne rebrousse pas chemin, qu’on ne remette pas sous le tapis ce qu’on y a laissé trop longtemps, parce qu’autrement le prochain réveil sera beaucoup plus difficile, ou peut-être catastrophique. Comme disait James Baldwin : la prochaine fois, le feu. Est-ce que nous allons attendre que la prochaine fois on se consume tous, ou bien nous allons continuer à tirer sur le fil que nous tenons ensemble, en disant : « plus jamais ça, c’est maintenant que nous allons réparer ces injustices, que nous allons faire face à notre histoire, en tirer les leçons possibles et bâtir ensemble un futur qui soit à la hauteur des idéaux que nous disons défendre ? »

Le délicat équilibre entre lecture et discussion

Aux alentours de 16h00 dans la Wengisaal, les rideaux sont tirés, les bavardages se taisent, le public focalise son attention sur l’auteur Ivan Salamanca et le modérateur Henri-Michel Yéré : la séance peut commencer.

A peine le temps d’une introduction que nous nous voyons offrir une plongée immédiate dans un extrait de Les bonnes fortunes (publié en 2021, Éditions de l’Aire). Des cinq histoires dont est composé l’ouvrage, c’est d’abord le récit d’un paysan nommé Pierre et de sa femme Jeanne qui nous est livré, récit lu en public pour la première fois, nous confie l’auteur, tout en soulevant l’importance qu’il accorde à l’oralité de sa prose.

La prose est en effet très poétique et sonore, attentive à des images détaillées et parlantes : une excellente entrée en matière. Néanmoins, je me demande si le temps de lecture n’était pas trop généreux : les lectures – deux au total – ont occupé presque la moitié de l’évènement. J’éprouve beaucoup de plaisir à entendre le texte prendre une autre consistance que son existence graphique, mais ai eu de la peine, surtout dans le cas de cette première lecture, à maintenir mon attention affûtée. Les grincements du parquet lorsque le photographe se déplaçait et l’effervescence de la rue rappelée à nous par les fenêtres ouvertes n’ont pas aidé non plus à créer un cadre d’écoute optimal.

En contrepartie, un temps de discussion un peu plus long aurait été bienvenu. Une question posée par un spectateur m’a paru particulièrement intéressante : elle réagissait à la deuxième lecture qui contait l’histoire de Yassin, un migrant tentant de traverser – sans y parvenir – la mer Méditerranée, et questionnait le dialogisme entre le choix d’un style lyrique et un contenu qui évoque une réalité très dure. Pour Ivan Salamanca, le lyrisme c’est ce qui l’émeut et il espère que c’est là sa puissance. Si je ne parviens pas à prendre position de manière définitive sur cette question, elle m’interroge beaucoup : quel langage adopter pour parler des horreurs de notre monde actuel ? si les belles images suscitent des émotions fortes, sont-elles déplacées par rapport à la réalité tragique que vivent certaines personnes et que dénonce le ou la poète depuis le confort de sa chambre ? Bien que l’un ou l’autre positionnement me semble justifiable, je laisse la question ouverte.