Récits teintés d’absurdes et soleil de plomb

« Nein ! », répond sarcastiquement Michael Fehr lorsqu’on lui demande s’il a un livre préféré. Rire général puis silence du vaste public venu prendre place sur les rangs de l’escalier Saint-Ours, Fehr lance sa première histoire. Les deux fontaines aux abords de l’estrade constituent la toile de fond. Un écouteur à l’oreille, il joue ses textes avec vivacité, l’articulation est méticuleuse, ce qui, en tant que francophone, me facilite la compréhension.

Les performances de Michael Fehr invitent à réfléchir quant à la notion de « texte ». Ses problèmes de vue l’ont contraint à innover, Michael crée ses textes au dictaphone, et ce sont probablement ces mêmes textes que l’oreillette lui chuchote cet après-midi. C’est tout d’abord en ce sens qu’il faut parler de performance plus que de lecture.

« Das ist so eine Geschichte », ainsi conclut-il sa première histoire sous les rires de l’assistance. La seconde histoire est elle aussi pleine d’humour. On y parle de recette de soupe à l’herbe, celle des pâturages. C’est simple et on en trouve partout. Par contre, attention de ne pas oublier le fromage. Ne surtout pas oublier le fromage, car sinon, ce n’est juste pas bon et les gens font de drôles de grimaces.

La troisième histoire, aussi courte que les autres (l’intervention dure quinze minutes) is in english. Le titre en est Blues predator, ce qui me rappelle que Michael Fehr est également musicien. Et ça ne manque pas, voilà que son histoire tourne en un chant blues a capella. La performance se conclut sur les claquements de mains rythmiques des spectateurs.

À la rencontre d’un récit haut en couleur

L’une coiffée d’un voile et l’autre d’une coupe mulet, Anisa Alrefaei Roomieh et Maeva Rubli siègent aux côtés de la modératrice Judith Schifferle dans l’ambiance feutrée du Kino im Uferbau, entre deux spots à la lumière violette. Une mise en contexte est nécessaire pour comprendre la naissance du projet commun aux deux femmes de Delémont. C’est ici qu’Anisa et sa famille arrivent après avoir fui la guerre en Syrie. Là-bas, elle était professeure d’arabe, langue que Maeva souhaite justement apprendre. Les rencontres passent rapidement des cours d’arabe à des échanges de propos plus existentiels. Anisa est auteure et Maeva, auteure-illustratrice. Les échanges prennent la forme de discussions enregistrées et de poèmes, matière servant de point de départ au projet de publication.

Face à face parait aux Éditions Moderne en 2021. Une première lecture est faite par Anisa en arabe, sa langue d’écriture. Le silence se fait poignant lorsque lui montent les larmes, la gorge se noue et le public frémit. La gravité du propos n’a pas besoin d’être expliquée. Puis Maeva traduit ; ce n’est pas la mort mais la naissance d’un enfant, Marya. Une naissance que l’on pleure, mais pas de larmes de joie. La plaie ouverte des horreurs de la guerre est soudainement palpable. On saisit alors le rapport d’intimité qui lie les deux femmes.

Le récit est celui d’Anisa. Son périple depuis la Syrie, l’abandon des objets qui racontent les jours heureux, l’abandon de son identité. Mais le récit est aussi le symbole d’un possible retour de la parole après la guerre. Et c’est notamment avec le soutien de Maeva que la voix d’Anisa a pu se libérer. C’est là une réalité qu’il faut rappeler : la notion de liberté d’expression ne se comprend pas de la même manière qu’on soit en Suisse ou en Syrie. Le livre apporte beaucoup de réponses, mais il nous prouve surtout qu’on a beaucoup de questions, comme le note Judith Schifferle. Face à face est le récit d’une déchirure identitaire dont les tenants sont la Syrie et la Suisse, qu’Anisa appréhende respectivement comme sa mère et sa mère adoptive.

La poésie visuelle des illustrations est haute en couleur, plus qu’on ne pourrait s’y attendre dans un récit sur la guerre. Mais ce n’est pas l’horreur que l’on veut dépeindre. Il y a évidemment le rouge, en d’énormes tâches ; c’est le sang mais c’est aussi l’amour, la naissance. Ce livre est une manifestation de la vie dans la mort et les couleurs sont nécessaires à rendre compte des émotions contrastés qui caractérisent cette réalité.

Anisa Alrefaei Roomieh et Maeva Rubli travaillent actuellement sur une adaptation visuo-texuelle de leur œuvre commune. L’installation sera visible à Delémont. On pourra y lire les poèmes et y contempler les peintures en grand format.

Préparatifs de non-mariage avec Boutheyna Bouslama

Fabrice : Tu as reçu le Prix de Soleure pour À la recherche de l’homme à la caméra (2019) en 2020 lors des Journées du film de Soleure. On t’invite une nouvelle fois à Soleure aujourd’hui, mais aux Journées littéraires cette fois-ci pour y présenter ton ouvrage Livres perdus, Nouvelles Chaussures. Quelle émotion est-ce que ça suscite chez toi de revenir ici deux ans plus tard ?

Boutheyna Bouslama : Gagner le prix Soleure en 2020 était une des plus belles choses qui me soient arrivées. C’était un projet long et fastidieux. Comme l’a dit Churchill, ça s’est fait dans le sang, les larmes et la transpiration. Et 2019, le film sort : première mondiale, bam premier prix du film suisse à Visions du Réel. C’était une surprise parce que c’est un film qui passait difficilement en festival ou sur les plateformes. Presque par miracle, le film est resélectionné pour Soleure et là, re-bam : Prix de Soleure. J’ai passé cinq ans de ma vie sur ce projet de film, durant lesquels les producteurs m’ont souvent dit : « c’est de la merde », ils ont utilisé ce mot. Donc Soleure en 2020, c’était un sentiment de rêve, d’accomplissement et de joie. Alors en 2022, déjà, on réactive toutes ces émotions. De plus qu’en tant qu’artiste plasticienne, c’est une couche en plus d’être récompensée par le cinéma. Je suis passée un peu de manière capillaire de l’art visuel au cinéma, et dans cette porosité continue, je passe cette fois par la littérature. Je trouve que c’est une reconnaissance de la possibilité de naviguer dans plusieurs médiums des arts visuels.

Ton livre est un recueil de lettres, écrites entre 2010 et 2019, adressées principalement à ta maman et ton papa. Comme ces lettres sont publiées sans réponse de leurs destinataires, je me demandais si tu avais posté ces lettres ?

Pour comprendre le système, il faut revenir à la naissance de ces lettres. Le livre est né en 2009 quand j’étais en train de passer mon Master. C’était la première volée de Master en art visuel de Suisse romande, on essuyait les planchers. On nous demandait d’écrire une thèse de Master théorique, ce que j’ai refusé. J’ai décidé de remplir les exigences du contrat, de rendre le nombre de pages, de mobiliser la théorie, mais pas dans le format que l’on me demandait. Il fallait du texte qui parle de théorie alors j’ai eu l’idée de ces lettres à mes parents qui sont des académiciens. Ils ont des bibliothèques assez importantes qui peuvent m’aider à aborder les lignes théoriques mais en noyant le tout dans un récit dont je refusais qu’il soit théorique. Ces lettres étaient juste des outils de rébellion étudiante et mes parents ne le savaient pas. Il y a toute une part fictionnelle, mes parents ne sont pas séparés. Ce travail que j’avais appelé histoires de famille commençait par dire qu’il s’agissait d’une fiction inspirée de faits et de personnages réels. La bibliothèque existe bel et bien, mais elle n’a pas disparu à cause de la séparation de mes parents. Mes parents n’ont pas lu ces lettres jusqu’à la sortie du livre en 2021, où ma maman en a acheté nonante exemplaires ! Elle les a offert un peu partout autour d’elle, c’était pendant le COVID 19, on était séparées, chacune d’un côté du globe. Est-ce qu’on peut dire que c’est Art & Fiction qui a mis le timbre et posté ces lettres ?

C’est une belle manière de le dire. Je suis surpris, je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une fiction.

Alors la séparation des parents est une fiction. Il me fallait une accroche scénaristique pour point de départ. Malheureusement, tout ce qui vient après est cent pour cent vrai ; que ce soit les histoires de mariage de mineurs, les marques de machette sur la gorge. Tout ça, malheureusement, c’est vrai.

Est-ce qu’on peut dire qu’il y a une visée cathartique derrière ces lettres?

J’aurais bien aimé, ça aurait coûté beaucoup moins cher qu’une psychothérapie. Mais la part cathartique n’est pas aussi efficace qu’on voudrait. Ça reste un dispositif artistique. Les lettres ont permis de poser les grandes lignes, comme les lignes de séparation de couloir dans un bassin. Ce système de lettres sert à aiguiller les lecteurs ou orienter une pièce, plus qu’à réaliser une catharsis. Un tout petit peu, ça y contribue, mais ce n’est pas aussi facile.

Cependant, la finalisation du livre, elle, a été un processus de catharsis parce que c’est arrivé dans un moment très difficile, en 2021. J’étais sous couvre-feu en Turquie, isolée. Je vivais le deuil de mon compagnon. Les conditions de production étaient très particulières pour moi et pour l’équipe de production. On a travaillé par écrans interposés, avec des fichiers de correction en ligne. C’était très fastidieux mais pour moi, c’était le moment de récréation de la semaine. J’attendais avec impatience chaque réunion car c’était la seule chose qui donnait un sens au fait de se lever ce jour-là. Une lumière qui me guidait quand je ne trouvais plus vraiment de sens à ma vie.

Peut-être l’écriture des lettres n’était pas cathartique mais la finalisation du livre à donné un sens à une vie où j’ai perdu et les gens, et mes revenus. Tous mes projets avaient été annulés, j’avais plus rien. Mais il y avait ce livre qui se finissait. On était au-delà de la catharsis, c’était le sérum !

En première partie de ton livre, on trouve des lettres datées de 2010, alors que la deuxième partie comprend principalement des lettres datées de 2019 ; j’ai eu l’impression d’un dialogue entre ces deux séries de lettres. À la lumière de ces lettres, comment décrirais-tu ce toi fraichement diplômée de la HEAD à Genève en comparaison au toi de 2019, à Istanbul, au moment de sortir ton film deux fois récompensé, À la recherche de l’Homme à la caméra ? Autrement dit, quelles sont les zones de friction que tu perçois entre ces deux séries de lettres dont émanent les fragments de deux périodes bien différentes de ta vie ?

C’est la friction normale entre rêve et réalité. Il y a des choses qui sont très difficiles. Quand on le met comme ça « diplômée de la HEAD », et bam, « film deux fois récompensé », c’est joli. Mais il y a dix ans entre les deux et ces dix ans sont remplis de réalités.

Je vais t’expliquer comment est né le projet et, indirectement, ça devrait répondre à ta question. En 2019, je viens de gagner Visions du Réel. Stéphane Fretz me dit : je veux publier Histoires de famille. Là je me dis : « yes, on va enfin publier pour de bon ». Deuxième réaction : « ah merde, ben moi je ne veux pas publier Histoires de famille, c’est dans le passé, la personne qui a écrit ça n’est plus moi et c’est très dur d’être confrontée à ces rêves qui se sont fracassés la gueule ». C’est comme quand on regarde des vieilles photos de soi. Moi, j’ai bientôt quarante ans et quand je vois les photos des années nonante, alors que j’étais ado, je me dis oulala. Et j’ai la même réaction en relisant ces textes. J’ai réfléchi, je ne voulais pas publier uniquement ces textes-là, je voulais y ajouter leurs réponses. J’ai vraiment eu des poussées d’urticaire en me relisant mais il fallait bien que je trouve les éléments qui me paraissaient nécessaires de rafraîchir pour leur donner une réponse.

C’était un moment dans ma vie, pas seulement en tant qu’auteur mais en tant que personne et en tant que femme. C’est très rare de faire un update au bout de dix ans. Il faut se relire et se dire : « alors, qu’est-ce qui s’est passé par rapport à ci, alors que tu rêvais de ça ? ». Moi je parlais d’art mais en fait, l’art c’est le plus simple. Ce qui est dur, c’est d’exister administrativement, économiquement ou socialement. Moi j’avais des problèmes de papier et d’argent mais il y en a qui ont des problèmes d’enfant, de famille… On existe avec tout ça. L’art n’est pas ce qu’il y a de plus compliqué, puisque ça émane de nous.

Une fois que j’avais écrit ces réponses, j’étais d’accord de mettre au monde ces jumeaux. Mais la première partie, à chaque fois qu’il y a des lectures, je trouve toujours des subterfuges pour la faire lire par quelqu’un d’autre. Je ne peux pas la lire. La première fois, on a fait une roulette russe.

Livres perdus, nouvelles chaussures : on sent bien que le titre de ton livre n’est pas choisi au hasard puisqu’on y parle souvent de chaussures et peut-être encore plus souvent de littérature. J’ai trouvé ce recueil intéressant en tant qu’objet déjà, car s’il comporte des lettres, il comprend aussi de nombreux livres : tout d’abord, ceux dont les couvertures ont été photographiées, tout comme tes étagères à chaussures, mais aussi les nombreuses références que tu cites. De plus, le livre est un propos récurrent dans tes lettres ; tu questionnes souvent tes parents quant au sort de la bibliothèque de famille disparue, puis retrouvée. Ce livre me semble être le symbole de cette bibliothèque de famille, vu qu’il renferme lui-même les livres, est-ce le cas ? ou alors le symbole d’une étagère à chaussures ?

Je trouve très joli que tu y vois le symbole d’une bibliothèque familiale. Et non c’est pas une étagère à chaussures. Pour en avoir fait plein toute seule, c’est compliqué. Et il faut bien avouer qu’une chaussure est une chaussure, ça reste une godasse. Même Freud a dit : « parfois un cigare est un cigare », cependant un livre est un espace pour contenir la poésie d’une bibliothèque et son patrimoine. Même si la chaussure ça reste un objet qui porte beaucoup d’émotion. Alors que la bibliothèque, ça transcende les générations, et la chaussure aussi… mais le livre porte le patrimoine et l’identité, il encapsule ça mieux que la chaussure.

Je crois savoir que tu es d’origine tunisienne, née en France et que tu as vécu en Syrie, au Qatar, en Suisse et aujourd’hui à Istanbul. On perçoit ce trait « nomade », si j’ose dire, notamment à travers ta culture littéraire ou ta manière d’aborder des questions sociétales par le biais d’un spectre qui témoigne des différences de réalité dans le monde. Est-ce que tu pourrais nous décrire les principales sections, non pas de ta bibliothèque de famille, mais de ta propre bibliothèque imaginaire, c’est-à-dire en tant que bagage culturel ?

Ma bibliothèque n’est pas imaginaire, elle existe. J’ai une superbe bibliothèque dont je suis fière mais je ne l’ai pas vue depuis huit ans, parce qu’elle est dans les caves de mes potes à Genève. Donc je la décrirais comme cet amour de jeunesse dont je ne me souviens pas vraiment du visage mais que je sais avoir aimé beaucoup et que j’aimerai toujours, mais sans me souvenir même de la couleur de ses yeux. Je sais qu’il y avait une épaisse section de livres d’artiste, une petite partie de livres d’artiste plus théoriques accumulés durant les années d’étude et beaucoup de livres en arabe, que ce soit les essais, les romans, la poésie, même la poésie concrète en arabe, c’est très rare mais ça existe. C’est ce dont je me souviens. C’est drôle de vivre sans sa bibliothèque en fait.

Tu m’as parlé tout à l’heure d’une installation que vous avez mise en place à l’occasion des journées littéraires, de quoi s’agit-il exactement ?

J’ai organisé un système de textes dans l’espace urbain. C’est une manière de contribuer à sortir l’art du domaine de l’élite. L’accès est encore trop restreint pour les familles nombreuses ou les étudiants qui ont peu de moyens. J’ai pensé au projet de texte urbain pour Soleure car je suis déjà venue, il y a ici plusieurs baies vitrées qu’on peut utiliser. L’avantage est qu’il soit visible de jour comme de nuit. Il y a un peu de texte à lire directement et des QR-codes. Si le spectateur veut en lire plus, il peut scanner les codes. On peut voir cette installation sur les vitrines du Büro des Journées littéraires de Soleure depuis une semaine.

Dans ton livre, il est souvent question de mariage, ou plutôt de non-mariage en ce qui te concerne. J’ai souris en recevant le carton d’invitation à ta performance de demain qui ressemble fort à un carton de mariage. Aussi, dans ton livre, tu dis : « je ne garde jamais un bel article pour un jour spécial ou pour quand les choses iront mieux. Chaque jour et chaque outfit sont une occasion spéciale car en fait… Merde, quoi ». À croire que cette invitation aux Journées de Soleure mérite, elle aussi, son outfit ?

C’est un carton de mariage ! Hier, je suis arrivée en robe pailletée. On est au cœur d’une communauté intellectuelle où, à force de paraître sobre, on véhicule l’idée que la sobriété est une assise pour l’intelligence. On a certains codes et des fois, ces codes-là m’emmerdent. Alors quand je suis légitime de le faire, j’aime bien casser les codes. Demain, ce sera la tenue ultime de célébration.

[Performance : samedi 16h, Landhaus Säulenhalle]

Crédit photo : Linda Malzacher

Notre équipe à Soleure :
Fabrice Imhof

Après plusieurs années d’activité dans le domaine de la construction, Fabrice décide de se lancer dans des études de lettres. Il est aujourd’hui en Master à l’université de Fribourg. 

En dehors de ses études, Fabrice est notamment actif dans le domaine de la culture musicale et prend part au journal trimestriel La Mondiale, dont le premier numéro est paru en janvier 2022.

La participation au blog des Journées littéraires de Soleure est pour lui l’occasion de vivre un événement de littérature suisse en adoptant un regard différent de celui du spectateur.