Engagé, humaniste et optimiste lucide: Blaise Ndala

Blaise Ndala se trouve à Soleure pour présenter son dernier livre, Dans le ventre du Congo, paru au Seuil en 2021. Après une discussion et une lecture publique rythmée, interpellante et très intéressante, il nous livre dans une interview ses pensées autour de l’histoire de Tshala, princesse bakuba exhibée dans le zoo humain de Bruxelles en 1958, et Nyota, sa nièce en quête de vérité. Extraits.

Comment est-ce que vous avez trouvé le bon angle pour construire ce roman, principalement avec les personnages de Nyota et de Tshala ?

Au départ, ce que je voulais, c’était trouver un personnage central, idéalement féminin, qui soit au cœur du dernier zoo humain belge du 20e siècle, celui de 1958. J’ai donc créé le personnage de la princesse Tshala, qui est la tante de Nyota, qui à l’époque coloniale suit le parcours qu’on connaît, se sauve de la capitale du royaume dans le Kasaï, vient à Léopoldville dans des conditions assez difficiles et qui finit par un jeu qu’on attribue à l’ami de son amant, Mark de Groof, dans ce zoo. À partir de là, j’avais l’idée de faire rechercher ses traces par un autre personnage […] ; avoir un deuxième personnage qui viendrait rechercher les traces de celle qui était disparue c’était une manière un peu de m’imaginer la quête ou la recherche, l’exhumation de ce passé que je n’avais pas réussi à réaliser depuis le Congo, tout ça m’a sauté à la figure grâce aux découvertes que j’ai faites en arrivant en Belgique.

Est-ce que c’était important que les deux personnages principaux soient des femmes ?

C’était important que ce soit des femmes, parce que je m’étais rendu compte, comme beaucoup d’ailleurs, que dans l’histoire du Congo, qu’elle soit ancienne ou moderne, dans la manière dont elle est narrée, dans la manière dont elle est écrite, les femmes ont très peu de place. Je prendrai l’exemple de ceux que l’on célèbre comme étant « les pères de l’indépendance du Congo » : on ne parle pas des mères de l’indépendance du Congo, et c’est la même expression pour toute l’Afrique. Et Dieu sait que depuis l’histoire ancienne, la lutte pour l’émancipation congolaise est souvent passée par les femmes de pouvoir, de caractère, qui avaient du charisme, du leadership, qui étaient des personnalités marquantes [Blaise Ndala cite alors Kimpa Vita, Maman Muilu ou Pauline Opago] . Et là je ne parle même pas de toutes les reines, de toutes les impératrices, de toutes les grandes cheffes qui ont été à la tête de beaucoup de monarchies du Congo ancien. Alors une manière, à très modeste échelle, pour moi, de leur rendre hommage, était de montrer qu’aujourd’hui encore dans la lutte que les Congolais mènent sur différents plans, y compris pour une vraie démocratie, […] dans les mouvements qui revendiquent qu’on revisite l’histoire coloniale du Congo, pour demander des comptes sur la période coloniale, quand on regarde les visages, ce sont souvent des visages féminins. Mettre des femmes au cœur de ce roman était donc une manière de rendre un hommage littéraire à toutes ces femmes connues et méconnues qui méritent qu’on se souvienne d’elles, parce que l’histoire s’est faite aussi avec elles et grâce à elles.

Vous disiez que vous ne vouliez pas juger ces différentes formes de pouvoir. Mais lorsqu’on parle du colonialisme dans une œuvre littéraire, comment faire pour ne pas tomber dans le piège du jugement du passé ?

Je pense que le roman, qui pour moi est le lieu de la rencontre, de la complexité, le lieu de la nuance, rend possible ce genre de distance, parce que s’agissant du projet colonial et des horreurs qu’il a générées, y a-t-il lieu d’en rajouter ? Je ne pense pas. Quand on aborde un roman comme celui-là, pour mettre en avant des faits comme ceux-là, je crois que les faits sont suffisamment diseurs, clairs, accablants pour qu’avec un tant soit peu de bonne foi on ne veuille pas en rajouter. […] Si je rends la rencontre possible avec le lecteur dans ce que j’appelle la pacification de la mémoire, pour qu’on fasse une rétrospective, un inventaire de ce qui a été fait, de ce qui a été dit, alors je n’ai pas besoin d’être dans la vindicte. J’ai besoin d’être dans la vérité historique pour que chacun en tire les leçons qu’il peut en tirer. J’ai besoin de montrer en quoi ce passé-là douloureux, avec ce qu’il a charrié, continue à influencer notre vie, à modeler notre pensée et à expliquer certaines politiques qui sont menées et certains comportements que nous observons aujourd’hui. Et si j’amène cela à ce moment-là, le projet est que nous puissions nous rencontrer avec mes lecteurs. Et comme je suis un humaniste à la base, je ne suis pas dans un règlement de compte. Mais cela étant dit, je ne suis pas non plus dans la complaisance, je n’édulcore rien, je montre simplement les faits tels qu’ils sont, hideux – leur mocheté. Mais je crois en l’intelligence de mon lecteur et de ma lectrice en disant : […] que chacun à sa manière puisse contribuer aux solutions collectives, dont personne individuellement n’a le secret, encore moins moi.

Vous diriez que c’est aussi un livre de transmission de la mémoire ?

C’est surtout un livre de transmission de mémoire. On le voit à travers deux personnages : à travers Nyota, qui vient recueillir à la tombe de sa défunte tante l’histoire qu’elle ne connaît pas, l’histoire aussi bien de sa monarchie, qu’elle n’a pas apprise à l’école, car on ne transmet pas ça à l’école, ça ne se transmet pas, aussi bien dans sa famille, ce que ses parents ne lui ont peut-être pas dit, que le pays n’a pas dit sur ces expositions. Donc sa tante restitue cette histoire-là pour qu’elle se l’approprie, un peu comme moi-même encore une fois, j’ai dû apprendre en arrivant en Belgique. Et puis il y a le personnage de Francis Dumont qui est professeur à l’ULB, qui a grandi en Belgique mais n’est pas de la génération de ceux qui ont fait l’expo, qui ont organisé le zoo humain, mais cette histoire lui appartient, il est dedans. […] Donc des deux côtés on voit que ce sont des romans de la retransmission, aussi bien au plan individuel – Tshala, Nyota et le roi des bakubas – que familial avec Robert Dumont, avec qui il y a eu cette rupture qui n’a pas rendu possible la retransmission de l’histoire au-delà de la famille. Pour toutes ces raisons-là, ça reste un roman de la transmission.

Vous vous considérez donc plus comme un auteur monde, international, plutôt que comme un auteur congolais ou africain ?

J’y ai justement consacré un article qui est sorti dans une revue québécoise il y a quelques jours. Je jette une sorte de suspicion sur cette question-là : cette manière de poser l’écrivain africain ou l’écrivain du monde pour moi relève d’un piège un peu sournois, parce que je suis les deux en fait. Mais je suis les deux comme exactement n’importe quel autre écrivain. L’écrivain suisse est d’abord un écrivain suisse, car il grandit d’abord avec les outils, le regard que sa terre, le milieu qui lui a appris à décrypter le monde. […] Donc dans ce sens-là, je suis effectivement un auteur africain. Mais je ne suis pas qu’un auteur africain, car l’autre particularité que j’ai est que j’habite au Canada, donc à ce que l’Afrique m’a apporté pour comprendre le monde s’est ajouté tout le bagage que j’ai reçu du fait de vivre au Canada depuis quinze ans et d’être passé par la Belgique. Un roman comme celui-ci porte d’une manière ou d’une autre différents regards, différents bagages cristallisés dans une identité fluide, composite, qui est la somme des expériences d’univers, de bagage culturel, de lieux où j’ai vécu – tout cela m’a tissé. Alors oui, je suis l’un et l’autre, mais je ne me vois pas prétendant que je ne suis qu’un écrivain du monde, comme si on pouvait comme ça être dans une sorte de nulle part, un lieu qui serait un monde sans horizon. On est d’abord de quelque part, et de ce quelque part le regard est coloré d’une certaine manière, une manière de dire le monde. Pour certains, comme moi, on est de plusieurs lieux à la fois : ces lieux finissent par nourrir notre personne, solidifier notre identité et nous donner peut-être un regard plus riche que ce que nous serions si nous étions restés que Congolais, qu’Africain, que Belge, etc.

En conclusion de votre livre, le roi bakuba pardonne à son visiteur belge et déclare que « la mémoire n’est pas un tribunal, c’est un antidote pour le futur », que l’important est que cette mémoire soit utilisée pour construire un monde meilleur. Est-ce que vous pensez qu’on va réussir à pacifier cette mémoire et à la transmettre ?

J’espère, je suis plutôt un optimiste, mais un optimiste lucide. Je constate, et ce sont surtout les jeunes qui me donnent foi, que c’est possible. Je ne dis pas que ça se fera, mais je pense que j’ai des raisons de croire que cela est possible. Je vois notamment ce qui est arrivé peu avant la sortie de ce livre, avec le mouvement Black Lives Matter, qui a eu un élan particulier après la mort de George Floyd, j’ai vu se mobiliser dans différents pays en Occident une jeunesse multi-ethnique, des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des types de partout, dans un même élan, demander la fin du racisme, réclamant une manière autre d’aborder notre histoire, dans sa brutalité, et d’en tirer les conséquences. Ces voix-là me donnent espoir, quand je vois certaines initiatives et certaines actions, certes timides mais qui commencent à s’imposer ; je parlais entre autres de la reconnaissance par le roi des Belges des crimes contre le Congo. Il y a vingt ans, quand j’arrivais en Belgique, si on m’avait dit qu’un roi belge dirait cela, je ne l’aurais pas cru, j’aurais rigolé. Ça ne résout pas tout, mais je pense qu’il y a une pression, une demande sociale qui vient surtout des jeunes qui est telle que oui, on commence à prendre une direction qui me donne des signes d’espoir. Mais, pour utiliser une expression que beaucoup n’aiment pas aujourd’hui, il faut rester woke, il faut rester éveillé. Ça veut dire continuer à être exigeant pour qu’on ne rebrousse pas chemin, qu’on ne remette pas sous le tapis ce qu’on y a laissé trop longtemps, parce qu’autrement le prochain réveil sera beaucoup plus difficile, ou peut-être catastrophique. Comme disait James Baldwin : la prochaine fois, le feu. Est-ce que nous allons attendre que la prochaine fois on se consume tous, ou bien nous allons continuer à tirer sur le fil que nous tenons ensemble, en disant : « plus jamais ça, c’est maintenant que nous allons réparer ces injustices, que nous allons faire face à notre histoire, en tirer les leçons possibles et bâtir ensemble un futur qui soit à la hauteur des idéaux que nous disons défendre ? »

Schreiben Sie einen Kommentar

Ihre E-Mail-Adresse wird nicht veröffentlicht. Erforderliche Felder sind mit * markiert