«Tout le monde écrit, personne ne lit» -rencontre avec Philippe Testa

Avant ma rencontre avec Philippe Testa, je ne vous cache pas mon stress. Interviewer quelqu’un est un exercice difficile. En arrivant au Kino im Uferbau, j’appréhende beaucoup cet entretien : parlera-t-il de son plein gré ou faudra-t-il lui tirer les vers du nez ? suis-je assez préparée ? mes questions sont-elles pertinentes ? Tous ces doutes me prennent la tête et pourtant, à peine arrivée face à lui, ce stress disparaît. Il émane de lui quelque chose de rassurant et de bienveillant. Bavarder avec lui est un pur plaisir. Il m’a tout de suite mise à l’aise et m’a même donné quelques astuces pour mes futures interviews. Un grand moment de partage dont je me souviendrai. Merci !


Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ? Est-ce que vous vous rappelez de vos premiers écrits ?
En cours de français, le prof nous avait fait lire Les Fleurs du mal de Baudelaire et nous avait demandé de faire des alexandrins. Tout de suite, je me suis pris au jeu, j’ai aimé faire ça et j’ai découvert le plaisir d’écrire, d’arriver à faire quelque chose dont on est satisfait ; satisfait même si rétrospectivement des années après, ça vaut ce que ça vaut. [Rires]
Quelque temps après, j’ai commencé à écrire des nouvelles et depuis je n’ai jamais arrêté de créer. Des nouvelles, des romans un peu nuls, des romans noirs. Écrire a toujours été présent depuis mon adolescence, avec beaucoup de plaisir et, bien sûr, pas mal de prises de tête et d’angoisses. Comme je faisais aussi de la musique, j’aimais énormément ce côté créatif en groupe et, parallèlement, j’appréciais l’aspect solitaire de l’écriture.


Est-ce que les thèmes dans vos romans sont «toujours» les mêmes ou y a-t-il des variations ?
Les sujets de ma jeunesse n’ont plus grand-chose à voir avec mes thèmes actuels. Je ne dirais pas que ce sont des thématiques, mais plutôt des inspirations. Depuis que je suis publié, je me concentre plus sur une observation du monde extérieur, mais aussi de l’intériorité, la mienne et plus généralement celle de l’humain. C’est toujours quelque chose en miroir, parce qu’écrire seulement sur le monde extérieur, c’est intéressant mais ce n’est pas très incarné. Un autre thème constant est la critique de la société, les défauts, la vanité humaine. Je ne me mets pas en dehors de cette critique, car ces défauts, je les retrouve également chez moi.


Qu’est-ce qui vous a poussé à publier votre premier roman et comment ça s’est passé ?
J’avais déjà envoyé des manuscrits à des éditeurs quand j’étais plus jeune, mais ça ne marchait pas. En 2004, ça a fonctionné car, justement, c’était un ami qui avait une petite maison d’édition, Navarino. Je lui ai montré le texte, il a aimé et ensuite le 2ème roman puis le 3ème ont été publiés. Ça s’est fait très naturellement.
Je suis passé par des phases de découragement face aux refus des éditeurs. Le rejet, il faut savoir que c’est un truc qui risque d’arriver. C’est difficile par moments, je me dis que je ferai mieux de faire du macramé, mais bon je suis nul de mes mains, je ne vois pas quoi faire d’autre [rires].


Vous avez eu plusieurs éditeurs, pourquoi ?
Mes trois premiers livres ont été publiés chez Navarino qui n’existe malheureusement plus. Le 4ème a été accepté par l’Âge d’Homme. Par contre, Sonny n’a a pas été retenu, alors j’ai essayé ailleurs. C’est Hélice Hélas à Vevey qui l’a pris. Toutefois, pour Pouvoir, j’ai dû chercher une autre maison d’édition, les Editions d’en bas. Ça vaut la peine de persévérer, parce que c’est une telle loterie qu’il faut tenter sa chance encore et encore. J’ai eu un petit espoir d’entrer dans la cour des grands quand Gallimard a réédité L’Obscur. Mais malheureusement, ça n’a pas été plus loin.
Tout le monde écrit, personne ne lit. Les éditeurs sont submergés de manuscrits et les réponses peuvent prendre du temps.

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Après avoir discuté de l’aspect éditorial, j’ai questionné Philippe Testa sur son dernier roman Pouvoir. J’ai beaucoup apprécié la trame de fond, l’aspect profond et réfléchi des personnages. C’est incarné, comme le dit Philippe Testa. Malgré ces éloges, il me reste quelques petites questions qui me taraudent.


Pourquoi situer Pouvoir à Paris et non pas aux États-Unis ?
L’élection de Trump a été le point de départ de l’écriture du livre. C’est une très bonne question. J’ai hésité même si je connais assez bien la politique américaine. Par exemple, Sonny commence en Suisse et la deuxième partie se passe aux USA. Mais je pense qu’en fait, je ne connais pas suffisamment bien ce pays et surtout je ne le sentais pas.


Pourquoi ne pas citer les dirigeants desquels vous vous êtes “inspiré»?
Intentionnellement, j’ai voulu faire un truc très flou, pas de dates, le politique n’a pas de noms. C’est un brouillage intentionnel, je ne voulais pas que ça se rapproche trop du mouvement de Marine le Pen. Je voulais que ce soit un truc actuel sans être trop proche de la réalité ou de certaines personnes.
Ce qui est intéressant, c’est que certaines personnes voient Macron pour l’aspect politique du livre, mais moi pas du tout et c’est ça qui est fascinant. Je donne une page blanche et les gens projettent ce qu’ils veulent, c’est une volonté affirmée que ce soit à la fois net et en même temps très flou, d’où l’absence de références directes. Il était important pour moi que les gens se fassent leur propre idée. En gros, c’est un mic mac inspiré de différentes choses, époques et endroits. Ensuite, j’ai tout mis au mixer : le 3ème Reich, les USA, Trump, les autres populistes européens. Je me suis beaucoup documenté et j’ai tout mélangé à ma sauce.

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Petite anecdote de fin qui m’a fait beaucoup rire. Malgré un gros travail de relecture, à la conférence du matin, Philippe Testa a trouvé une faute d’accord du participe passé dans son roman. L’angoisse ! «J’ai vu encore une putain de faute d’orthographe, je suis prof et j’ai honte, lundi matin j’ai une classe de français, je vais leur dire ça : allez-y, lapidez-moi.» Sur ces belles paroles, je souhaite remercier Philippe Testa de m’avoir accordé du temps pour cette interview. Une belle rencontre avec une personne humble, passionnée et surtout passionnante.

Parlons d’humour – avec Alice Bottarelli

Après le joli succès rencontré par son premier roman Les Quatre Sœurs Berger, aux éditions de l’Aire, Alice Bottarelli publie un très amusant second récit intitulé Ombeline & Rodogune (Presses Inverses). Dans l’arrière-salle bondée du restaurant Kreuz, rencontre avec une autrice à l’humour tout à la fois joyeux et grinçant.

Alice Bottarelli, à votre lecture, j’ai constaté avoir parfois ri en lisant de la littérature, sans pour autant attendre de l’humour une quelconque signification. Ai-je eu tort ?

Est-ce vraiment un tort ? Les productions littéraires qui font le plus recours à l’humour passent souvent inaperçues que ce soit dans les œuvres de celles et ceux qui les ont écrites ou par le simple fait d’appartenir à des genres plus marginaux ou moins canoniques.
Mais pour rebondir sur la signification, il est intéressant de se rappeler que l’étymologie de humour nous ramène à la théorie des humeurs que nous devons originellement à Hippocrate et Galien. De la désignation d’une constitution physique, le terme s’est transformé dans la langue anglaise pour caractériser un tempérament blagueur. Ce sens a été repris en français et cela a donné naissance à l’humour, dans son acception actuelle.
Selon certaines définitions, l’humour dispose d’une grande force de cohésion et favorise l’avènement d’une culture commune, on rit de l’autre comme on rit de soi. Dans le récit, l’humour est un bon moyen d’apporter de la joie dans un doute existentiel. Peut-être pouvons-nous aussi y voir une forme de maïeutique, soit faire recours à l’humour pour accoucher d’idées. En cela, il représente un mécanisme dynamique de traitement du doute. Et quand le doute persiste et arbore une forme de gravité, recourir à l’humour présente aussi une dimension éthique permettant de préserver sa santé intellectuelle.

Et dans votre pratique littéraire, est-ce que toutes ces considérations interviennent au moment de penser un texte ? Attribuez-vous, par exemple, une certaine fonction à l’humour, attendez-vous un quelconque rendement de celui-ci ?

Je ne le dirais pas ainsi. Lorsque j’écris, je ne tente pas consciemment de mettre sur pied des mécanismes destinés à faire rire. Sans que cela signifie que le texte naisse d’une traite (Ombeline & Rodogune s’est construit au coup par coup sur quelques années), les traits d’humour qui s’y donnent surgissent spontanément au moment de l’écriture. Il n’y a pas de préméditation. C’est là que nous pouvons faire une relation avec l’étymologie du mot humour et son lien originel avec le corps. L’humour, je le perçois comme une vague qui vient de l’intérieur et prend soudainement forme dans le texte. Je ne me dis pas au départ « Tiens, je vais écrire un texte drôle », mais s’il est finalement perçu ainsi, alors j’en suis satisfaite, c’est réussi !

Je voudrais revenir sur cette évocation de la gravité. Il me semble que dans Ombeline & Rodogune, l’humour est intimement lié au traitement d’un thème sérieux. Je vois là une belle exemplification de votre propos.

Oui, il y a une certaine gravité dans le propos d’Ombeline & Rodogune. Laisser place à l’humour dans un récit ne signifie pas, pour une autrice, avoir toujours l’esprit à rire ! L’humour a la force de sublimer certaines des réalités avec lesquelles nous sommes aux prises et il constitue un exutoire également. Cette tension entre le sérieux ou la gravité et l’humour est bien perceptible dans l’opposition entre dysphorie et euphorie. Les deux tendances semblent intimement liées et fonctionner main dans la main, et cela ne manquera pas de couper court à l’ennui !
Mais se saisir de l’humour dans un texte peut aussi être un moyen de prendre du recul sur soi en tant qu’autrice, notamment au moment d’empoigner des thèmes sérieux. C’est parfois une manière habile, face au dramatique de situations complexes, de relativiser le poids de son propos ou de ses considérations dans une attitude d’humilité. Dans d’autres circonstances, l’humour a quelque chose d’éminemment jouissif et consiste incontestablement en une forme de provocation.

À votre lecture, j’ai eu l’impression que cette gravité relève d’un certain fatalisme. Je l’ai perçu dans la relation du couple que forment Ombeline et Rodogune, le fait que leur histoire d’amour est précaire. En outre, si chacun des personnages semble avoir pu bénéficier de la présence de l’autre un assez court instant, tou·te·s deux paraissent inexorablement devoir revenir d’où iels sont venu·e·s. Y a-t-il une morale à cette histoire ?

Expliciter une « morale » me semblerait trop didactique. Je peux bien supposer que certains éléments du récit fassent penser à la fable ou au conte et que dans bien des esprits ceux-ci se concluent généralement autour d’une morale. Ombeline & Rodogune se distingue des contes par de nombreux aspects liés à l’intrigue. Sans vouloir trop la dévoiler, disons surtout que celle-ci raconte de bout en bout l’histoire d’une vie, celle de Rodogune, et de la fluidité des événements dont elle est traversée. À mon sens, ce fil de vie ne saurait être ponctué d’une morale. Mais est-ce bien à l’autrice de préciser la morale supposément véhiculée par son texte ?

Peut-être pas et il n’est pas rare que des contes se concluent autour d’une morale qui demeure bien obscure ! Selon ce que nous disions du rapport entre l’humour et une certaine gravité, j’ai du mal à croire que votre propos soit complètement gratuit. En fin de roman, intervient une actualisation surprenante qui relie des temps antédiluviens avec un monde de mécanique de précision (nous n’en dirons pas plus). Parler au passé, n’est-ce pas parler du présent voire du futur aussi ?

En effet, le texte n’est pas gratuit au sens d’être dénué d’une certaine vision du monde plus générale – qui dépasse la seule relation qu’entretiennent Ombeline et Rodogune, d’ailleurs. En cela, il présente assurément une certaine dimension politique au sens large qui relève du vivre ensemble. Pour en revenir aux personnages, Ombeline, par exemple, est incontestablement une figure féminine forte et très indépendante. Ce caractère marque profondément l’intrigue, le récit est imprégné par cette liberté. D’ailleurs sa relation avec Rodogune est sujette à de nombreuses interprétations !

En guise de conclusion, si on a pris le goût de rire en lisant au contact d’Ombeline & Rodogune, quelles autres lectures pouvez-vous nous conseiller ? Quels textes vous ont-ils fait rire ?

À chaud, j’aurais envie de citer quelques auteurs et autrices romand·e·s. Je pense à Benoziglio, en particulier à son uchronie Louis Capet, suite et fin qui raconte l’exil de Louis XVI (il échappe à la guillotine) à Saint-Saphorin en région lémanique. Et pour poursuivre dans la veine lacustre, je mentionnerais aussi Le feu au lac, une perle aussi subtile que potache du même auteur. J’aime également beaucoup l’œuvre complexe de Catherine Colomb qui est empreinte d’une étrange ironie, vraiment inédite. Je citerais encore Grisélidis Réal – par exemple, son Carnet de bal d’une courtisane – pour son énergie, sa gouaille provocante, la pulsion de vie !