Le livre d’heures de Mauro Placì

Dans la frontière errante, bref recueil de poésies. Une reliure blanche, sensuelle, cousue au fil, donne envie d’explorer les poèmes dans les marges des pages blanches. Une dédicace définit l’opuscule comme un «livre d’heures», ces anciens livres de prières enluminés, comme une invitation à prendre le temps d’une lecture méditative.

Trois autres citations en exergue nous ramènent à l’origine de la lumière et de la nuit. Elles sont suivies par le premier court poème, un Rêve composé de six vers de six syllabes. Les nombres ne seront pas anodins dans le recueil. Comme dans le livre de la Genèse, des animaux sont nommés, le «ramier» ou le «renard», que l’on imagine aussi en marge des manuscrits médiévaux. L’autre poème liminaire, Le Désordre des heures, introduit des vers libres et annonce une «cordillère» de «lignes», image inversée, pour les vers poétiques, de celle des sillons que les paysans creusaient dans leurs champs.

L’imaginaire biblique et médiéval s’élargit ensuite à d’autres mythologies, dans Signe indien, ou maya, pour signifier la destruction proche du monde («un grand serpent s’apprête à gober la terre»). Mythologie plus explicitement nordique dans le poème A la source du temps, qui convoque le «grand arbre» Yggdrasill ou le sage Mímir, ou encore mythologie tsigane, avec les fées de Kechali, qui jouent le rôle des Parques tissant le destin des hommes. Interrogé par Pierre Fankhauser, l’auteur explique à l’intimité de son public soleurois que son projet initial était de produire un «recueil de légendes», mais que ce fonds s’est dissous dans un travail plus large dont il ne faut plus forcément chercher à identifier les sources. La poésie ne se veut pas hermétique, ou alors hermétiquement ouverte. L’unité thématique du recueil est donnée par l’exploration des frontières, des «rivages» ou des «rives», que le poète aime à placer dans des jeux phoniques avec les «rêves». Une expression somme toute assez héraclitéenne, qui cherche le sens dans les marges, au-delà des opposés, comme dans cet extrait de L’Or des Naufrages :

Tu déchireras les voiles de la nef

Tu défricheras la terre et le ciel

Tu marchanderas un peu d’amour contre un peu de pluie fine

Tu vivras d’un feu bref

Une autre fois il fera noir quand tu hisseras l’Étoile

au sommet de ta perte

Alors

il n’y aura plus de nuit il n’y aura plus de jour

A Soleure, le poète explique que son travail vise la fidélité, la loyauté à une intuition première, à une voix interne, parfois plus ancienne que soi, loin du brouhaha du monde. La recherche poétique apparaît ici avant tout dans les sonorités, la précision des images et des rythmes, sur les traces d’un Gustave Roud que l’auteur admire, mais aussi dans la conscience rimbaldienne que le monde ne peut jamais vraiment être dit («la vraie vie est absente»). Première publication du jeune auteur neuchâtelois, pour nous la découverte d’un petit joyau d’enluminures.

Habiter poétiquement le monde avec Felwine Sarr

Felwine Sarr est professeur d’Études françaises et francophones au département d’Etudes romanes de l’Université de Duke en Caroline du Nord. Économiste de formation, porteur d’espoir pour les générations futures, il est une des voix essentielles de l’Afrique, à l’origine d’une importante œuvre intellectuelle et philosophique (Afrotopia 2016 ; Habiter le monde 2017 ; Écrire l’Afrique-Monde 2017, avec Achille Mbembé ; Restituer le patrimoine africain 2019, avec Bénédicte Savoy ; L’économie à venir, les liens qui libèrent, 2022, avec Gaël Giraud). Felwine Sarr est aussi écrivain (Dahij 2009 ; 105, rue Carnot 2011 ; Méditations africaines 2012 ; Ishindenshin 2017 ; La Saveur des derniers mètres 2021 ; Traces – Discours aux Nations africaines 2021). Il est en outre l’éditeur du Prix Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. A l’occasion de son passage à Soleure, nous avons voulu l’interroger sur le versant littéraire de son travail et sur son dernier roman Les lieux qu’habitent mes rêves, Paris, Gallimard 2022.

Felwine Sarr, la notion de lieu semble revêtir une importance particulière dans votre œuvre intellectuelle et littéraire, par exemple à partir de votre essai Afrotopia ou de votre dernier roman Les lieux qu’habitent mes rêves.

En effet, dans mon premier roman déjà, Dahij, j’explorais la notion de lieu plutôt dans la perspective du retour à soi ou d’une quête de soi, permettant en même temps de sortir de soi, d’affronter et de déborder les lieux qui nous sont assignés. L’écriture visait ici à trouver un espace qui ouvre vers d’autres lieux, une hétérotopie, à travers une recherche personnelle qui explorait la verticalité ou la profondeur de soi. Je m’intéressais aux processus d’écriture pouvant être des actes de déconstruction ou de reconstruction de soi. Dans Afrotopia, qui appartient à un autre genre, celui de l’essai, j’ai voulu suggérer que d’autres lieux sont possibles pour l’Afrique, qu’elle peut habiter un espace plus vaste, chercher à faire une communauté monde. C’est une utopie, non pas une chimère, mais une utopie active, un travail sur les imaginaires bien réels, pour penser les richesses actuelles et les potentialités d’une Afrique à venir. Dans La Saveur des derniers mètres, à nouveau une œuvre littéraire, je m’aventurais plutôt vers des lieux sensibles, la dimension charnelle du monde, à travers le voyage, depuis les lieux de mon enfance au Sénégal vers des villes comme Mexico, Le Caire ou Port-au-Prince. 

Votre dernier roman met en contraste de nombreux lieux géographiques, entre le Sénégal et l’Europe. Ses chapitres convient le lecteur à de grands sauts, par exemple d’une université française à la célébration d’un vendredi saint à Varsovie, vers des lieux plus métaphysiques, notamment autour des croyances du peuple sérère. Pourquoi ces déplacements ? 

Avec Les lieux qu’habitent mes rêves, j’avais envie d’écrire un roman avec des personnages que l’on puisse suivre, à commencer par les personnages centraux, deux frères jumeaux, Fodé et Bouhel, dont le premier reste dans le pays de ses ancêtres, le peuple sérère – auquel j’appartiens –, et Bouhel qui part à la découverte de l’Europe, pour des études littéraires à Orléans et un parcours qui va l’amener à Varsovie, puis Genève. Bouhel découvre le monde à sa manière et sort transformé de ce voyage plein de promesses, avec une part de souffrance. Mais je voulais montrer qu’il existe aussi d’autres lieux possibles, des lieux en intensité, des voyages en profondeur. Ce sont ces lieux qu’explore Fodé, resté au pays, mais qui fait aussi un parcours de décentrement de soi pour devenir maître de cérémonie sérère. Je voulais suggérer encore que malgré la distance géographique, les deux frères restent liés : par exemple, même s’il n’est pas présent physiquement, Fodé aide son frère Bouhel lorsqu’il est en prison à Varsovie. Cela peut paraître étonnant, mais c’est assez naturel dans les croyances sérères.

Dans un chapitre qui fait écho au titre du livre, vous précisez les différentes modalités du rêve, le rêve éveillé qui voyage dans l’imaginaire, le souvenir de la beauté ou de l’amour, l’épreuve du corps, et la poésie, comme un rappel des quatre folies ou enthousiasmes divins du Phèdre de Platon. Pourriez-vous préciser votre rapport à la poésie, au sens large comme création ou au sens restreint comme genre littéraire?

La poésie est une force créatrice, son imaginaire permet un élargissement du monde. La poésie en vers a été mon premier geste d’écriture, par exemple dans le recueil Ishindenshin, de mon âme à ton âme. Mais si l’on reste, disons, aux belles métaphores, on ne fait pas de poésie. J’ai voulu suggérer dans ce chapitre qu’une vraie conversion est nécessaire pour ne pas rester «au seuil de la poésie», pour tendre vers cette expérience dont René Char ou Rimbaud ont saisi l’exigence de lucidité et le dévoilement. Mais en effet, j’explore de nombreux genres autres que la poésie. Il est essentiel que le signifié trouve son signifiant. Quelque chose se donne ou doit être dit, et le genre s’impose assez naturellement. Le roman convient pour un certain donné, ou pour une intuition, l’aphorisme, que j’ai proposé dans les Méditations africaines, ou encore l’essai, par exemple dans Afrotopia ou Habiter le monde. Dans tous les cas, je cherche toujours une justesse, une essentialité ou une économie du langage. 

Un aspect particulier du roman est la pluralité des voix narratives : certains personnages parlent chacun à la première personne, selon leur propre point de vue – c’est le cas de Bouhel ou de son amie Ulga -, mais d’autres personnages sont racontés par un narrateur externe, à la troisième personne, dans le cas de Fodé. Pourquoi ces choix ? 

Oui, Bouhel parle à la première personne, c’est en quelque sorte le personnage central que l’on suit à travers le roman, et le narrateur externe me permettait de mettre un peu plus de distance par rapport à Fodé. Mais le plus important pour moi était de montrer les chemins parallèles et différents de deux jumeaux monozygotes. D’une part l’altérité des deux jumeaux, d’autre part l’altérité à soi ou l’auto-altérisation de Bouhel, mais aussi celle de Fodé. Ce dernier, s’il n’a pas forcément choisi de succéder au maître de cérémonie Ngof, n’est pas figé dans son identité. Il explore le milieu sérère, ses expériences le changent. Le rêve joue ici un rôle important. Je voulais vraiment proposer une réflexion sur l’identité, l’ipséité, qui ne se réduit pas à un point fixe ou figé. D’autre part, le roman se voulait une réflexion sur la fraternité. Dans le Livre de la Genèse, le premier couple de frères amène à un fratricide. Dans ce récit, je voulais montrer un autre rapport de fraternité, qui ne se limite pas au lien biologique, mais se construit sur l’ensemble du roman.

Précisément, Bouhel, après certaines épreuves, va trouver du réconfort lors d’une retraite dans un monastère bénédictin, en Suisse. Il y rencontre le Frère Tim. Malgré leur différence d’appartenance religieuse, ils sont très proches dans leur réflexion sur la foi. Bouhel lit des mystiques chrétiens ou musulmans, comme Maître Eckhart ou Rûmi. Vouliez-vous suggérer un rapprochement possible entre les religions ? Et pourquoi la Suisse ?

Oui, la Suisse est le lieu de résidence de Bouhel au début, au milieu et à la fin du roman, mais dans une temporalité non linéaire du récit. Le roman s’ouvre en quelque sorte par la fin, et retrace ensuite l’histoire à travers les rêves de Bouhel. Il a trouvé dans ce lieu calme de lacs et de montagnes un refuge, qui lui permettra peut-être de prendre un nouveau départ, de commencer une nouvelle histoire. Pour ce qui est du monastère, c’est un lieu qui se prête à la méditation. Pour l’anecdote, je suis venu à Genève une première fois pour voir un ami et une autre fois pour le Salon du livre. J’avais été logé sans le vouloir dans une même rue, ce qui a peut-être influencé cet aspect de circularité de mon récit. En ce qui concerne les religions, j’ai eu l’occasion d’explorer diverses traditions comme le soufisme ou le bouddhisme. Mais dans ce livre j’avais à cœur d’instaurer un dialogue entre la cosmologie sérère et la mystique chrétienne. 

On suit de près dans le roman toute la préparation de la cérémonie du Ndut dans la tradition sérère, dont Fodé est devenu le nouveau maître. En même temps, dans cette fragmentation des lieux, on se retrouve par exemple, après le rite sérère, non pas dans la sagesse de Maître Eckhart, mais dans le délire mystique de Vladimir qui se met lui-même en danger, ainsi que sa famille. Qu’est-ce que la voix de Vladimir veut signifier dans le roman ?

Il était important pour moi de représenter les cosmologies et les croyances sérères. Malgré certains récits qui pourraient surprendre le lecteur, montrer leur caractère de dignité. L’épisode d’initiation pour Fodé continue par exemple au-delà de la mort de son maître, Ngof. Au septième jour, il doit sortir de son corps pour aller à la cime de l’arbre afin de terminer l’initiation. Il n’y a rien à prouver, c’est une croyance naturelle pour le peuple sérère. En revanche, pour ce qui est de Vladimir à Varsovie, le frère d’Ulga, c’est assez différent. Il souffre de graves problèmes psychologiques, il est sur une ligne de crête. Le pas vers la folie peut être très vite franchi. Mais Vladimir a tout de même quelque chose à dire. Sa vision du monde néolibéral par exemple n’est pas fausse. Il n’y a pas de parole interdite. 

J’aimerais vous poser une dernière question sur l’engagement de l’écrivain. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le livre de Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, qui a choisi la forme du roman pour décrire les crimes du Rwanda de 1994 et le déchirement d’un peuple frère. Le Rwanda vit aujourd’hui à nouveau en paix. Est-ce un signe d’espoir de fraternité, dans la ligne de votre travail ?

Murambi est un texte magnifique, très important. En 1998, quatre ans après le génocide, une dizaine d’écrivains africains ont été invités à Kigali pour un séjour d’écriture, un travail de réflexion et de mémoire. Pour la question de l’engagement, on a eu souvent tendance à distinguer deux courants dans la littérature africaine postcoloniale, des écrivains qui mêlaient l’existentiel et le politique, et une nouvelle génération d’écrivains qui seraient désengagés du politique. C’est une schématisation erronée. Même si l’on observe chez les écrivains de ma génération une liberté plus grande par rapport aux assignations géographiques ou territoriales, cela n’implique ni un renoncement à nos appartenances, ni un abandon du politique. Oui, le cas du Rwanda montre que l’on peut reconstruire, même si tout n’est pas parfait. Ce qui est essentiel surtout, c’est que l’on crée des réalités avec les imaginaires, notamment pour les jeunes générations. Le catastrophisme en politique ou en écologie n’amène à rien. Les mondes que nous évoquons sont des possibles qui s’ouvrent à nous et que finalement nous choisissons. La parole, qu’elle soit poétique ou politique, joue ici un rôle essentiel.

Une rencontre tout en fraîcheur

Un moment fort sympathique, riche en nouvelles connaissances. Voilà comment je pourrais qualifier l’entretien que j’ai réalisé avec Yann Stutzig, futur traducteur de renom.

Quelles raisons me font voir en lui le potentiel de grandes choses ? Déjà, son parcours professionnel montrant sa volonté de déterrer l’idée d’être traducteur qui germait dans sa tête depuis des années. Il a par exemple suivi un programme de spécialisation en traduction à l’Université de Lausanne ou encore une formation au Centre Européen de Traduction Littéraire (CETL).

Mais aussi ses recherches fructueuses pour le premier de ses ouvrages traduits, La payîsanna, de Noëmi Lerch. Pour ce travail, il a ajouté à sa pile de livres de chevet des dictionnaires d’helvétismes qui lui ont permis de jouer avec des mots campagnards et montagnards, faisant honneur à la version d’origine en suisse allemand. 

Et encore sa passion. Il me raconte que, gamin déjà, il retenait des noms comme François Kérel, traducteur de L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera. 

Par son humilité, il tente de rester au plus proche du texte. Et il trouve formidable d’avoir l’opportunité de prendre la parole dans le cadre des Journées Littéraires de Soleure. Mais attention, on ne s’improvise pas traducteur ou traductrice. Il faut maîtriser la langue à la perfection, mais surtout savoir prendre le temps. La patience est plus que nécessaire selon Yann Stutzig. 

Mais je pense qu’avant tout, il possède la petite étincelle. Parmi les retours sur ses traductions, on lui dit que l’essentiel est là, il a réussi à traduire la poésie de Noëmi Lerch. Selon lui, « c’est tout naturel », ça coule un peu de source. La magie opère et le défi est réussi quand on ne sent pas l’allemand derrière le texte en français. 

Deux ouvrages conseillés par Yann Stutzig: 

L’ingrate venue d’ailleurs, d’Irena Brežná, traduite par Ursula Gaillard

En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis

«Tout le monde écrit, personne ne lit» -rencontre avec Philippe Testa

Avant ma rencontre avec Philippe Testa, je ne vous cache pas mon stress. Interviewer quelqu’un est un exercice difficile. En arrivant au Kino im Uferbau, j’appréhende beaucoup cet entretien : parlera-t-il de son plein gré ou faudra-t-il lui tirer les vers du nez ? suis-je assez préparée ? mes questions sont-elles pertinentes ? Tous ces doutes me prennent la tête et pourtant, à peine arrivée face à lui, ce stress disparaît. Il émane de lui quelque chose de rassurant et de bienveillant. Bavarder avec lui est un pur plaisir. Il m’a tout de suite mise à l’aise et m’a même donné quelques astuces pour mes futures interviews. Un grand moment de partage dont je me souviendrai. Merci !


Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ? Est-ce que vous vous rappelez de vos premiers écrits ?
En cours de français, le prof nous avait fait lire Les Fleurs du mal de Baudelaire et nous avait demandé de faire des alexandrins. Tout de suite, je me suis pris au jeu, j’ai aimé faire ça et j’ai découvert le plaisir d’écrire, d’arriver à faire quelque chose dont on est satisfait ; satisfait même si rétrospectivement des années après, ça vaut ce que ça vaut. [Rires]
Quelque temps après, j’ai commencé à écrire des nouvelles et depuis je n’ai jamais arrêté de créer. Des nouvelles, des romans un peu nuls, des romans noirs. Écrire a toujours été présent depuis mon adolescence, avec beaucoup de plaisir et, bien sûr, pas mal de prises de tête et d’angoisses. Comme je faisais aussi de la musique, j’aimais énormément ce côté créatif en groupe et, parallèlement, j’appréciais l’aspect solitaire de l’écriture.


Est-ce que les thèmes dans vos romans sont «toujours» les mêmes ou y a-t-il des variations ?
Les sujets de ma jeunesse n’ont plus grand-chose à voir avec mes thèmes actuels. Je ne dirais pas que ce sont des thématiques, mais plutôt des inspirations. Depuis que je suis publié, je me concentre plus sur une observation du monde extérieur, mais aussi de l’intériorité, la mienne et plus généralement celle de l’humain. C’est toujours quelque chose en miroir, parce qu’écrire seulement sur le monde extérieur, c’est intéressant mais ce n’est pas très incarné. Un autre thème constant est la critique de la société, les défauts, la vanité humaine. Je ne me mets pas en dehors de cette critique, car ces défauts, je les retrouve également chez moi.


Qu’est-ce qui vous a poussé à publier votre premier roman et comment ça s’est passé ?
J’avais déjà envoyé des manuscrits à des éditeurs quand j’étais plus jeune, mais ça ne marchait pas. En 2004, ça a fonctionné car, justement, c’était un ami qui avait une petite maison d’édition, Navarino. Je lui ai montré le texte, il a aimé et ensuite le 2ème roman puis le 3ème ont été publiés. Ça s’est fait très naturellement.
Je suis passé par des phases de découragement face aux refus des éditeurs. Le rejet, il faut savoir que c’est un truc qui risque d’arriver. C’est difficile par moments, je me dis que je ferai mieux de faire du macramé, mais bon je suis nul de mes mains, je ne vois pas quoi faire d’autre [rires].


Vous avez eu plusieurs éditeurs, pourquoi ?
Mes trois premiers livres ont été publiés chez Navarino qui n’existe malheureusement plus. Le 4ème a été accepté par l’Âge d’Homme. Par contre, Sonny n’a a pas été retenu, alors j’ai essayé ailleurs. C’est Hélice Hélas à Vevey qui l’a pris. Toutefois, pour Pouvoir, j’ai dû chercher une autre maison d’édition, les Editions d’en bas. Ça vaut la peine de persévérer, parce que c’est une telle loterie qu’il faut tenter sa chance encore et encore. J’ai eu un petit espoir d’entrer dans la cour des grands quand Gallimard a réédité L’Obscur. Mais malheureusement, ça n’a pas été plus loin.
Tout le monde écrit, personne ne lit. Les éditeurs sont submergés de manuscrits et les réponses peuvent prendre du temps.

***

Après avoir discuté de l’aspect éditorial, j’ai questionné Philippe Testa sur son dernier roman Pouvoir. J’ai beaucoup apprécié la trame de fond, l’aspect profond et réfléchi des personnages. C’est incarné, comme le dit Philippe Testa. Malgré ces éloges, il me reste quelques petites questions qui me taraudent.


Pourquoi situer Pouvoir à Paris et non pas aux États-Unis ?
L’élection de Trump a été le point de départ de l’écriture du livre. C’est une très bonne question. J’ai hésité même si je connais assez bien la politique américaine. Par exemple, Sonny commence en Suisse et la deuxième partie se passe aux USA. Mais je pense qu’en fait, je ne connais pas suffisamment bien ce pays et surtout je ne le sentais pas.


Pourquoi ne pas citer les dirigeants desquels vous vous êtes “inspiré»?
Intentionnellement, j’ai voulu faire un truc très flou, pas de dates, le politique n’a pas de noms. C’est un brouillage intentionnel, je ne voulais pas que ça se rapproche trop du mouvement de Marine le Pen. Je voulais que ce soit un truc actuel sans être trop proche de la réalité ou de certaines personnes.
Ce qui est intéressant, c’est que certaines personnes voient Macron pour l’aspect politique du livre, mais moi pas du tout et c’est ça qui est fascinant. Je donne une page blanche et les gens projettent ce qu’ils veulent, c’est une volonté affirmée que ce soit à la fois net et en même temps très flou, d’où l’absence de références directes. Il était important pour moi que les gens se fassent leur propre idée. En gros, c’est un mic mac inspiré de différentes choses, époques et endroits. Ensuite, j’ai tout mis au mixer : le 3ème Reich, les USA, Trump, les autres populistes européens. Je me suis beaucoup documenté et j’ai tout mélangé à ma sauce.

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Petite anecdote de fin qui m’a fait beaucoup rire. Malgré un gros travail de relecture, à la conférence du matin, Philippe Testa a trouvé une faute d’accord du participe passé dans son roman. L’angoisse ! «J’ai vu encore une putain de faute d’orthographe, je suis prof et j’ai honte, lundi matin j’ai une classe de français, je vais leur dire ça : allez-y, lapidez-moi.» Sur ces belles paroles, je souhaite remercier Philippe Testa de m’avoir accordé du temps pour cette interview. Une belle rencontre avec une personne humble, passionnée et surtout passionnante.

«Ordonner le chaos» avec Corinne Desarzens

Cela fait quelques minutes que je déambule dans le Kino im Uferbau de Soleure. J’essaie de me positionner à des endroits stratégiques pour voir arriver Corinne Desarzens. Alors que je m’arrête à l’encadrure de la porte qui mène à la terrasse, et que, simultanément, je passe ma tête dedans, dehors, pour voir partout et ne pas me faire surprendre, j’entends des pas descendre l’escalier. Je me dis que c’est elle, vous savez ces jeux qu’on se fait à soi-même, s’assurer que c’est elle, s’en persuader, et si on gagne on se croit intuitif pour la journée, et si on perd, on oublie. Je me détourne, porte mon regard sur l’escalier ; en effet, c’est elle. Alors ça commence bien.

Notre rencontre prend directement l’allure d’un heureux hasard. C’est comme si deux amies de longue date se retrouvaient là, sans l’avoir fait exprès après plusieurs années, et qu’elles auraient tant de choses à se dire. Mais c’est qu’avec Corinne Desarzens, comme j’aurai l’occasion de le constater, toute rencontre est un retour de voyage à conter.

Nous nous installons dehors, au bord de l’eau. Pour l’une ce sera une eau minérale gazeuse, pour l’autre un expresso ; je vous laisse deviner. Au rythme de l’Aar, les paroles de Corinne Desarzens coulent sans s’interrompre. Son retour de Montpellier, les gens qu’elle y a rencontrés, le vent, ses enfants, le fait qu’elle n’a pas de téléphone portable et qu’elle vit très bien ainsi, qu’elle garde l’important en mémoire, comme ses deux poèmes que soudainement elle se met à me chanter.

Pendant une heure on aura peut-être parlé de tout, sauf des questions que j’avais pensé lui poser. Pour l’heure suivante que nous passerons ensemble, je lance l’enregistrement, pourtant déjà certaine que l’entretien ne prendra pas l’allure d’un jeu de question-réponse. Je commence malgré tout par une question des plus générales : «Pour qui écrivez-vous, pourquoi, comment ?» A quoi elle me répond : «Pour qui j’en sais rien, pourquoi j’en sais rien non plus, et comment, peu importe.»

J’aimerais particulièrement l’entendre parler de son livre La lune bouge lentement mais elle traverse la ville paru en 2020 aux Editions La Baconnière. Je lui raconte comme je l’ai lu. Comme je me suis trompée, à vouloir le lire vite, d’une traite, et comme il me semble que maintenant j’ai compris; ce livre se lit lentement. Un peu quand on veut, un peu comme on veut. Pour moi il se présente comme un menu : la carte est aux dernières pages, on va y piocher les intitulés qui nous mettent l’eau à la bouche, et on déguste des nouvelles aux milles saveurs, aux milles épices et aux milles couleurs.

Si on ne peut pas les lire vite, c’est que ces nouvelles sont d’une richesse insolente, à n’emprunter que les chemins de traverses, à prendre racine dans le détail, infatigables digressions. Et notre discussion, ce vendredi 19 mai, en prend la même allure, car Corinne Desarzens parle comme elle écrit. Alors la lire ou l’écouter, c’est se réjouir d’ouvrir les innombrables tiroirs d’une commode d’artisan, s’aventurer pour le jeu dans un labyrinthe, et s’y prendre, au jeu, toujours avec le même étonnement.

Le foisonnement de l’écriture de Corinne Desarzens nait d’une curiosité qui lui est naturelle. Elle s’intéresse à tout, avec la constante attitude, je crois, d’une voyageuse en quête d’autrui, ouverte à l’autre, toujours disposée à découvrir, à accueillir.

Si cette disponibilité offre matière à toute histoire, la tâche de l’auteur.ice sera de faire un choix, ou comme elle me le dit joliment, d'»ordonner le chaos». Elle vous l’expliquera bien mieux que moi, et vous aurez aussi l’occasion d’entendre sa voix :

Ordonner le chaos, voilà la tâche de l’auteur.ice selon Corinne Desarzens. Et voilà peut-être aussi la mienne, après cet entretien menée avec elle.

On ne ressort pas indemne d’une discussion avec Corinne Desarzens. C’est comme quand on rentre de voyage, décalage horaire et tête encore un peu ailleurs.

Monstre em(ti)pathique

C’est avec les lacets de ses Dr Martens détachés que Séverine Cornamusaz monte sur scène à l’occasion du troisième jour du festival littéraire soleurois. Elle ne perd pas l’équilibre pour autant et c’est sans faux pas qu’elle nous annonce la diffusion de son film Coeur Animal, adaptation cinématographique du roman Rapport aux bêtes (2002) de Noëlle Revaz.

Elle avoue d’emblée que Rapport aux bêtes n’est pas le livre à adopter dans le but d’une transposition au cinéma. Alors pourquoi ce choix ? Pour Rosine, sa grand-maman. Pour son histoire. Pour son univers qui résonne avec celui de Rapport aux bêtes.

Rosine donne son nom à la protagoniste féminine de Coeur animal. Cette femme est forte, elle a une voix et surtout un prénom, contrairement au personnage de «Vulve» du roman de Noëlle Revaz.

Impatiente d’entendre la voix de Rosine et celle de sa créatrice cinématographique, j’attends que les lumières s’éteignent et que les applaudissements se taisent…

Et là je reconnais. La vue sur la plaine du Rhône, les pics montagneux entourant Anzeindaz, les routes sinueuses, l’ancien hôpital de Monthey, l’hélicoptère d’Air Glacier, les roseaux des Grangettes, la maison où j’ai grandi.

Paysages chers à mon coeur, dans lesquels se cache une histoire à glacer le sang: un couple archaïque dans lequel Rosine est mariée à Paul, un homme aussi rustre que les animaux de son alpage isolé. Version sans euphémisme: Paul, un «pauvre type avec du fumier entre les orteils», un violeur, un monstre. Les nombreux plans rapprochés soulignent la dureté de ses traits et la violence de ses mains.

Étrange sensation pour Paul lorsqu’Eusebio, le garçon de ferme étranger, lève la main sur lui, rétorque, le reprend. «Le père, c’est sacré.» «Non, le sacré c’est la mère.»

Et mauvais pressentiment lorsqu’il voit que l’air chantant de cet ouvrier espagnol commence à toucher Rosine, à lui amener un peu de paix dans cet alpage d’enfer.

Et si Rosine partait ? Et si Paul se transformait ?

Avec en musique de fond les clochettes des chèvres, le bruit de la pluie, le beuglement du bétail, on se laisse guider vers les réponses que Séverine Cornamusaz donne à ces questions et on la regarde dessiner SA fin.

Le générique du film défile. La salle est silencieuse. Nous sommes… heurtés, touchés, en colère, en peine… Les bottes de pluie des protagonistes ont disparu de l’écran et ce sont les Dr Martens de leur créatrice qui réapparaissent.

Elle souligne une frontière sensible entre empathie et répulsion. Séverine Cornamusaz avoue avec assurance offrir une rédemption à Paul. Mais le public ne se prononce pas. Demeure silencieux. Peut-être encore choqué de la violence de certaines images, peut-être perdu dans l’immensité du décor montagnard, peut-être touché par les échos à des drames personnels. Offre-t-on notre pardon à Paul ? Notre aversion à son égard persiste-t-elle?

Les portes du Kino im Uferbau se referment et ces questions flottent dans l’air à la manière de la brume sur les pics entourant le plateau d’Anzeindaz.

Parlons d’humour – avec Alice Bottarelli

Après le joli succès rencontré par son premier roman Les Quatre Sœurs Berger, aux éditions de l’Aire, Alice Bottarelli publie un très amusant second récit intitulé Ombeline & Rodogune (Presses Inverses). Dans l’arrière-salle bondée du restaurant Kreuz, rencontre avec une autrice à l’humour tout à la fois joyeux et grinçant.

Alice Bottarelli, à votre lecture, j’ai constaté avoir parfois ri en lisant de la littérature, sans pour autant attendre de l’humour une quelconque signification. Ai-je eu tort ?

Est-ce vraiment un tort ? Les productions littéraires qui font le plus recours à l’humour passent souvent inaperçues que ce soit dans les œuvres de celles et ceux qui les ont écrites ou par le simple fait d’appartenir à des genres plus marginaux ou moins canoniques.
Mais pour rebondir sur la signification, il est intéressant de se rappeler que l’étymologie de humour nous ramène à la théorie des humeurs que nous devons originellement à Hippocrate et Galien. De la désignation d’une constitution physique, le terme s’est transformé dans la langue anglaise pour caractériser un tempérament blagueur. Ce sens a été repris en français et cela a donné naissance à l’humour, dans son acception actuelle.
Selon certaines définitions, l’humour dispose d’une grande force de cohésion et favorise l’avènement d’une culture commune, on rit de l’autre comme on rit de soi. Dans le récit, l’humour est un bon moyen d’apporter de la joie dans un doute existentiel. Peut-être pouvons-nous aussi y voir une forme de maïeutique, soit faire recours à l’humour pour accoucher d’idées. En cela, il représente un mécanisme dynamique de traitement du doute. Et quand le doute persiste et arbore une forme de gravité, recourir à l’humour présente aussi une dimension éthique permettant de préserver sa santé intellectuelle.

Et dans votre pratique littéraire, est-ce que toutes ces considérations interviennent au moment de penser un texte ? Attribuez-vous, par exemple, une certaine fonction à l’humour, attendez-vous un quelconque rendement de celui-ci ?

Je ne le dirais pas ainsi. Lorsque j’écris, je ne tente pas consciemment de mettre sur pied des mécanismes destinés à faire rire. Sans que cela signifie que le texte naisse d’une traite (Ombeline & Rodogune s’est construit au coup par coup sur quelques années), les traits d’humour qui s’y donnent surgissent spontanément au moment de l’écriture. Il n’y a pas de préméditation. C’est là que nous pouvons faire une relation avec l’étymologie du mot humour et son lien originel avec le corps. L’humour, je le perçois comme une vague qui vient de l’intérieur et prend soudainement forme dans le texte. Je ne me dis pas au départ « Tiens, je vais écrire un texte drôle », mais s’il est finalement perçu ainsi, alors j’en suis satisfaite, c’est réussi !

Je voudrais revenir sur cette évocation de la gravité. Il me semble que dans Ombeline & Rodogune, l’humour est intimement lié au traitement d’un thème sérieux. Je vois là une belle exemplification de votre propos.

Oui, il y a une certaine gravité dans le propos d’Ombeline & Rodogune. Laisser place à l’humour dans un récit ne signifie pas, pour une autrice, avoir toujours l’esprit à rire ! L’humour a la force de sublimer certaines des réalités avec lesquelles nous sommes aux prises et il constitue un exutoire également. Cette tension entre le sérieux ou la gravité et l’humour est bien perceptible dans l’opposition entre dysphorie et euphorie. Les deux tendances semblent intimement liées et fonctionner main dans la main, et cela ne manquera pas de couper court à l’ennui !
Mais se saisir de l’humour dans un texte peut aussi être un moyen de prendre du recul sur soi en tant qu’autrice, notamment au moment d’empoigner des thèmes sérieux. C’est parfois une manière habile, face au dramatique de situations complexes, de relativiser le poids de son propos ou de ses considérations dans une attitude d’humilité. Dans d’autres circonstances, l’humour a quelque chose d’éminemment jouissif et consiste incontestablement en une forme de provocation.

À votre lecture, j’ai eu l’impression que cette gravité relève d’un certain fatalisme. Je l’ai perçu dans la relation du couple que forment Ombeline et Rodogune, le fait que leur histoire d’amour est précaire. En outre, si chacun des personnages semble avoir pu bénéficier de la présence de l’autre un assez court instant, tou·te·s deux paraissent inexorablement devoir revenir d’où iels sont venu·e·s. Y a-t-il une morale à cette histoire ?

Expliciter une « morale » me semblerait trop didactique. Je peux bien supposer que certains éléments du récit fassent penser à la fable ou au conte et que dans bien des esprits ceux-ci se concluent généralement autour d’une morale. Ombeline & Rodogune se distingue des contes par de nombreux aspects liés à l’intrigue. Sans vouloir trop la dévoiler, disons surtout que celle-ci raconte de bout en bout l’histoire d’une vie, celle de Rodogune, et de la fluidité des événements dont elle est traversée. À mon sens, ce fil de vie ne saurait être ponctué d’une morale. Mais est-ce bien à l’autrice de préciser la morale supposément véhiculée par son texte ?

Peut-être pas et il n’est pas rare que des contes se concluent autour d’une morale qui demeure bien obscure ! Selon ce que nous disions du rapport entre l’humour et une certaine gravité, j’ai du mal à croire que votre propos soit complètement gratuit. En fin de roman, intervient une actualisation surprenante qui relie des temps antédiluviens avec un monde de mécanique de précision (nous n’en dirons pas plus). Parler au passé, n’est-ce pas parler du présent voire du futur aussi ?

En effet, le texte n’est pas gratuit au sens d’être dénué d’une certaine vision du monde plus générale – qui dépasse la seule relation qu’entretiennent Ombeline et Rodogune, d’ailleurs. En cela, il présente assurément une certaine dimension politique au sens large qui relève du vivre ensemble. Pour en revenir aux personnages, Ombeline, par exemple, est incontestablement une figure féminine forte et très indépendante. Ce caractère marque profondément l’intrigue, le récit est imprégné par cette liberté. D’ailleurs sa relation avec Rodogune est sujette à de nombreuses interprétations !

En guise de conclusion, si on a pris le goût de rire en lisant au contact d’Ombeline & Rodogune, quelles autres lectures pouvez-vous nous conseiller ? Quels textes vous ont-ils fait rire ?

À chaud, j’aurais envie de citer quelques auteurs et autrices romand·e·s. Je pense à Benoziglio, en particulier à son uchronie Louis Capet, suite et fin qui raconte l’exil de Louis XVI (il échappe à la guillotine) à Saint-Saphorin en région lémanique. Et pour poursuivre dans la veine lacustre, je mentionnerais aussi Le feu au lac, une perle aussi subtile que potache du même auteur. J’aime également beaucoup l’œuvre complexe de Catherine Colomb qui est empreinte d’une étrange ironie, vraiment inédite. Je citerais encore Grisélidis Réal – par exemple, son Carnet de bal d’une courtisane – pour son énergie, sa gouaille provocante, la pulsion de vie !

« Je rêve beaucoup, vous savez. C’est bien, non ? De rêver. »

Il est peut-être un peu trop tôt pour une salle pleine. « Jukili pour adult·e·s / Jukili per adulti·e » va débuter. Sur la scène, deux illustratrices, un auteur, une modératrice, pour nous parler de la littérature de jeunesse illustrée. Elanor Burgyan et Giorgio Volpe viennent présenter Il Grande Alveare, et Haydé Les dix petites souris, première illustration de sa part pour un texte qu’elle n’a pas écrit.

Il Grande Alveare, publié en mars 2022 aux éditions Mondadori, raconte l’histoire d’un jeune blaireau, qui vit sa première expérience théâtrale devant une représentation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, puis l’envers du décor lorsqu’il se glisse dans les coulisses de l’arbre-théâtre où évoluent un macareux femelle gloutonne, une paonne, une girafe, un crocodile et d’autres. Les dix petites souris, écrit par Colin Thibert et publié en décembre 2022 aux éditions La joie de lire, raconte le périple de dix souris pour Paris, où elles n’arrivent jamais.

Pour les deux ouvrages, deux constantes : l’attente et le rêve. D’un côté, l’auteur italien et l’illustratrice tessinoise ont dû patienter plusieurs années et plusieurs versions avant de voir leur ouvrage publié: le passage de Roméo et Juliette à Songe d’une nuit d’été nous a par exemple – malheureusement – privé·es d’un Mercutio-licorne. D’un autre côté, Haydé fait part de sa spontanéité et raconte les cinq années que son ami a dû passer à courir après elle pour qu’elle débute l’illustration de l’ouvrage. Dans les deux cas, des fruits d’une longue attente, habillée de travail. Les deux illustratrices expliquent leur processus de création : les prises de notes, le crayon, l’aquarelle et la création numérique pour Elanor Brugyan. Haydé s’émerveille des possibilités techniques, elle qui découpe ses dessins à la main pour les modifier.

Derrière tous les aspects techniques plane la notion de rêve. Pour Giorgio Volpe, montrer aux enfants l’univers du théâtre, c’est en quelque sorte leur éviter l’impossibilité, que lui a expérimentée dans sa jeunesse, de cultiver cette passion. C’est aussi leur montrer la complexité du lieu théâtral et la diversité des acteur·ices de cet univers. Pour Haydé, le rêve, c’est la multitude de projets qui volètent dans son esprit, jusqu’à ce que son éditrice impose des barrières à cette énergie du présent : « Mon éditrice attend. Bon. Elle est très patiente. »

Sur la scène, deux illustratrices, un auteur, une modératrice. On remarque l’intérêt des un·es pour les autres. On ressent les auras différentes qui se dessinent, et la volonté commune qui se manifeste : offrir aux enfants, mais pas que, des pages dans lesquelles s’évader.

Un village africain qui ne dit pas son nom

«Comme un certain Pablo a réuni les siens dans la jungle de Medellin, je vous ai rassemblé ici aujourd’hui pour… former un cartel, le premier cartel des Cocoaïans. […] L’Occident devra nous acheter la poudre de chocolat comme il achète la poudre de cocaïne.» (Gauz›, Cocoaïans, p. 105.)

Ainsi sonne la révolte imaginée dans le pamphlet écrit par Gauz›. Il ajoute: «Premier producteur de cacao au monde, la Côte d’Ivoire est pillée par les grands noms du chocolat comme Nestlé ou Lindt.» Froid dans la salle. Sa lecture agressive est accentuée par la façon dont il jette chacune de ses feuilles parterre, comme si le texte qu’il lisait était maudit, comme s’il devait témoigner d’une séparation douloureuse, d’un geste de cassure. «Ce qu’il faut en Afrique, c’est que le peuple prenne le pouvoir! Et en prenant le pouvoir, il va sevrer l’Occident de chocolat.»

Interrogé par Henri-Michel Yéré, Gauz› n’épargne aucun aspect de la langue française («on prend leur langue et on la saccage pour créer nos Belles-Lettres») et va même jusqu’à proposer de déplacer l’Académie française «entre Dakar et Douala», car la plus grande partie des francophones s’y trouvent. Comme dans Cocoaïans, la verve de Gauz› a des allures de programme politique qui vise à un renversement du marché du cho-co-lat. Répétez après lui : CHO-CO-LAT. «C’était sûr que vous le prononceriez bien en Suisse, vous en mangez des dizaines des kilos par tête et par année».

C’est exactement par la thématique de la Suisse que j’entame notre entrevue autour d’une bière :

– Gauz›, dans ton livre, tu parles de Nestlé, de Lindt et pendant ta lecture tu as mentionné que la Suisse est le pays du temps. Que penses-tu réellement de la Suisse?

– La Suisse est pour moi la banque-voleuse du monde. On n’a qu’à regarder tous les comptes bancaires des dictateurs… Et pourtant… la Suisse a autre chose : c’est aussi le pays des ouvriers spécialisés, de la tradition et de la transmission du savoir-faire. En ça, la Suisse ressemble à l’Afrique : avec ses langues, son système fédéral, un pays où l’on transmet le savoir ancestral ; finalement, la Suisse est un village africain qui ne dit pas son nom.

Gauz› n’a peur de rien ni de personne. Aussi respectés de l’Histoire soient-ils, tous les grands hommes sont criblés des mots acérés de l’auteur : «Tu vois Nelson Mandela? Bah c’est un con! Il a vendu l’Afrique du Sud aux capitalistes. Il n’a jamais été le défenseur des Noirs. Ceux qui l’étaient se battaient sur le terrain.»

Pourtant, les choses sont en train de changer en Occident. Pour Gauz›, la culture africaine pénètre de plus en plus notre quotidien et ce de différentes façons : «Regarde le rap!», me dit-il. «Le rap a ramené l’Afrique en Occident. C’est l’esthétique africaine, la recherche de l’oralité dans l’écriture. Et c’est ça qui les met en danger, car ils se disent : ah, ils ont fui la plantation.» Je lui demande alors sa punchline de rap préférée et il ne peut s’empêcher de mentionner le rappeur sénégalais Booba : «Si je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier.» Phrase qui selon lui, «veut tout dire» et à laquelle je réponds par un refrain du rappeur camerounais Dinos : «Les Champs-Elysées brillent avec la lumière de l’Afrique.»

Je repars de notre entrevue, encore bouleversé et touché par la force des mots de Gauz›. Non, ne vous inquiétez pas, il n’est pas méchant, ni agressif… Non! Il est sincère et ne vise qu’à rétablir la vérité, qu’elle soit dérangeante ou non.

CHO-CO-LAT.