Felwine Sarr est professeur d’Études françaises et francophones au département d’Etudes romanes de l’Université de Duke en Caroline du Nord. Économiste de formation, porteur d’espoir pour les générations futures, il est une des voix essentielles de l’Afrique, à l’origine d’une importante œuvre intellectuelle et philosophique (Afrotopia 2016 ; Habiter le monde 2017 ; Écrire l’Afrique-Monde 2017, avec Achille Mbembé ; Restituer le patrimoine africain 2019, avec Bénédicte Savoy ; L’économie à venir, les liens qui libèrent, 2022, avec Gaël Giraud). Felwine Sarr est aussi écrivain (Dahij 2009 ; 105, rue Carnot 2011 ; Méditations africaines 2012 ; Ishindenshin 2017 ; La Saveur des derniers mètres 2021 ; Traces – Discours aux Nations africaines 2021). Il est en outre l’éditeur du Prix Goncourt 2021, La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr. A l’occasion de son passage à Soleure, nous avons voulu l’interroger sur le versant littéraire de son travail et sur son dernier roman Les lieux qu’habitent mes rêves, Paris, Gallimard 2022.
Felwine Sarr, la notion de lieu semble revêtir une importance particulière dans votre œuvre intellectuelle et littéraire, par exemple à partir de votre essai Afrotopia ou de votre dernier roman Les lieux qu’habitent mes rêves.
En effet, dans mon premier roman déjà, Dahij, j’explorais la notion de lieu plutôt dans la perspective du retour à soi ou d’une quête de soi, permettant en même temps de sortir de soi, d’affronter et de déborder les lieux qui nous sont assignés. L’écriture visait ici à trouver un espace qui ouvre vers d’autres lieux, une hétérotopie, à travers une recherche personnelle qui explorait la verticalité ou la profondeur de soi. Je m’intéressais aux processus d’écriture pouvant être des actes de déconstruction ou de reconstruction de soi. Dans Afrotopia, qui appartient à un autre genre, celui de l’essai, j’ai voulu suggérer que d’autres lieux sont possibles pour l’Afrique, qu’elle peut habiter un espace plus vaste, chercher à faire une communauté monde. C’est une utopie, non pas une chimère, mais une utopie active, un travail sur les imaginaires bien réels, pour penser les richesses actuelles et les potentialités d’une Afrique à venir. Dans La Saveur des derniers mètres, à nouveau une œuvre littéraire, je m’aventurais plutôt vers des lieux sensibles, la dimension charnelle du monde, à travers le voyage, depuis les lieux de mon enfance au Sénégal vers des villes comme Mexico, Le Caire ou Port-au-Prince.
Votre dernier roman met en contraste de nombreux lieux géographiques, entre le Sénégal et l’Europe. Ses chapitres convient le lecteur à de grands sauts, par exemple d’une université française à la célébration d’un vendredi saint à Varsovie, vers des lieux plus métaphysiques, notamment autour des croyances du peuple sérère. Pourquoi ces déplacements ?
Avec Les lieux qu’habitent mes rêves, j’avais envie d’écrire un roman avec des personnages que l’on puisse suivre, à commencer par les personnages centraux, deux frères jumeaux, Fodé et Bouhel, dont le premier reste dans le pays de ses ancêtres, le peuple sérère – auquel j’appartiens –, et Bouhel qui part à la découverte de l’Europe, pour des études littéraires à Orléans et un parcours qui va l’amener à Varsovie, puis Genève. Bouhel découvre le monde à sa manière et sort transformé de ce voyage plein de promesses, avec une part de souffrance. Mais je voulais montrer qu’il existe aussi d’autres lieux possibles, des lieux en intensité, des voyages en profondeur. Ce sont ces lieux qu’explore Fodé, resté au pays, mais qui fait aussi un parcours de décentrement de soi pour devenir maître de cérémonie sérère. Je voulais suggérer encore que malgré la distance géographique, les deux frères restent liés : par exemple, même s’il n’est pas présent physiquement, Fodé aide son frère Bouhel lorsqu’il est en prison à Varsovie. Cela peut paraître étonnant, mais c’est assez naturel dans les croyances sérères.
Dans un chapitre qui fait écho au titre du livre, vous précisez les différentes modalités du rêve, le rêve éveillé qui voyage dans l’imaginaire, le souvenir de la beauté ou de l’amour, l’épreuve du corps, et la poésie, comme un rappel des quatre folies ou enthousiasmes divins du Phèdre de Platon. Pourriez-vous préciser votre rapport à la poésie, au sens large comme création ou au sens restreint comme genre littéraire?
La poésie est une force créatrice, son imaginaire permet un élargissement du monde. La poésie en vers a été mon premier geste d’écriture, par exemple dans le recueil Ishindenshin, de mon âme à ton âme. Mais si l’on reste, disons, aux belles métaphores, on ne fait pas de poésie. J’ai voulu suggérer dans ce chapitre qu’une vraie conversion est nécessaire pour ne pas rester «au seuil de la poésie», pour tendre vers cette expérience dont René Char ou Rimbaud ont saisi l’exigence de lucidité et le dévoilement. Mais en effet, j’explore de nombreux genres autres que la poésie. Il est essentiel que le signifié trouve son signifiant. Quelque chose se donne ou doit être dit, et le genre s’impose assez naturellement. Le roman convient pour un certain donné, ou pour une intuition, l’aphorisme, que j’ai proposé dans les Méditations africaines, ou encore l’essai, par exemple dans Afrotopia ou Habiter le monde. Dans tous les cas, je cherche toujours une justesse, une essentialité ou une économie du langage.
Un aspect particulier du roman est la pluralité des voix narratives : certains personnages parlent chacun à la première personne, selon leur propre point de vue – c’est le cas de Bouhel ou de son amie Ulga -, mais d’autres personnages sont racontés par un narrateur externe, à la troisième personne, dans le cas de Fodé. Pourquoi ces choix ?
Oui, Bouhel parle à la première personne, c’est en quelque sorte le personnage central que l’on suit à travers le roman, et le narrateur externe me permettait de mettre un peu plus de distance par rapport à Fodé. Mais le plus important pour moi était de montrer les chemins parallèles et différents de deux jumeaux monozygotes. D’une part l’altérité des deux jumeaux, d’autre part l’altérité à soi ou l’auto-altérisation de Bouhel, mais aussi celle de Fodé. Ce dernier, s’il n’a pas forcément choisi de succéder au maître de cérémonie Ngof, n’est pas figé dans son identité. Il explore le milieu sérère, ses expériences le changent. Le rêve joue ici un rôle important. Je voulais vraiment proposer une réflexion sur l’identité, l’ipséité, qui ne se réduit pas à un point fixe ou figé. D’autre part, le roman se voulait une réflexion sur la fraternité. Dans le Livre de la Genèse, le premier couple de frères amène à un fratricide. Dans ce récit, je voulais montrer un autre rapport de fraternité, qui ne se limite pas au lien biologique, mais se construit sur l’ensemble du roman.
Précisément, Bouhel, après certaines épreuves, va trouver du réconfort lors d’une retraite dans un monastère bénédictin, en Suisse. Il y rencontre le Frère Tim. Malgré leur différence d’appartenance religieuse, ils sont très proches dans leur réflexion sur la foi. Bouhel lit des mystiques chrétiens ou musulmans, comme Maître Eckhart ou Rûmi. Vouliez-vous suggérer un rapprochement possible entre les religions ? Et pourquoi la Suisse ?
Oui, la Suisse est le lieu de résidence de Bouhel au début, au milieu et à la fin du roman, mais dans une temporalité non linéaire du récit. Le roman s’ouvre en quelque sorte par la fin, et retrace ensuite l’histoire à travers les rêves de Bouhel. Il a trouvé dans ce lieu calme de lacs et de montagnes un refuge, qui lui permettra peut-être de prendre un nouveau départ, de commencer une nouvelle histoire. Pour ce qui est du monastère, c’est un lieu qui se prête à la méditation. Pour l’anecdote, je suis venu à Genève une première fois pour voir un ami et une autre fois pour le Salon du livre. J’avais été logé sans le vouloir dans une même rue, ce qui a peut-être influencé cet aspect de circularité de mon récit. En ce qui concerne les religions, j’ai eu l’occasion d’explorer diverses traditions comme le soufisme ou le bouddhisme. Mais dans ce livre j’avais à cœur d’instaurer un dialogue entre la cosmologie sérère et la mystique chrétienne.
On suit de près dans le roman toute la préparation de la cérémonie du Ndut dans la tradition sérère, dont Fodé est devenu le nouveau maître. En même temps, dans cette fragmentation des lieux, on se retrouve par exemple, après le rite sérère, non pas dans la sagesse de Maître Eckhart, mais dans le délire mystique de Vladimir qui se met lui-même en danger, ainsi que sa famille. Qu’est-ce que la voix de Vladimir veut signifier dans le roman ?
Il était important pour moi de représenter les cosmologies et les croyances sérères. Malgré certains récits qui pourraient surprendre le lecteur, montrer leur caractère de dignité. L’épisode d’initiation pour Fodé continue par exemple au-delà de la mort de son maître, Ngof. Au septième jour, il doit sortir de son corps pour aller à la cime de l’arbre afin de terminer l’initiation. Il n’y a rien à prouver, c’est une croyance naturelle pour le peuple sérère. En revanche, pour ce qui est de Vladimir à Varsovie, le frère d’Ulga, c’est assez différent. Il souffre de graves problèmes psychologiques, il est sur une ligne de crête. Le pas vers la folie peut être très vite franchi. Mais Vladimir a tout de même quelque chose à dire. Sa vision du monde néolibéral par exemple n’est pas fausse. Il n’y a pas de parole interdite.
J’aimerais vous poser une dernière question sur l’engagement de l’écrivain. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le livre de Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, qui a choisi la forme du roman pour décrire les crimes du Rwanda de 1994 et le déchirement d’un peuple frère. Le Rwanda vit aujourd’hui à nouveau en paix. Est-ce un signe d’espoir de fraternité, dans la ligne de votre travail ?
Murambi est un texte magnifique, très important. En 1998, quatre ans après le génocide, une dizaine d’écrivains africains ont été invités à Kigali pour un séjour d’écriture, un travail de réflexion et de mémoire. Pour la question de l’engagement, on a eu souvent tendance à distinguer deux courants dans la littérature africaine postcoloniale, des écrivains qui mêlaient l’existentiel et le politique, et une nouvelle génération d’écrivains qui seraient désengagés du politique. C’est une schématisation erronée. Même si l’on observe chez les écrivains de ma génération une liberté plus grande par rapport aux assignations géographiques ou territoriales, cela n’implique ni un renoncement à nos appartenances, ni un abandon du politique. Oui, le cas du Rwanda montre que l’on peut reconstruire, même si tout n’est pas parfait. Ce qui est essentiel surtout, c’est que l’on crée des réalités avec les imaginaires, notamment pour les jeunes générations. Le catastrophisme en politique ou en écologie n’amène à rien. Les mondes que nous évoquons sont des possibles qui s’ouvrent à nous et que finalement nous choisissons. La parole, qu’elle soit poétique ou politique, joue ici un rôle essentiel.