«Alles kann übersetzt werden. Die Unübersetzbarkeit ist ein Mythos.»

Les informations envoyées au préalable pour la manifestation de «Gläserner Übersetzer» donnaient déjà une idée de la manifestation exclusive à laquelle j’allais pouvoir participer ce soir; dans ma boîte de réception se trouvaient un online ticket personnalisé, des instructions pour l’utilisation de zoom et d’autres instructions pour le comportement des spectateurs pendant la manifestation. Bref, mes attentes pour la manifestation de «Gläserner Übersetzer» étaient plutôt élevées.

Comme le stipulent les instructions, à 16h45 pile je suis devant mon ordinateur, prête à être immergée dans le monde de la traduction. Puis, à 17h00, «levée de rideau» (autrement dit, la modératrice Ruth Gantert laisse entrer les participants à la vidéo conférence). Pour donner une idée de Patricia Klobusiczky, Madame Gantert présente brièvement la professionnelle expérimentée: Klobusiczky est née à Berlin, mais elle a passé les premières années de sa vie à Paris où elle ne parlait que le français. A 8 ans, la famille retourne en Allemagne où Klobusickzy apprend l’allemand. Klobusiczky profite de ce bilinguisme et fait des études de littérature avant de devenir traductrice indépendante en 2016. Aujourd’hui elle occupe de nombreuses fonctions liées à la traduction littéraire et travaille avec des noms respectés de la scène littéraire. Le livre qui nous fait plonger dans le monde de la traduction ce soir, c’est le livre Quand le diable sortait de la salle de bain de Sophie Divry.

Klobusiczky avoue d’emblée qu’il s’agit là d’un livre qui rend difficile toute traduction «classique» ; c’est un livre plein de jeux de mots et qui contient de nombreuses références à la littérature française (par exemple Astérix qui est invoqué à travers de délicieux «sangliers rôtis») mais aussi à la littérature mondiale. Si ces éléments stylistiques étaient transposés tels quels depuis le français, ils ne provoqueraient pas le même sentiment chez un public germanophone. Le défi consiste alors à percevoir les idées de l’auteur, de l’autrice, et à les transformer, à les exprimer en allemand. Pour les besoins de la manifestation, Klobusiczky commence son travail de traduction de Quand le diable sortait de la salle de bain au premier tiers du roman. La traductrice évoque l’importance de la lecture à haute voix pour se faire une idée du ton et de l’ambiance générale de la scène ; et elle joint la voix à l’explication. À travers des noms, Klobusiczky montre à son auditoire la difficulté de la traduction : «Jeveux» ou «Geaidequoi» sont des noms éloquents qui sont typique pour l’époque féodale. Avec «Mehrwillich» et «Ichhabsja» elle trouve des noms équivalents en allemand qui sont censés transmettre ce même sentiment de la féodalité.

Au cours de toute la manifestation, Klobusiczky commente ses réflexions, inclut et incite le public à faire des remarques. Grâce à sa personnalité extrêmement sympathique, elle arrive facilement à fasciner son public et à l’engager avec elle sur le difficile chemin de la traduction – qu’il s’agisse de trouver le temps verbal le plus pertinent ou de se mettre en accord sur des nuances de ton.

Le temps passe sans qu’on se rende compte et l’heure arrive déjà de se dire adieu. Bien que mes attentes aient été élevées, la manifestation de «Gläserner Übersetzer» les a largement surpassées. Malgré les circonstances bizarres, Patricia Klobusiczky a bien réussi à captiver son auditoire et à rendre vivant et proche son métier de traductrice.

Ed Wige ou l’ambiguïté poétique

Ed Wige ? Sous le mystère de ce pseudonyme se cache un auteur ou une autrice qui aurait voulu garder son genre dans le flou. Comme le veut l’atelier Skriptor, Ed Wige nous lit le chapitre 26 d’un projet commencé l’été 2019 et toujours en cours d’élaboration. Rappelons-le, car parfois nous l’oublions : un texte n’existe pas ex nihilo, mais il se construit, il se sculpte, il s’affine, et souvent par de longs combats de réécritures, de négociations, de rééquilibrages. Le premier jet d’un texte, incisif et brut, semble toujours porté par une force incantatoire, poétique, hypnotique, qu’un remaniement excessif finira par aplanir. Comme nous le savons, toute la finesse de cet art est là ; dans le dosage. Toutefois, à la demande des organisateurs, nous ne reproduirons aucune citation du texte. Comment alors parler d’un secret sans totalement le révéler ? Son intérêt se déploie justement dans ce qui l’entoure.

La lecture a convaincu l’auditoire et provoque aussitôt une discussion féconde. Le texte vibre, nous le voyons habité par son personnage qui performe I Want It All de Queen. L’énigme, c’est « iel », pronom inclusif neutre à l’entente duquel toutes les oreilles ont frémi. Ce personnage est-iel à la fois narrateur ou narratrice ? L’oscillation entre le sujet et l’objet qu’il représente nous trouble. Comment définir quelque chose qui ne veut aucune étiquette « binaire » ? Qu’imaginez-vous lorsque, par exemple, vous lisez « iel chante » ou « iel se regarde dans le miroir » ? Pour ma part, la question est à la fois ambiguë et vertigineuse ; tout d’abord, il y a la difficulté à discerner la matérialité de ce corps, ensuite l’amplitude de l’éclatement identitaire – multiplicité qui résonne avec Fernando Pessoa et ses fameux hétéronymes, comme le soulignera une spectatrice, conquise par la musicalité de la prose. Ed Wige contextualise succinctement sa fiction ; par les circonstances d’événements extérieurs, deux amants se détacheront des conceptions hétéro-normées du couple pour endosser graduellement des rôles queer dans leur quotidien.

Les intervenants partagent alors leur point de vue et interrogations, en vrac, comme le veut l’exercice. Henri-Michel Yeré se demande si nous pouvons réellement nous affranchir de cette dichotomie paradoxale qui définit l’individu, à savoir le regard qu’il porte sur lui-même juxtaposé au regard qu’il perçoit chez les autres. Pascal Janovjak apprécie le symbole d’ambiguïté et de sensualité que devient Freddie Mercury, sublimé dans le texte par l’incarnation du protagoniste, mais l’écrivain se demande si le pronom « iel » n’intellectualiserait pas un peu (trop ?) cette non-binarité assumée, ponctuant maladroitement l’élan d’une émotion fortissime. Pour Clara Molloy, au contraire, l’élégance du pronom se prête sans complexe à la volupté suggestive du passage, elle aimerait plutôt savoir pourquoi la deuxième partie du texte change de direction pour nous confronter à la rigidité sociale que sous-entend l’apparition de mots comme « fille » et « garçon ». Cléa Chopard et Marina Skalova échangent sur la tension à la fois politique et poétique qu’engendre ce pronom encore inhabituel dans la littérature, quoique sa présence soit de moins en moins timide.

Évidemment, les quelques lignes ci-dessus ne sont qu’un très bref aperçu des réflexions qui se sont tissées durant l’atelier entre intervenants, auteur et spectateurs. Deux d’entre elles, en particulier, auront retenu mon attention. La première ; bien que la littérature soit un terrain de jeu, combien de chocs peut subir un lecteur avant de se sentir désarçonné puis délaissé ? Aucune réponse quantifiable n’est possible, seulement une exploration des sensibilités individuelles. La deuxième : cet assouplissement de la binarité – si j’ose le dire ainsi – n’est-il pas voué à une frustration constamment exacerbée par l’instabilité – ou la fluidité – d’une identité non binaire ? Vous le voyez, je m’y perds un peu, puisque trop peu souvent confronté à la question ; de toute façon, là aussi, toute réponse serait prématurée. Ce qui est sûr, c’est que la littérature et la fiction sont aussi là pour remuer les codes de la psychologie humaine, et déranger les a priori de la société.

Entre corps (non) genré et corps de texte

Tout commence par la lecture d’un texte inédit. Lecture incarnée, corporelle, vivante, habitée, chantée. Ed Wige lit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. Ed Wige vit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. À partir de là, les méandres de la discussion – à défaut de ceux de l’Aar, qui restent bloqués à Soleure et moi devant mon ordinateur – ondulent en fonction des intervenant·e·s, de leurs avis, de leurs interprétations. Tel est le but du projet Skriptor : montrer les choix, les décisions, les paradoxes, et les problèmes – souvent insolubles – qui accompagnent la rédaction d’un texte littéraire. Une minutie d’horloger, ou plutôt de chirurgien, est requise : le corps du texte est démembré, fouillé, dépecé, en vue de dégager (d’éventuelles) pistes d’amélioration.

De corporalité, il en est encore question dans le sujet même du texte soumis à évaluation : mais chut ! On nous a fait promettre de ne pas en dire trop. Tout au plus peut-on glisser qu’il s’agit d’une histoire où le genre des personnages ne constitue pas un enjeu identitaire et n’a pas d’importance. Et, à défaut d’exprimer ces genres, toute la problématique est de pouvoir exprimer des corps. Signifier un corps, une sensualité, sans en donner le genre : quadrature du cercle ? Plutôt un beau défi, dont on attend le résultat avec impatience. C’est là la dernière information que je donnerai sur ce futur livre, aussi alléchant que prometteur.

Mais entrons maintenant dans le vif – ou dans la chair – de la conversation. Le sujet de tous les débats ? Ce pronom „iel“, exprimant la non-binarité, qui attire (peut-être un peu trop ?) l’œil de nos intervenant·e·s. Les avis divergent à son sujet : parfaitement cohérent ? intrigant ? pertinent ? dérangeant ? trop politique ? (mais depuis quand littérature et politique sont-elles inconciliables ?) On accède à l’atelier du littéraire : pas de juste ou de faux, tout y est question de ressenti, d’impression, d’émotion. Pas de décisions définitives : juste une plus grande richesse de réflexion.

Et ce paragraphe final, dont les multiples focales contrastent avec les précédents, faut-il le changer ? Le déplacer ? Quel sens y trouver ? Des questions, toujours. Des pistes, des indices, des conseils. Et cette recherche du je-ne-sais-quoi qui soudain prend chair et donne vie au texte, lui conférant sa qualité et sa force. Dans ce processus de recherche esthétique, on voit à quel point la collaboration est fondamentale. Car oui, écrire un texte, ce n’est pas un pur travail démiurgique de solitaire isolé dans sa thébaïde. Écrire, c’est aussi et surtout communiquer. D’où l’importance de la discussion.

Au final, on ne peut que saluer la capacité d’un si court extrait à susciter autant de réactions. C’est sans doute par le thème même du texte que s’explique cette profusion : il touche aux sujets aussi sensibles que passionnants de l’identité et du genre. L’usage d’un simple pronom indéfini, laissant le flou, dérange. Et c’est dans le malaise que chacun ressentira à son contact qu’il convient de trouver l’émergence d’une remise en question : celle d’une langue qui plaque ses concepts sur le réel indépendamment de la complexité de celui-ci. Ne pourrait-elle pas, le temps d’un livre, faire corps avec le monde ?

L’auteur·e comme un jukebox

Hors du contexte inouï d’un confinement national, il est une vérité que l’on peine aujourd’hui à s’avouer : On n’a plus le temps de lire. « Hobby » dans tout Curriculum Vitae qui veut « faire bien », la lecture se résume pourtant bien souvent aux fameuses cinq-minutes-avant-de-se-coucher. À l’ère du tout tout de suite, force est de constater que peu nombreux·ses sont celles et ceux qui peuvent encore prétendre lire ne serait-ce qu’une heure hebdomadairement.

Mais le but ici n’est pas de jeter la première pierre, car bien souvent j’ai moi-même laissé ma dernière acquisition littéraire prendre la poussière à mon chevet, ou pis : l’ai rangée dans l’éternelle et immuable pile de livres à lire. L’intérêt au contraire est plutôt de revoir notre approche de la lecture et de se demander : et si ouvrir un bon bouquin ne signifiait plus forcément s’extraire du quotidien pour plonger seul·e dans un monde imaginaire ? Et si on lisait autrement ?

C’est ce que le Jukebox littéraire se propose de faire. Introduit en France par David Lescot, le projet déboule en Suisse romande avec, pour cheffes de files, les deux autrices neuchâteloises Antoinette Rychner et Odile Cornuz. Contrairement à une lecture publique à laquelle on assiste pour écouter notre auteur·e favori·e lire un livre que l’on connaît déjà, le jukebox littéraire offre une multiplicité d’auteur·es, de textes et surtout une véritable interaction avec ceux-ci.

Le concept est simple : plusieurs auteur·es font face à un public, équipé·es de leurs écrits personnels, format papier ou virtuel, publiés ou non. Le tout forme ainsi leur répertoire littéraire à portée de main — voire à portée de mémoire —, dans lequel ils ou elles pourront aller piocher. Piocher quoi ? À vous de leur dire ! Muni d’un jeton, chaque membre du public a droit de proposer un mot, à partir duquel les auteur·es chercheront une musique à vous jouer, un texte personnel à vous lire. Le temps de recherche est agrémenté d’une improvisation musicale proposée par un musicien-animateur. C’est à l’auteur·e qui trouve en premier, que revient la faveur de lire son morceau, de performer son texte. L’auteur·e comme un jukebox.

D’un instant à l’autre, on saute ainsi de la « cacophonie » à l’« euthanasie », en passant par l’« andouillette ». Que le mot apparaisse ou non dans l’extrait, cela n’a pas d’importance : les auteur·es procèdent par moteur de recherche ou par association libre, le tout promettant des expériences de lecture aussi surprenantes que variées. Entrant en résonance avec les scènes slam ou encore le théâtre d’improvisation, les auteur·es boxent ici avec des mots proposés par le public.

Envie de lire autrement donc ? Venez participer, ce soir, à cette expérience interactive et éphémère, à cheval entre la performance, le jeu et le spectacle. Organisé par les Journées littéraires de Soleure, ce Jukebox littéraire réunira quatre auteur·es, un musicien et un animateur-modérateur sur scène virtuelle (confinement oblige !). Tout ce dont vous aurez besoin se résume donc à une connexion internet et un peu de curiosité, avant de lancer depuis votre canapé cette lecture interactive en streaming.

À vos jetons !

Caroline Gaillard

Jukebox littéraire (de/fr) ce vendredi 22 mai 2020, dès 21h00
(ouverture du stream à 20h45), entrée libre et gratuite


Auteur·es: Antoinette Rychner, René Frauchiger, Tanasgol Sabbagh et Odile Cornuz
Musique: Adrien Gygax; Modération: Rafael Blatter

Plus d’informations sur : https://www.literatur-online.ch/programm/

Notre équipe à Soleure:
Raphaël Grandjean

Raphaël Grandjean étudie les Littératures de langue française et l’Histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. Fortement porté sur l’art engagé et la sociologie des pratiques littéraires, il compte sur les Journées Littéraires de Soleure pour enrichir la théorie au contact direct des écrivain·e·s.

Notre équipe à Soleure:
Tobias Cheseaux

 Je suis étudiant en Master en littérature française et en histoire contemporaine. A côté de ça, je m’intéresse à un peu tout (arts, philo, science,…). Croyant dur comme fer à la locution Mens sana in corporelle sano, j’ai pratiqué et je pratique différents sports comme le basket, la boxe et la course pied. Enfin, ayant une soif naïve pour la liberté, j’essaye de la vivre réellement par des virées en moto dans mes Alpes valaisannes.

Notre équipe à Soleure:
Boris Siegfried

Étudiant en Histoire et en Littérature française à l’Université de Fribourg, Boris Siegfried participe aux journées littéraires de Soleure dans le cadre d’un séminaire de Master. Ce cours fut l’occasion pour lui de s’intéresser aux nouveautés de la littérature helvétique et de participer activement à l’Année du Livre. Malgré le cadre académique de la démarche, ce n’est pas en mercenaire assoiffé de crédit qu’il part rencontrer des traductrices et des traducteurs, mais bel et bien à la recherche de quelques réponses aux accusations si courantes en littérature de «traducteur traître». 

Notre équipe à Soleure:
Nikol Zhamal

Journaliste de première formation et actuellement étudiante en Master de Français et des Études de l’Europe Orientale à l’Université de Fribourg, Nikol Zhamal s’intéresse à l’interculturalité et à l’inter-influence des littératures russophone et francophone. Elle se réjouit de participer aux Journées Littéraires de Soleure et de découvrir de nouvelles contributions à la littérature contemporaine suisse.

Notre équipe à Soleure:
Jeannette Widmer

Jeannette Widmer a toujours été passionnée des langues et de littérature. Ainsi, c’était clair pour elle qu’il lui fallait poursuivre cet intérêt après le lycée et commencer ses études en lettres à l’université de Fribourg en 2017. Étant étudiante en littérature anglaise et en en littérature française, c’est un grand plaisir pour elle de découvrir et d’analyser la littérature de langues et pays différents.

Cependant, jusqu’à présent la littérature suisse est restée une terre inconnue pour elle. Ainsi, Soleure se présente comme une opportunité unique ; Jeannette est ravie de pouvoir découvrir plus d’auteurs suisses et de se plonger dans leurs œuvres.