Que demanderiez-vous à Molière ?

Essayez de l’imaginer. Vous venez de lire Le Misanthrope et vous vous retrouvez quelques heures plus tard en visioconférence avec Molière. Vous posez vos questions (souvent un peu universitaires) et il y répond très volontiers. Est-ce que ses réponses changeront votre première compréhension de la pièce ? A-t-il le pouvoir d’imposer son intention première ?

Une telle expérience de pensée soulève naturellement beaucoup de questions. En fait, je viens de la vivre. Alors évidemment, ce n’était pas pour Le Misanthrope et encore moins avec Molière (calmez-vous). Cette discussion s’est déroulée avec Pascal Janovjak au sujet de son dernier roman historique Le Zoo de Rome ; et je dois dire qu’avoir directement accès à la vision de l’auteur est un privilège heureux mais possiblement dangereux.

Passé l’instant intimidant „spécial COVID-19“ où l’on se retrouve face à une hydre virtuelle d’une quinzaine de visages inconnus, la discussion est vite devenue très riche et malgré tout naturelle. L’auteur a pu nous faire part de son processus de création, des tensions qu’il y a eu entre la recherche historique et la part de fiction ou encore de ses motivations originelles. Premier détail rassurant, j’ai aimé écouter parler l’auteur. Cela peut sembler banal, mais imaginez qu’après avoir lu les plus beaux alexandrins de Molière, ce dernier hésite, bégaie, que sa langue fourche. La désillusion ! Cette fois, le roman se lit bien et son auteur s’écoute bien. Dieu merci, pas d’ascenseur émotionnel. La seconde chose très appréciable chez Janovjak, c’est qu’il n’a imposé ni son intention, ni son point de vue. Nous pourrions naïvement penser qu’il est légitime pour un auteur de choisir la manière dont son roman doit être compris. Là, l’écrivain était bien humble face à sa création et ses personnages. Il faisait comprendre qu’il n’était pas Dieu et que ses protagonistes avaient une volonté propre au sein de la fiction. Mais en même temps, il expliquait aussi que, dans un souci de vraisemblance, il avait organisé son histoire de manière très rigoureuse. Nous voyons donc qu’une création artistique est un genre d’esclave indépendant, en même temps soumis et autonome. Évidemment, l’étudiant que je suis avait appris cela en cours (les trois fameuses intentio). Mais pour une fois, je le constatais réellement et concrètement. Face à cette leçon de modestie, je tâcherai à l’avenir d’être moins péremptoire dans mes interprétations.

À force de lire et d’étudier des textes vieux de plusieurs siècles, on oublie facilement (ou peut-être suis-je le seul) que la littérature est quelque chose d’actuel et que des romanciers, poètes ou dramaturges vivent parmi nous. Avec beaucoup de chance, ces écrivains feront partie un jour du canon littéraire francophone. Après tout, à un moment donné, Molière était un contemporain parmi d’autres. Par conséquent, avant que des académiciens exégètes de l’an 2420 leur confisquent la parole et en deviennent les uniques dépositaires, tendons-leur un maximum le micro.

Appel aux scientifiques et autres biologistes

Qui, lorsqu’il annonce étudier la littérature française (ou témoigne de son intérêt pour celle-ci), ne s’est pas entendu répondre, d’une voix soudainement hautaine et méprisante (pardon tonton) : “ Mais comment tu peux être sûr que l’auteur parle bien de sa dépression quand il dit qu’il ferme tous les rideaux noirs de sa maison ? Peut-être qu’il allait simplement dormir ? T’y as pensé à ça, hein ? Hein ?“

Aah les intentions de l’auteur, la portée des mots et l’interprétation de ceux-ci ! Tant de questions sur lesquelles se sont échiné.e.s de nombreux.ses étudiant.e.s dans le cadre de leur formation ou lorsqu’ils ou elles ont tenté de l’expliquer à leurs proches. Comment en effet être sûr.e.s de notre analyse ? Comment garantir que nous lisons le texte tel que l’auteur.e l’avait imaginé ? Comment ne pas tomber dans les affres de la surinterprétation ? Ne cherchez plus, il suffit de s’entretenir avec l’auteur.e du texte, sans doute la personne la mieux placée pour en parler ! Si cette solution miracle n’est pas toujours simple à mettre en place (a fortiori si on ne s’intéresse pas à la littérature contemporaine mais à des auteur.e.s mort.e.s uniquement), c’est ce que le «Club+ avec Pascal Janovjak» nous a permis de faire, en ce pluvieux soir de mai.

L’auteur s’est déplacé — non pas jusqu’à Soleure, mais devant son ordinateur — afin de „défendre“ son dernier roman sobrement intitulé Le Zoo de Rome. Il s’est volontiers prêté au jeu des questions et des réponses avec la quinzaine de participant.e.s présent.e.s, répondant autant à des interrogations très précises sur l’utilité de certains chapitres, que sur son processus créatif en général, de la collecte d’informations à la rédaction. Quel plaisir d’entendre un auteur parler de ses influences, de ses problèmes, des solutions trouvées et de ses réflexions avant et pendant la phase d’écriture. Si certaines idées — la structure générale du récit notamment —  sont le fruit d’une longue réflexion, il avoue que certaines inspirations lui sont tombées dessus, au détour d’une promenade dans un parc. Par ses explications honnêtes et convaincantes, Pascal Janovjak a levé quelques retenues que j’avais vis-à-vis de son texte. Grâce à cette discussion, j’ai compris certaines des décisions qu’il avait prises, lui qui attache tant d’importance à ne pas étouffer le lecteur sous un trop-plein d’informations, à lui laisser de la place pour percer lui-même certains mystères. Qu’il est bon de s’intéresser à la littérature contemporaine, à des auteur.e.s encore de chair et d’encre ! Qu’il est bon surtout d’avoir l’opportunité de discuter avec eux.

Je lance donc un appel urgent à tous les scientifiques, biologistes et autres ethnologues et anthropologues : recréez  — par les témoignages d’époque, les lettres, les textes ou que sais-je encore — l’intelligence, la pensée, la voix des grand.e.s auteur.e.s passé.e.s, qu’ils et elles puissent à leur tour passer à la broche de nos questions. Devenez des John Hammond de la littérature et, à défaut de Jurassic Park, faites-nous des Romantiques Park, des Naturalistes Park ou autres Lumiéric Park ! Je ne voudrais pas avoir l’air d’exagérer, mais faites vite, je vous prie. Je dois bientôt rendre des travaux sur Pernette du Guillet et Verlaine et j’aurais quelques questions à leur poser…

Ed Wige ou l’ambiguïté poétique

Ed Wige ? Sous le mystère de ce pseudonyme se cache un auteur ou une autrice qui aurait voulu garder son genre dans le flou. Comme le veut l’atelier Skriptor, Ed Wige nous lit le chapitre 26 d’un projet commencé l’été 2019 et toujours en cours d’élaboration. Rappelons-le, car parfois nous l’oublions : un texte n’existe pas ex nihilo, mais il se construit, il se sculpte, il s’affine, et souvent par de longs combats de réécritures, de négociations, de rééquilibrages. Le premier jet d’un texte, incisif et brut, semble toujours porté par une force incantatoire, poétique, hypnotique, qu’un remaniement excessif finira par aplanir. Comme nous le savons, toute la finesse de cet art est là ; dans le dosage. Toutefois, à la demande des organisateurs, nous ne reproduirons aucune citation du texte. Comment alors parler d’un secret sans totalement le révéler ? Son intérêt se déploie justement dans ce qui l’entoure.

La lecture a convaincu l’auditoire et provoque aussitôt une discussion féconde. Le texte vibre, nous le voyons habité par son personnage qui performe I Want It All de Queen. L’énigme, c’est « iel », pronom inclusif neutre à l’entente duquel toutes les oreilles ont frémi. Ce personnage est-iel à la fois narrateur ou narratrice ? L’oscillation entre le sujet et l’objet qu’il représente nous trouble. Comment définir quelque chose qui ne veut aucune étiquette « binaire » ? Qu’imaginez-vous lorsque, par exemple, vous lisez « iel chante » ou « iel se regarde dans le miroir » ? Pour ma part, la question est à la fois ambiguë et vertigineuse ; tout d’abord, il y a la difficulté à discerner la matérialité de ce corps, ensuite l’amplitude de l’éclatement identitaire – multiplicité qui résonne avec Fernando Pessoa et ses fameux hétéronymes, comme le soulignera une spectatrice, conquise par la musicalité de la prose. Ed Wige contextualise succinctement sa fiction ; par les circonstances d’événements extérieurs, deux amants se détacheront des conceptions hétéro-normées du couple pour endosser graduellement des rôles queer dans leur quotidien.

Les intervenants partagent alors leur point de vue et interrogations, en vrac, comme le veut l’exercice. Henri-Michel Yeré se demande si nous pouvons réellement nous affranchir de cette dichotomie paradoxale qui définit l’individu, à savoir le regard qu’il porte sur lui-même juxtaposé au regard qu’il perçoit chez les autres. Pascal Janovjak apprécie le symbole d’ambiguïté et de sensualité que devient Freddie Mercury, sublimé dans le texte par l’incarnation du protagoniste, mais l’écrivain se demande si le pronom « iel » n’intellectualiserait pas un peu (trop ?) cette non-binarité assumée, ponctuant maladroitement l’élan d’une émotion fortissime. Pour Clara Molloy, au contraire, l’élégance du pronom se prête sans complexe à la volupté suggestive du passage, elle aimerait plutôt savoir pourquoi la deuxième partie du texte change de direction pour nous confronter à la rigidité sociale que sous-entend l’apparition de mots comme « fille » et « garçon ». Cléa Chopard et Marina Skalova échangent sur la tension à la fois politique et poétique qu’engendre ce pronom encore inhabituel dans la littérature, quoique sa présence soit de moins en moins timide.

Évidemment, les quelques lignes ci-dessus ne sont qu’un très bref aperçu des réflexions qui se sont tissées durant l’atelier entre intervenants, auteur et spectateurs. Deux d’entre elles, en particulier, auront retenu mon attention. La première ; bien que la littérature soit un terrain de jeu, combien de chocs peut subir un lecteur avant de se sentir désarçonné puis délaissé ? Aucune réponse quantifiable n’est possible, seulement une exploration des sensibilités individuelles. La deuxième : cet assouplissement de la binarité – si j’ose le dire ainsi – n’est-il pas voué à une frustration constamment exacerbée par l’instabilité – ou la fluidité – d’une identité non binaire ? Vous le voyez, je m’y perds un peu, puisque trop peu souvent confronté à la question ; de toute façon, là aussi, toute réponse serait prématurée. Ce qui est sûr, c’est que la littérature et la fiction sont aussi là pour remuer les codes de la psychologie humaine, et déranger les a priori de la société.

Entre corps (non) genré et corps de texte

Tout commence par la lecture d’un texte inédit. Lecture incarnée, corporelle, vivante, habitée, chantée. Ed Wige lit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. Ed Wige vit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. À partir de là, les méandres de la discussion – à défaut de ceux de l’Aar, qui restent bloqués à Soleure et moi devant mon ordinateur – ondulent en fonction des intervenant·e·s, de leurs avis, de leurs interprétations. Tel est le but du projet Skriptor : montrer les choix, les décisions, les paradoxes, et les problèmes – souvent insolubles – qui accompagnent la rédaction d’un texte littéraire. Une minutie d’horloger, ou plutôt de chirurgien, est requise : le corps du texte est démembré, fouillé, dépecé, en vue de dégager (d’éventuelles) pistes d’amélioration.

De corporalité, il en est encore question dans le sujet même du texte soumis à évaluation : mais chut ! On nous a fait promettre de ne pas en dire trop. Tout au plus peut-on glisser qu’il s’agit d’une histoire où le genre des personnages ne constitue pas un enjeu identitaire et n’a pas d’importance. Et, à défaut d’exprimer ces genres, toute la problématique est de pouvoir exprimer des corps. Signifier un corps, une sensualité, sans en donner le genre : quadrature du cercle ? Plutôt un beau défi, dont on attend le résultat avec impatience. C’est là la dernière information que je donnerai sur ce futur livre, aussi alléchant que prometteur.

Mais entrons maintenant dans le vif – ou dans la chair – de la conversation. Le sujet de tous les débats ? Ce pronom „iel“, exprimant la non-binarité, qui attire (peut-être un peu trop ?) l’œil de nos intervenant·e·s. Les avis divergent à son sujet : parfaitement cohérent ? intrigant ? pertinent ? dérangeant ? trop politique ? (mais depuis quand littérature et politique sont-elles inconciliables ?) On accède à l’atelier du littéraire : pas de juste ou de faux, tout y est question de ressenti, d’impression, d’émotion. Pas de décisions définitives : juste une plus grande richesse de réflexion.

Et ce paragraphe final, dont les multiples focales contrastent avec les précédents, faut-il le changer ? Le déplacer ? Quel sens y trouver ? Des questions, toujours. Des pistes, des indices, des conseils. Et cette recherche du je-ne-sais-quoi qui soudain prend chair et donne vie au texte, lui conférant sa qualité et sa force. Dans ce processus de recherche esthétique, on voit à quel point la collaboration est fondamentale. Car oui, écrire un texte, ce n’est pas un pur travail démiurgique de solitaire isolé dans sa thébaïde. Écrire, c’est aussi et surtout communiquer. D’où l’importance de la discussion.

Au final, on ne peut que saluer la capacité d’un si court extrait à susciter autant de réactions. C’est sans doute par le thème même du texte que s’explique cette profusion : il touche aux sujets aussi sensibles que passionnants de l’identité et du genre. L’usage d’un simple pronom indéfini, laissant le flou, dérange. Et c’est dans le malaise que chacun ressentira à son contact qu’il convient de trouver l’émergence d’une remise en question : celle d’une langue qui plaque ses concepts sur le réel indépendamment de la complexité de celui-ci. Ne pourrait-elle pas, le temps d’un livre, faire corps avec le monde ?