Ed Wige ou l’ambiguïté poétique

Ed Wige ? Sous le mystère de ce pseudonyme se cache un auteur ou une autrice qui aurait voulu garder son genre dans le flou. Comme le veut l’atelier Skriptor, Ed Wige nous lit le chapitre 26 d’un projet commencé l’été 2019 et toujours en cours d’élaboration. Rappelons-le, car parfois nous l’oublions : un texte n’existe pas ex nihilo, mais il se construit, il se sculpte, il s’affine, et souvent par de longs combats de réécritures, de négociations, de rééquilibrages. Le premier jet d’un texte, incisif et brut, semble toujours porté par une force incantatoire, poétique, hypnotique, qu’un remaniement excessif finira par aplanir. Comme nous le savons, toute la finesse de cet art est là ; dans le dosage. Toutefois, à la demande des organisateurs, nous ne reproduirons aucune citation du texte. Comment alors parler d’un secret sans totalement le révéler ? Son intérêt se déploie justement dans ce qui l’entoure.

La lecture a convaincu l’auditoire et provoque aussitôt une discussion féconde. Le texte vibre, nous le voyons habité par son personnage qui performe I Want It All de Queen. L’énigme, c’est « iel », pronom inclusif neutre à l’entente duquel toutes les oreilles ont frémi. Ce personnage est-iel à la fois narrateur ou narratrice ? L’oscillation entre le sujet et l’objet qu’il représente nous trouble. Comment définir quelque chose qui ne veut aucune étiquette « binaire » ? Qu’imaginez-vous lorsque, par exemple, vous lisez « iel chante » ou « iel se regarde dans le miroir » ? Pour ma part, la question est à la fois ambiguë et vertigineuse ; tout d’abord, il y a la difficulté à discerner la matérialité de ce corps, ensuite l’amplitude de l’éclatement identitaire – multiplicité qui résonne avec Fernando Pessoa et ses fameux hétéronymes, comme le soulignera une spectatrice, conquise par la musicalité de la prose. Ed Wige contextualise succinctement sa fiction ; par les circonstances d’événements extérieurs, deux amants se détacheront des conceptions hétéro-normées du couple pour endosser graduellement des rôles queer dans leur quotidien.

Les intervenants partagent alors leur point de vue et interrogations, en vrac, comme le veut l’exercice. Henri-Michel Yeré se demande si nous pouvons réellement nous affranchir de cette dichotomie paradoxale qui définit l’individu, à savoir le regard qu’il porte sur lui-même juxtaposé au regard qu’il perçoit chez les autres. Pascal Janovjak apprécie le symbole d’ambiguïté et de sensualité que devient Freddie Mercury, sublimé dans le texte par l’incarnation du protagoniste, mais l’écrivain se demande si le pronom « iel » n’intellectualiserait pas un peu (trop ?) cette non-binarité assumée, ponctuant maladroitement l’élan d’une émotion fortissime. Pour Clara Molloy, au contraire, l’élégance du pronom se prête sans complexe à la volupté suggestive du passage, elle aimerait plutôt savoir pourquoi la deuxième partie du texte change de direction pour nous confronter à la rigidité sociale que sous-entend l’apparition de mots comme « fille » et « garçon ». Cléa Chopard et Marina Skalova échangent sur la tension à la fois politique et poétique qu’engendre ce pronom encore inhabituel dans la littérature, quoique sa présence soit de moins en moins timide.

Évidemment, les quelques lignes ci-dessus ne sont qu’un très bref aperçu des réflexions qui se sont tissées durant l’atelier entre intervenants, auteur et spectateurs. Deux d’entre elles, en particulier, auront retenu mon attention. La première ; bien que la littérature soit un terrain de jeu, combien de chocs peut subir un lecteur avant de se sentir désarçonné puis délaissé ? Aucune réponse quantifiable n’est possible, seulement une exploration des sensibilités individuelles. La deuxième : cet assouplissement de la binarité – si j’ose le dire ainsi – n’est-il pas voué à une frustration constamment exacerbée par l’instabilité – ou la fluidité – d’une identité non binaire ? Vous le voyez, je m’y perds un peu, puisque trop peu souvent confronté à la question ; de toute façon, là aussi, toute réponse serait prématurée. Ce qui est sûr, c’est que la littérature et la fiction sont aussi là pour remuer les codes de la psychologie humaine, et déranger les a priori de la société.

Entre corps (non) genré et corps de texte

Tout commence par la lecture d’un texte inédit. Lecture incarnée, corporelle, vivante, habitée, chantée. Ed Wige lit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. Ed Wige vit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. À partir de là, les méandres de la discussion – à défaut de ceux de l’Aar, qui restent bloqués à Soleure et moi devant mon ordinateur – ondulent en fonction des intervenant·e·s, de leurs avis, de leurs interprétations. Tel est le but du projet Skriptor : montrer les choix, les décisions, les paradoxes, et les problèmes – souvent insolubles – qui accompagnent la rédaction d’un texte littéraire. Une minutie d’horloger, ou plutôt de chirurgien, est requise : le corps du texte est démembré, fouillé, dépecé, en vue de dégager (d’éventuelles) pistes d’amélioration.

De corporalité, il en est encore question dans le sujet même du texte soumis à évaluation : mais chut ! On nous a fait promettre de ne pas en dire trop. Tout au plus peut-on glisser qu’il s’agit d’une histoire où le genre des personnages ne constitue pas un enjeu identitaire et n’a pas d’importance. Et, à défaut d’exprimer ces genres, toute la problématique est de pouvoir exprimer des corps. Signifier un corps, une sensualité, sans en donner le genre : quadrature du cercle ? Plutôt un beau défi, dont on attend le résultat avec impatience. C’est là la dernière information que je donnerai sur ce futur livre, aussi alléchant que prometteur.

Mais entrons maintenant dans le vif – ou dans la chair – de la conversation. Le sujet de tous les débats ? Ce pronom „iel“, exprimant la non-binarité, qui attire (peut-être un peu trop ?) l’œil de nos intervenant·e·s. Les avis divergent à son sujet : parfaitement cohérent ? intrigant ? pertinent ? dérangeant ? trop politique ? (mais depuis quand littérature et politique sont-elles inconciliables ?) On accède à l’atelier du littéraire : pas de juste ou de faux, tout y est question de ressenti, d’impression, d’émotion. Pas de décisions définitives : juste une plus grande richesse de réflexion.

Et ce paragraphe final, dont les multiples focales contrastent avec les précédents, faut-il le changer ? Le déplacer ? Quel sens y trouver ? Des questions, toujours. Des pistes, des indices, des conseils. Et cette recherche du je-ne-sais-quoi qui soudain prend chair et donne vie au texte, lui conférant sa qualité et sa force. Dans ce processus de recherche esthétique, on voit à quel point la collaboration est fondamentale. Car oui, écrire un texte, ce n’est pas un pur travail démiurgique de solitaire isolé dans sa thébaïde. Écrire, c’est aussi et surtout communiquer. D’où l’importance de la discussion.

Au final, on ne peut que saluer la capacité d’un si court extrait à susciter autant de réactions. C’est sans doute par le thème même du texte que s’explique cette profusion : il touche aux sujets aussi sensibles que passionnants de l’identité et du genre. L’usage d’un simple pronom indéfini, laissant le flou, dérange. Et c’est dans le malaise que chacun ressentira à son contact qu’il convient de trouver l’émergence d’une remise en question : celle d’une langue qui plaque ses concepts sur le réel indépendamment de la complexité de celui-ci. Ne pourrait-elle pas, le temps d’un livre, faire corps avec le monde ?