Daniel Sangsue : une figure hantée à Soleure

C’est une douce obsession que celle de Daniel Sangsue pour les fantômes. Pour ceux qui sont drapés de papier et d’imagination, aussi bien que pour leurs cousins directs, dont l’apparition plus (ir)réelle ne va rarement sans causer quelque cri d’effroi.

Dans la voix de Daniel Sangsue, pas d’excitation fébrile. Pas plus de brasillement dans le coin de ses yeux. Le professeur émérite de l’université de Neuchâtel se dit d’ailleurs légèrement lassé par ce sujet qui le hante depuis plus de vingt ans. On peut le comprendre. Cela ne l’empêche pas de faire publier son Journal d’un amateur de fantômes, raison de notre entretien dans la fraîcheur d’un coin du Solheure Bar, et ce n’est d’ailleurs pas sans une certaine avidité qu’il notera promptement l’adresse de l’une de mes collègues, laquelle a vécu une histoire de fantômes. Daniel Sangsue reste bel et bien sur le qui-vive. « Vous prenez aussi une bière ? »

Son intérêt commence avec des recherches sur Charles Nodier. C’est lui qui a popularisé The Vampyre, une nouvelle née dans la tête de Lord Byron en 1816, lorsque celui-ci propose à ses amis coincés à la villa Diodati d’écrire chacun une histoire de fantômes – et ce sera l’occasion pour la jeune Mary Shelley d’inventer son Frankenstein. Dès lors les vampires vont se répandre un peu partout – si ce n’est dans la réalité du moins en littérature, avant d’être remplacés au cours du 19ème par la figure du fantôme : tous les écrivains du 19ème siècle ont écrit à propos de fantômes nous assure Daniel Sangsue. Son discours est minutieux, truffé de références, plaisant à écouter. C’est peut-être d’abord l’universitaire qui parle, mais il ne faudrait pas le réduire à ce statut. Daniel Sangsue s’est longtemps caché derrière Ernest Mignatte, un pseudonyme utilisé pour couvrir ses activités de romancier, avant qu’il ne mette bas les masques.

Qu’est-ce que son Journal d’un amateur de fantômes ? C’est d’abord l’envers de ses travaux de recherche : on peut y suivre ses lectures, ses réflexions et certains développements qu’il n’a pas publiés. Les différents récits de fantômes qu’il a récoltés ici et là prennent également une place importante. Et l’on suit ses déplacements, ses colloques et ses vacances, ses visites aux différents libraires, ses rencontres avec d’autres membres de ce petit monde érudit à l’habitus bien particulier. Car si les apparitions l’intéressent en tout premier lieu, ce Journal est également l’occasion pour lui de décrire une disparition : le monde change. Les libraires ferment boutiques, les étudiants lisent de moins en moins, l’université est sommée de se plier à des exigences de rendement, et la table tournante de Hugo a été vendue pour seulement quelques milliers d’euros. « Comment les morts pourraient-ils se faire entendre dans une culture qui méprise le passé et dont la communication ne sert plus à faire entendre, mais à faire acheter ? »

En somme, ce Journal est bien équilibré et l’ironie du diariste et la riche saveur des anecdotes en font un objet beaucoup moins ennuyeux qu’il ne le laissait peut-être prévoir. Mais que dit l’expert, finalement, à propos de ces apparitions ? Qu’on ne saura jamais. Ces phénomènes, explique Daniel Sangsue, nous reconduisent toujours devant deux possibilités : ou effectivement l’apparition a eu lieu, ou alors nos perceptions ont été trompées par nos propres projections.

Quoiqu’il en soit, cela ne m’étonnerait pas que quelques spectres aient profité de la foule présente à Soleure pour bénéficier d’un bain de soleil en toute tranquillité – entendez, sans hurlement angoissé.

 

Jonas Widmer