Jamais vu et souvent lu

Le voyage intime des traducteurs de Philippe Rahmy

Les choses continuent d’exister quand nous ne sommes pas là. Il suffit de les disposer avec soin pour que les autres les trouvent belles et s’en servent en notre absence. Écrire. Que sont les livres sinon la chambre vacante d’un écrivain parti en voyage dans ses histoires ?
(Philippe Rahmy, Béton armé)

En effet, les écrits de Rahmy, disposés avec soin ont su plaire. Luciana Cisbani, traductrice d’Allegra parle d’un coup de foudre de lecture, qui a déclenché l’envie de traduire le roman en italien. De même, Yves Raeber s’est beaucoup investi dans la traduction de Béton armé en allemand. 

Les deux traducteurs de Rahmy n’ont pas connu Philippe personnellement. Pourtant, ils le nomment par son prénom, parlent de lui comme d’un ami proche, de ses souffrances et de sa maladie, de la corporalité et du mystère de ses livres. 

Même s’il s’agit d’un auteur comme Rahmy, qui invite ses lecteurs chaleureusement à vivre en intimité avec ses livres, on peut s’interroger sur la possibilité et les limites de connaître quelqu’un à travers son écriture. 

Traduire permet de faire revivre un écrit, de le faire survivre. La traduction construit un pont qui permet au texte de dépasser son cadre original. Or, dans un premier temps le traducteur doit envisager le voyage dans le sens inverse, c’est-à-dire il lui faut enjamber le fossé là où il n’y a pas encore de pont. Un saut dans le vide, là où le traducteur suppose un fondement fécond du texte. Sur les traces fictionnelles de Béton armé, Yves Raeber a entrepris un voyage à Shanghaï. Pour rédiger Die Panzerung, il s’est plongé dans le décor dans lequel le livre original a vu le jour. Incontestablement une telle expérience crée de la proximité et accentue l’empathie du traducteur pour l’auteur. Néanmoins, cette proximité peut être trompeuse. Elle est construite unilatéralement et repose sur les dispositions et sensibilités personnelles du traducteur. C’est dans ce sens que Luciana Cisbani nous rappelle que le traducteur est amené à faire des choix et qu’il doit supporter que les autres possibilités ne se taisent jamais.

Traduttore, Autore !

À la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy, le texte nous frappe. Le rythme est travaillé. La succession de phrases courtes, les séries de virgules et les phrases longues amènent au constat suivant : la ponctuation n’est pas laissée au hasard. On devine, sans connaître l’auteur, qu’il est poète. Viennent alors, quand on songe à la traduction possible, tant de questions : comment rendre les sonorités ? Comment conserver le rythme ? Comment rendre l’émotion ?

On arrive à la conférence, avec ces interrogations bien en tête. Mais rapidement, le couperet tombe. La vidéoconférence nous limite. Pas d’espace de discussion, pas de question. Le suspense est à son comble : est-ce que les traducteurs vont répondre à mes questions ?

La séance commence. On présente les intervenants. Pierre Lepori prend la parole et présente Luciana Cisbani, traductrice expérimentée travaillant pour de grands éditeurs italiens, puis Yves Raeber, décrit comme un homme de théâtre. Il s’est mis à la traduction français-allemand sur le tard.


Pierre Lepori présente alors au public un extrait de Béton armé, lu par l’auteur. Les questions reviennent. Les intuitions semblent se confirmer par la déclamation de l’auteur lui-même.

Les traducteurs commencent à rentrer dans le vif du sujet. Luciana Cisbani évoque son expérience avec Pardon pour l’Amérique. Je ne l’ai pas lu. Elle souligne son impression de foisonnement, de torrent de mots. Comme dans Béton armé. Il faut rendre le souffle, l’angoisse, l’engagement politique, le cheminement du texte. Bref, rendre l’émotion. Jouer avec une langue à la structure propre. Elle explicite alors : il faut qu’à la fin l’émotion soit là.

Yves Raeber, avec douceur, complète le propos. Il se décrit comme un artisan. Il explique que pour rendre cette émotion, surtout dans Béton armé, il a dû aller à Shanghaï. Il s’est imprégné de la ville. Usant du livre comme d’un guide, il ne cherchait pas tant Shanghaï que la ville décrite par Rahmy.

Puis, les traducteurs nous lisent des extraits. Luciana Cisbani ne fait pas le choix de l’épreuve : elle ne choisit pas, en premier lieu, un texte difficile à traduire. Non, elle préfère un texte central d‘Allegra, un passage qui explique le titre de l’oeuvre. Elle fait le choix du lyrisme. Son deuxième extrait est un incipit de Pardon pour l’Amérique. Lui aussi assez marquant : „À cinquante ans passés, j’en suis encore à croire à l’être humain“. À côté, six traductions possibles, aucune n’est satisfaisante pour rendre le sens, rendre le flou.

C’est au tour d’Yves Raeber. Son extrait de Béton armé est complexe. Entre tendresse et violence, le passage parle de la maladie de Philippe Rahmy : les os de verre. Yves Raeber pointe les difficultés de traduction. Le diable se cache dans les détails. „Die“ et „des“ ne sont pas égaux. Mais le déterminant indéfini allemand ne rend pas non plus l’idée. Cependant, il ne nous parle pas que des cas insolubles, mais aussi des victoires, des fiertés, comme „Buchstabensätze“ pour „les phrases“, dans „Les phrases se plantaient comme des tiges d’acier“. „Sätze“ ne suffisait pas. Le mot choisi est plus compact, plus fort. Il est à la hauteur du ressenti. Même cas pour le titre : „Panzerung“, le blindage.

Des trahisons ? Non, justement pas ! Le mot n’est pas au centre. C’est l’émotion qui prime. L’ouvrage subit une réécriture. Pierre Lepori lui dit lui-même: les traductrices et les traducteurs sont des autrices et des auteurs.

Tandis qu’en arrière-fond, j’entends les intervenants parler de leurs traductions futures ou du moins de leurs traductions rêvées, me revient à l’esprit cette phrase lue récemment : „Ne m’avait-on pas enseigné qu’écrire était une manière de lire, lire une manière d’écrire ?“ En tout cas, j’ai désormais la certitude que traduire est une manière d’écrire et une manière de lire.