Traduttore, Autore !

À la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy, le texte nous frappe. Le rythme est travaillé. La succession de phrases courtes, les séries de virgules et les phrases longues amènent au constat suivant : la ponctuation n’est pas laissée au hasard. On devine, sans connaître l’auteur, qu’il est poète. Viennent alors, quand on songe à la traduction possible, tant de questions : comment rendre les sonorités ? Comment conserver le rythme ? Comment rendre l’émotion ?

On arrive à la conférence, avec ces interrogations bien en tête. Mais rapidement, le couperet tombe. La vidéoconférence nous limite. Pas d’espace de discussion, pas de question. Le suspense est à son comble : est-ce que les traducteurs vont répondre à mes questions ?

La séance commence. On présente les intervenants. Pierre Lepori prend la parole et présente Luciana Cisbani, traductrice expérimentée travaillant pour de grands éditeurs italiens, puis Yves Raeber, décrit comme un homme de théâtre. Il s’est mis à la traduction français-allemand sur le tard.


Pierre Lepori présente alors au public un extrait de Béton armé, lu par l’auteur. Les questions reviennent. Les intuitions semblent se confirmer par la déclamation de l’auteur lui-même.

Les traducteurs commencent à rentrer dans le vif du sujet. Luciana Cisbani évoque son expérience avec Pardon pour l’Amérique. Je ne l’ai pas lu. Elle souligne son impression de foisonnement, de torrent de mots. Comme dans Béton armé. Il faut rendre le souffle, l’angoisse, l’engagement politique, le cheminement du texte. Bref, rendre l’émotion. Jouer avec une langue à la structure propre. Elle explicite alors : il faut qu’à la fin l’émotion soit là.

Yves Raeber, avec douceur, complète le propos. Il se décrit comme un artisan. Il explique que pour rendre cette émotion, surtout dans Béton armé, il a dû aller à Shanghaï. Il s’est imprégné de la ville. Usant du livre comme d’un guide, il ne cherchait pas tant Shanghaï que la ville décrite par Rahmy.

Puis, les traducteurs nous lisent des extraits. Luciana Cisbani ne fait pas le choix de l’épreuve : elle ne choisit pas, en premier lieu, un texte difficile à traduire. Non, elle préfère un texte central d‘Allegra, un passage qui explique le titre de l’oeuvre. Elle fait le choix du lyrisme. Son deuxième extrait est un incipit de Pardon pour l’Amérique. Lui aussi assez marquant : „À cinquante ans passés, j’en suis encore à croire à l’être humain“. À côté, six traductions possibles, aucune n’est satisfaisante pour rendre le sens, rendre le flou.

C’est au tour d’Yves Raeber. Son extrait de Béton armé est complexe. Entre tendresse et violence, le passage parle de la maladie de Philippe Rahmy : les os de verre. Yves Raeber pointe les difficultés de traduction. Le diable se cache dans les détails. „Die“ et „des“ ne sont pas égaux. Mais le déterminant indéfini allemand ne rend pas non plus l’idée. Cependant, il ne nous parle pas que des cas insolubles, mais aussi des victoires, des fiertés, comme „Buchstabensätze“ pour „les phrases“, dans „Les phrases se plantaient comme des tiges d’acier“. „Sätze“ ne suffisait pas. Le mot choisi est plus compact, plus fort. Il est à la hauteur du ressenti. Même cas pour le titre : „Panzerung“, le blindage.

Des trahisons ? Non, justement pas ! Le mot n’est pas au centre. C’est l’émotion qui prime. L’ouvrage subit une réécriture. Pierre Lepori lui dit lui-même: les traductrices et les traducteurs sont des autrices et des auteurs.

Tandis qu’en arrière-fond, j’entends les intervenants parler de leurs traductions futures ou du moins de leurs traductions rêvées, me revient à l’esprit cette phrase lue récemment : „Ne m’avait-on pas enseigné qu’écrire était une manière de lire, lire une manière d’écrire ?“ En tout cas, j’ai désormais la certitude que traduire est une manière d’écrire et une manière de lire.




Peut-on parler de créolisation de la littérature suisse?

Quand on lit un texte écrit dans une autre langue, on a tendance à ne pas se poser de questions sur le rôle que joue le traducteur dans l’élaboration de l’oeuvre. La dernière chose qu’on fait, en lisant un nouveau roman, c’est de regarder le nom du traducteur. Son travail est d’habitude perçu comme un métier artisanal et technique plus que créatif. Cependant, on est bien d’accord que c’est lui qui, sur un nouveau terrain linguistique, peut assurer le succès du livre ou le mener à l’échec. En passant du code d’une langue à celui de l’autre, le traducteur transporte vers une autre réalité culturelle, où il fait face au défi de rester fidèle au texte original tout en l’adaptant à la réalité étrangère.

Cette tension entre le texte original et la traduction change quand un auteur bilingue décide de rédiger lui-même une œuvre en deux langues ou de traduire son propre texte déjà écrit dans une autre langue. D’une part, il est libre de modifier son texte, de changer sa structure ou d’approfondir certains passages. Mais peut-on alors encore parler d’auto-traduction ou plutôt d’un nouveau texte dans une autre langue?

C’est là une des questions qui ont été abordées hier lors d’un entretien entre la traductrice Lydia Dimitrow et deux écrivains bilingues franco-italiens, Silvia Ricci Lempen et Pierre Lepori. Ils ont évoqué les principaux défis qu’ils affrontent lors de la rédaction de leurs textes, les façons de se traduire, ainsi que des situations où ils préfèrent faire appel à des traducteurs. 

L’auto-traduction est un phénomène complexe. Parfois, les deux versions apparaissent avec un écart de temps plus ou moins important; parfois, il s’agit de la traduction d’un texte publié il y a longtemps. De l’extérieur, on ne connaît pas toujours la raison pour laquelle un auteur a initialement préféré telle langue à telle autre.

Silvia Ricci Lempen insiste sur le fait que parfois, quand elle travaille sur un nouveau texte, elle peut alterner entre ses deux langues et rédiger un passage en français tandis que l’autre sera en italien. Cette approche lui permet de déboucher sur une rédaction finale de deux „textes originaux“ qui peuvent connaître des variations importantes au niveau de la structure et du contenu. L’autrice affirme que « l’univers linguistique », les particularités du milieu où se passe l’histoire, l’âge des personnages sont si différents selon le code culturel français ou italien que pour atteindre la réalisation de son idée, elle est parfois obligée de réinventer complètement des éléments de l’histoire. Ce ne sont pas seulement les différences linguistiques qui imposent ces changements, mais surtout les différences culturelles qui doivent être prises en considération. 

Sa position est entièrement partagée par Pierre Lepori qui a l’habitude de dresser l’histoire principale en une langue et de la traduire ensuite vers l’autre, avant de passer à une rédaction plus détaillée de chaque version séparément. À la fin, les lecteurs découvrent deux textes avec une base commune, mais qui sont différents dans leur développement : chacun d’eux est un original. Parfois, entre les publications, il y a un décalage temporel considérable et l’auteur n’a plus la même vision du sujet qu’autrefois ou pense avoir trouvé une meilleure façon de toucher ses lecteurs.

Les deux auteurs, qui se connaissent et s’apprécient, tombent d’accord qu’il n’est pas toujours possible de trouver, dans des cultures différentes, des équivalents linguistiques qui évoqueraient chez les lecteurs des sentiments identiques. Selon eux, la tâche la plus difficile est d’intégrer de façon compréhensible des éléments d’une culture dans un univers linguistique étranger. La solution de Silvia Ricci Lempen est radicale. Au lieu de garder un passage difficilement explicable ou d’essayer de rajouter un commentaire, elle propose de l’enlever entièrement  ou le déplacer  à un autre endroit où il pourrait être mieux intégré. En modifiant la structure de son texte elle amène son lecteur à découvrir de nouveaux chemins.

Silvia Ricci Lempen avoue également que parfois elle choisit d’écrire son nouveau livre non pas en italien, qui est sa langue maternelle, mais en français, qui est sa langue de scolarisation. Cela lui permet de prendre de la distance, de choisir une autre posture par rapport à un sujet sensible, et de rédiger ainsi une „œuvre littéraire“ au lieu d’un cri du cœur.

Une autre question abordée lors de l’entretien porte sur la possibilité pour la littérature suisse de subir une „créolisation“.  Comme la Suisse est un pays au moins quadrilingue, peut-on parler de métissage linguistique au sein d’un texte chez les écrivains plurilingues? Les positions de deux auteurs divergent et la réponse reste ouverte. L’explication selon eux peut se trouver dans la différence de la maîtrise linguistique. Pierre Lepori par exemple, après avoir vécu une grande partie de sa vie adulte en Suisse romande, a développé un sorte de phénomène à la Nabokov: dans son français, appris à l’âge adulte, comme il le dit, il n’a pas atteint la perfection qu’aurait un locuteur natif, tandis que son italien après de longues années de vie à l’étranger a commencé à perdre l’habileté d’autrefois.  Pour cette raison, Lepori exprime plus d’ouverture à toutes sortes d’expériences avec les langues. Silvia Ricci Lempen, quant à elle, a vécu une expérience linguistique et socio-culturelle très différente, ce qui montre peut-être sa réticence à ce sujet. Parfaitement bilingue, elle  revendique deux langues maternelles qui forment deux univers linguistiques distincts, dont elle a envie d’explorer et d’exploiter les spécificités à fond.