François-Henri Désérable: «Mon écriture est ma liberté»

Dans votre dernier roman, Mon maître et mon vainqueur, paru aux Éditions Gallimard, vous dites « explorer la passion amoureuse » entre Tina et Vasco, alors même que Tina est en couple avec Edgard, le père de ses jumeaux. Il me semble que le personnage de Tina est plus complexe, et suscite par moment des interrogations quant à ses sentiments envers Vasco. Peut-on réellement nommer leur relation une « histoire d’amour » ? 

Oui, la première acceptation de l’amour est celle du Christ, les souffrances endurées par le Christ, donc il y a toujours cette idée que la passion vient avec son lot de souffrance. C’est une histoire d’amour impossible entre deux personnes qui s’aiment à un moment où ils ne sont absolument pas censés s’aimer.  

Mais alors, que voulez-vous dire lorsque vous renvoyez Tina à l’irréversible de son destin à partir du moment où elle a deux enfants et un mariage à planifier avec Edgard ? 

Elle fait un sacrifice d’amour pour un autre qu’elle estime, peut-être pas passionnel, mais passionnant, l’aventure familiale peut tout à fait être passionnante. Je ne veux pas me faire le contempteur de l’amour paisible et nonchalant. Elle renonce à une passion incandescente au profit de la vie de famille qu’elle mène avec un homme qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, même si le narrateur se moque un peu de lui.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce narrateur dont on ne sait pas grand-chose ? 

Son nom n’est pas mentionné, il se livre très peu, donne quelques informations sur sa vie personnelle, notamment à la toute fin, lorsqu’il se rend au mariage et parle de son propre mariage, et disons que c’est tiré de mon histoire personnelle. Il y a beaucoup de moi dans chaque personnage, c’est à la suite d’une histoire d’amour que j’ai commencé à écrire ce roman. Il y avait une nécessité à écrire ce livre, je ne sais pas s’il y a une nécessité à le lire. Je n’arrivais pas à fixer mon esprit sur quoi que ce soit d’autre que le chagrin. Par conséquent, j’ai essayé de transformer tout ça en littérature, j’ai commencé par écrire des poèmes, puis je me suis ravisé. Je les ai insérés dans de la prose.

J’ai été interpellée par l’idée de faire jouer à votre narrateur un rôle d’intermédiaire entre les poèmes de son ami Vasco et le juge sur le bureau duquel ceux-ci se retrouvent après le suicide raté de Vasco. Pourquoi ce choix ? 

Je voulais explorer toutes les facettes de la passion amoureuse, si je m’étais contenté de raconter cette passion à travers le prisme d’un seul personnage, et bien, je n’aurais qu’une seule version de l’histoire, et là d’avoir un narrateur qui est l’ami de l’un et de l’autre, qui est presque un narrateur omniscient me permettait d’explorer les multitudes facettes, les milles ramifications de la passion.

Mais dès lors, puisque le récit de l’histoire est relégué à une tierce personne, peut-on se fier à la parole du narrateur ? 

Oui et non. Il y a ce qu’il dit au juge, et il y a aussi ce qu’il dissimule – et que le lecteur sait- pour ne pas porter préjudice à son ami, Vasco. Et ça me permet de m’amuser avec le lecteur, de créer une connivence avec le lecteur. 

À la fin du roman, quelques minutes avant de se marier, Tina décide de se couper les cheveux très courts, puis son père prend la décision de tondre le reste. Quelle est la signification de cette action ? 

Moi, j’ai pensé à deux choses, lorsque Tina se tond les cheveux, juste avant son mariage. J’ai pensé deux choses, j’ai pensé à Frida Khalo, qui se rase la tête également après avoir appris l’infidélité de Diego Rivera avec sa sœur – d’ailleurs, il y a un tableau très célèbre de Khalo où elle se représente en train de se couper les cheveux. Et puis la deuxième occurrence est de Rimbaud, après la mort de sa sœur, il se rase la tête et arrive à son enterrement, sans les cheveux. J’ai pensé à Rimbaud et à Kahlo, c’était un moyen symbolique pour Tina de rompre avec le passé très proche, de se détacher, de s’amputer. 

Vous abordez dans votre livre le thème de la « clairvoyance » à travers le tableau de Magritte. J’aurais aimé savoir si cette idée peut également être appliquée à la poésie ?

C’est vrai que ce tableau de Magritte, je le trouve fascinant. Magritte représente un peintre qui est devant son chevalet, et le peintre peint un oiseau aux ails déployés, devant lui, il y a un œuf. Ce que veut nous montrer Magritte, c’est que le peintre est voyant en quelque sorte. Il voit l’œuf mais peint l’oiseau, c’est-à-dire les conséquences de l’œuf. Et Rimbaud a écrit un poème « Lettres du voyant » dans lequel il considère que le poète est voyant. Peut-être qu’on peut dire que le poète est voyant, je ne sais pas. Le peintre l’est peut-être davantage que le poète. Mais disons que le poète, ou bien l’écrivain, est celui qui voit le monde avec sa propre singularité et qui parvient à la mettre en mots avec une voix qui lui est propre et reconnaissable entre toutes.

Il me semble que vous accordez une importance à la récitation de poèmes à l’oral. D’ailleurs, votre personnage Tina se récite des poèmes tous les matins. Quel est votre point de vue sur la perte de l’apprentissage par cœur de poèmes ? 

C’est vrai qu’on n’apprend plus tellement de poésie aujourd’hui, et on n’en lit plus. Je crois qu’en vérité, la poésie imprègne toujours nos vies, elle est passée dans la chanson aujourd’hui, des chanteurs comme Benjamin Biolay, Vincent Delerme sont avant tous des poètes. La poésie se trouve ailleurs.

Y a-t-il des situations de nos jours dans lesquelles l’usage de quelques vers aurait une utilité particulière ? 

Oui, ce qui m’a frappé, c’est le livre de Primo Levi « Si c’est un homme », écrit en italien. Levi a été déporté à Auschwitz; dans son livre, il raconte que les nazis avaient pu tout lui prendre, sa maison, son travail, ses amis, sa famille, jusqu’à sa dignité, puisqu’il se trouvait en pyjama rayé en plein milieu d’une plaine en Pologne. Pendant que la plupart de ses compagnons étaient gazés, il disait : « il n’y avait qu’une chose qu’on ne pouvait pas me prendre, c’était la poésie ». Pour tenir, il se récitait des poèmes, et c’est quelque chose qui m’a vraiment frappé lorsque j’avais dix-huit ans: dans l’horreur la plus absolue, la poésie pouvait vous permettre de tenir, vous sauver. Alors dans une moindre mesure, je pense que la poésie peut être salvatrice, et dans les temps morts de l’existence, si vous connaissez des poèmes, vous pouvez vous les réciter, de sorte que vous êtes toujours peuplés de mots, de vers, et tout cela peuple votre imaginaire. Et moi j’apprends beaucoup de poèmes par cœur. Cela m’est venu en voyageant seul, en ayant le temps de m’adonner à des choses aussi futiles, il y a quelques années. Lorsque je me promène seul, je me récite des poèmes, mais également de la prose, de sorte que je ne suis jamais seul, je suis en très bonne compagnie avec moi-même, puisque j’ai intégré un certain nombre de textes d’écrivains et d’écrivaines que j’aime bien. J’en apprends en anglais, en italien et en latin dont celui de l’empereur Hadrien qui se trouve dans la préface des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar.

D’où vous est venue l’idée d’illustrer votre récit avec des photographies, telle que la lettre d’amour avec des empreintes de baisers que Tina adresse à Vasco ? 

Il me semble que la photographie dans le roman renforce l’effet de réel que l’on souhaite donner à la fiction. Par exemple, je raconte que Vasco vole le cœur de Voltaire, qui se trouve dans le socle de la statue de Voltaire à la BNF – je raconte ce vol et lorsqu’à la fin du chapitre, je mets une photo de la statue de Voltaire avec les fameuses lunettes de piscine, eh bien le lecteur se demande, est-ce vraiment de la fiction ? Ce qui m’intéresse c’est que la fiction nous paraisse réelle au point que les frontières soient brouillées entre le réel et la fiction. Pour ce qui est de la lettre, c’est une lettre fictive, je l’ai écrite et j’ai demandé à une de mes amies d’imprégner la lettre de marques de ses lèvres. 

Une dernière question un peu triviale si vous le voulez bien, pourriez-vous vivre sans écrire ?

Oui, sans doute, je crois que ce à quoi j’accorde le plus de prix, c’est la liberté. Il se trouve qu’écrire me permet de jouir d’’une certaine liberté: s’il me fallait à tout prix prendre le métro le matin pour aller dans un bureau costumé et cravaté pour m’adonner à l’écriture de neuf heures à dix-sept heures, je ne crois pas que je serais écrivain. J’ai commencé à écrire parce que j’accordais beaucoup de prix à ma liberté. Mais le problème, c’est que je ne pourrais pas me passer de la lecture, ça c’est certain, je lis davantage que j’écris. Et le problème est que la lecture de bons livres me donne envie d’écrire. La lecture de bons livres est un combustible de bûches que je mets dans la cheminée pour relancer le feu qui me donne envie d’écrire. Et donc je serais malheureux, si jamais suite à mes lectures je n’étais pas en mesure d’écrire. Mais je pourrais me passer de l’écriture davantage que de la lecture. 

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