Voyage à travers l’Aar

Me revoici au bord de l’Aar, cette fois-ci avec Marion Graf. De langue maternelle française, elle passe son bac à la Chaux-de-Fonds et étudie les langues anciennes. Durant son gymnase elle se passionne pour les langues et commence à étudier l’italien et l’anglais.  Elle s’intéresse ensuite au russe et son mystérieux alphabet. Le monde soviétique était encore fermé à cette époque (sous Brejnev) et donc intriguant. Les langues la font voyager et s’ouvrir au monde. Elle étudie à l’université de Bâle et tombe amoureuse de la ville. C’est là qu’elle apprend le russe et l’espagnol. Elle étudie également Voronej.

Nous discutons de ce qu’est une bonne traduction. Elle doit conserver l’émotion du texte original. Par exemple, si l’humour fonctionne en traduction, c’est le signe qu’elle est réussie. D’ailleurs, Marion Graf s’intéresse tout particulièrement à l’humour et à l’ironie.

Nous évoquons les difficultés qu’elle rencontre. Le vocabulaire peut effectivement être complexe à retranscrire. Il y a aussi certaines notions, spécifiques à une langue, qu’il est difficile de traduire en français sans heurter le lecteur. Quand elle traduit du russe, elle fait face à un problème ethnographique. Comment expliquer – en français – un terme russe sans pour autant alourdir le texte d’un éclaircissement encyclopédique ?

Les répétitions posent problème lorsque l’on traduit de l’allemand, qui les aime alors que le français les évite. Il faut donc comprendre le but des répétitions et aussi l’effet qu’elles ont lors de la lecture avant de les traduire. Il n’est pas nécessaire de les retranscrire si cela heurte trop le français. Parfois il faut oser certaines choses et parfois se retenir, c’est là que réside le défi du traducteur.

Marion Graf varie sa façon de traduire selon le genre. Si c’est de la poésie, elle aime la lire dans tous les sens avant de s’attaquer à la traduction. Si c’est de la prose, elle aime avancer au même rythme que le lecteur en faisant une traduction au kilomètre pour y revenir par après. Elle aime procéder ainsi car cette méthode rend la traduction vivante. Elle préfère rester en surface pour ne pas se laisser d’emblée emporter par l’intrigue.

Marion Graf ne se laisse relire par l’éditeur qu’une fois le travail terminé car lors de la traduction, tout est éparpillé, en brouillon, et change à chaque nouvelle page traduite. La traduction n’est jamais vraiment achevée, elle évolue constamment.

Pour traduire un auteur, il faut avoir de l’estime pour celui-ci. Si on ne l’aime pas, c’est très désagréable, comme de passer des vacances avec des personnes que l’on déteste. Marion Graf ne veut pas forcément rencontrer les auteurs qu’elle traduit car la littérature et le texte doivent se suffire à eux-mêmes, sans quoi il y a un problème dans l’écriture.

Les traducteurs de sa génération sont contactés par les éditeurs qui leur commandent des traductions. C’est également de cette façon qu’elle fonctionne. Cependant elle m’informe que le vent change de direction et que, de nos jours, ce sont plutôt les traducteurs qui contactent les éditeurs avec leur projet de traduction.

Marion Graf trouve qu’être traductrice est un très beau métier, enrichissant pour le développement personnel. Les choses ne se répètent jamais. Des rencontres ont lieu avec les textes et parfois avec les auteurs eux-mêmes. Le traducteur est confronté aux frontières de sa langue et doit donc repousser les limites linguistiques.

L’aspect politique de la traduction n’est pas à négliger. Qu’implique le passage d’un texte par-dessus les frontières culturelles ? La traduction peut être au cœur de affaires politiques et sociales. Elle touche donc bien plus qu’au seul domaine de la littérature.

Tobie Quartenoud

Ce que peut la littérature face à notre présent

Exploration du flux de Marina Skalova, c’est une grosse vague qui vient à la fois balayer l’actualité politique, sociale et littéraire. En traitant de la migration et de la manière dont les médias transmettent les informations, il ne s’agit pas uniquement d’interroger le présent mais également d’expérimenter l’«écrire maintenant» : comment user habilement du langage et questionner les mots que l’on met sur les événements lorsqu’on est soi-même soumis à ce réel ?

Une œuvre littéraire avant tout

Lorsqu’on demande à Marina Skalova si son texte possède une dimension pamphlétaire, elle nous répond que tout travail sur la langue se veut autant artistique que socio-culturel : «Bien sûr qu’il y a un point de vue à partir duquel j’écris», affirme-t-elle, mais c’est la forme qui sert au propos et non l’inverse. La forme tente de répondre à la question qu’elle pose, à introduire le trouble en mélangeant les voix, en laissant dériver les phrases jusque vers l’absurde. Le texte glisse, dérape et traduit le flux car «la vie est flux», elle est mouvement, écoulement et il faut tenter de lutter contre le tarissement, il faut empêcher que la verve s’assèche.

Pas seulement le langage, aussi le corps

Au-delà du flux médiatique ou migratoire, il y a avant tout le flux sanguin, première source de vie. Lorsqu’une artère se bouche, on peut soit constater l’obstacle, soit dévier la course. Avec les mots c’est pareil, on peut figer un sens, remobiliser toujours la même lecture des termes ou on peut réinventer un langage et montrer que l’on se sent concerné : (se) mettre des frontières, explique Marina Skalova, c’est en quelque sorte «signer un arrêt de mort». Les médias ont cette tendance à hiérarchiser les informations, à choisir la proximité comme critère d’intérêt et à évacuer les eaux qui ne nous concernent pas directement. Exploration du flux tente de remettre du corps dans les mots, de décristalliser le langage en appelant à l’empathie puisque la détresse de l’autre nous renvoie à nos propres limites : «La colère se transforme en paralysie». Lorsque la singularité se dissout, annihilée par l’afflux des propos sur les réseaux sociaux, par la langue, c’est le corps qui la fait resurgir et engendre une nécessité personnelle de dire.

Prendre la parole

Lorsqu’on aborde le rôle de l’art, de la littérature, c’est le mythe de l’intellectuel engagé, celui qui éveille les foules à la simple force de ses mots, qu’évoque l’auteure. On croit souvent – on veut y croire en tout cas – qu’il «suffit de prendre la parole» pour faire changer les choses mais ce n’est jamais aussi simple que ça. «Les mots ne seront jamais assez forts pour être à la hauteur de ce qui est en train de se passer aujourd’hui». La configuration du texte en deux parties prend tout son sens et reflète les différentes phases de création : l’une pour parler et pour renvoyer le lecteur à ses propres responsabilités, et l’autre – séparée par le silence et la prise de recul – pour constater «l’incapacité de poursuivre ce texte en raison de la violence de ce qui est arrivé, l’impuissance des mots».

Florine de Torrenté

L’art de traduire

J’ai eu le privilège d’interviewer Luzius Keller à l’ombre d’un arbre, assis sur un banc au bord de l’Aar. Luzius Keller est de langue maternelle allemande. Il a étudié les langues romanes à l’université. Dès son plus jeune âge il était en contact avec plusieurs langues, le romanche et l’italien notamment. Passionné par les langues, il choisit de s’orienter vers la littérature.

Luzius Keller arrive à la traduction à travers l’enseignement. Souvent il demande aux étudiants de traduire un texte avant de l’interpréter. Il faut rentrer en profondeur dans le texte, être précis, analyser la syntaxe et s’arrêter sur chaque mot et être sûr de les comprendre. Pour traduire, il ne faut pas se fier à sa seule compétence linguistique mais au contraire user et abuser du dictionnaire pour éviter tout malentendu, pour tout vérifier afin de saisir le plus correctement possible l’intention de l’auteur.

Nous discutons ensuite du processus de traduction. Il faut lire et relire, même lire à voix haute pour entendre la musicalité et le rythme du texte, que ce soit en poésie ou en prose. La traduction est avant tout un travail de lecture en profondeur du texte. Il est nécessaire de capter l’intention de l’auteur dans un premier temps avant de pouvoir s’attaquer à la traduction.

Nous abordons ensuite la traduction de Proust. Il y a de grandes difficultés de vocabulaire et de syntaxe. Les phrases sont très longues et commencent souvent par plusieurs subordonnées avant que la principale apparaisse. C’est une possibilité que la langue allemande n’offre pas. Il faut trouver des astuces pour respecter ce type de syntaxe. Chez Proust, la pointe, généralement un nom, est à la fin de la phrase. Dans les propositions en allemand, c’est le verbe qui est à la fin, il est donc très difficile de retranscrire exactement la même chose. Luzius Keller veut traduire tout en respectant la langue allemande et c’est un point qui lui tient à cœur. Il essaie de rendre au lecteur germanophone ce que le lecteur francophone ressent lors de sa lecture. C’est une impression générale qu’il faut faire ressentir, un tout.

Luzius Keller s’est intéressé à Proust un peu par hasard. Ce sont d’abord ses professeurs qui lui l’ont enseigné. Plus tard, il fait de même avec ses étudiants, il leur propose des exercices de traduction de Proust qu’il publie dans la NZZ. L’éditeur Suhrkamp lui demande de continuer ce projet et Luzius Keller s’attaque à cette entreprise de grande envergure. Il apprécie Proust mais n’aurait pas forcément voulu le rencontrer en personne. « Pourquoi le rencontrer ? » me demande-t-il. Le texte doit se suffire à lui-même, c’est de la littérature.

Luzius Keller me parle ensuite d’un recueil de Chappuis auquel il a participé en traduisant ses poèmes, qui ressemblent à des haïkus, en allemand. La forme est complexe à respecter car en allemand il est difficile d’être aussi bref qu’en français. Il y a donc un problème visuel qui s’ajoute pour le traducteur. Selon Keller l’œil lit aussi et le visuel est important, que ce soit en poésie ou en prose.

Je trouve son approche de la traduction fascinante car il s’intéresse réellement à la langue et non à  l’auteur. Il la traite avec beaucoup de soin et affirme que la traduction est bien plus qu’un simple texte traduit ; elle apporte une ouverture sur la façon de penser. Proust lui a ouvert les yeux sur des choses humaines et esthétiques. La psychologie proustienne est un vrai univers auquel on adhère ou pas, mais qui nous force à réfléchir.

Tobie Quartenoud

Comme un air d’apocalypse

« Si, comme le Vésuve à Pompéi, Fessenheim avait été un volcan, c’est dans cette frénésie immobile que la nuée nous aurait tous saisis. » Les cendres auraient matérialisé l’ampleur de la radioactivité, invisible conséquence de la catastrophe nucléaire.

C’est d’une certaine manière ce qui s’est produit aujourd’hui midi, au Stadttheater de Soleure. Le programme annonçait « Thomas Flahaut – Lecture musicale ».

La solitude habituelle de la lecture a fait place à la multitude, et le silence au bruit : la voix de Thomas, la guitare d’Antoine, son frère, et les spectateurs réunis pour les écouter. Ostwald, pour l’occasion, devient Quitter Pompéi, plus poétique, plus musical dirons-nous. Les répétitions, les reprises que l’écrit a tendance à condamner y sont mises à l’honneur. La lecture de Thomas les appuie et les nuance, leur donne une dimension nouvelle, déconstruit par moments la phrase pour la reconstruire plus tard, au rythme de sa main qui – comme un chef d’orchestre – ne cesse de battre la mesure.

En plus de se matérialiser sur la scène, le texte se transforme en dialogue. La guitare s’arrête par instants et laisse résonner les mots, seuls. D’autres fois, c’est l’inverse. D’autres fois encore, les deux coexistent et composent un texte inédit, renforcé par la collaboration des mots et des notes.

Les mains d’Antoine courent sur le manche de sa guitare électrique. Elles l’abandonnent parfois un instant et s’approchent du sol, bidouillent l’une des nombreuses pédales d’effet qui jonchent les pieds du musicien, puis regagnent les cordes. Ce va-et-vient est loin d’être anodin. Mieux que ça, il est essentiel. Tantôt il mime le monde, reproduisant le hurlement de l’alarme annonçant l’évacuation de Belfort ; tantôt il construit l’espace, prend le relais de l’imagination du lecteur et figure, musicalement, l’ambiance apocalyptique d’un Est français catastrophé.

Quelques incidents techniques ponctuent la performance des frères Flahaut. La balance des volumes n’est pas optimale, des interférences venues d’on ne sait où perturbent l’uniformité du son, quelques larsens se font entendre. Thomas s’arrête, énervé, la tension est palpable. Il demande à l’ingénieur du son de faire quelque chose, reprend sa lecture ; la tension demeure. C’est alors que je me rends compte de ce qui vient de se passer. Dans le microcosme du Stadttheater de Soleure, la micro-catastrophe technique vient de reproduire, toutes proportions gardées, la catastrophe de Fessenheim. Le public est irradié et c’est dans un climat post-apocalyptique – le meilleur possible – que retentiront désormais les mots de Thomas Flahaut.

Ostwald : Élargir les failles du monde

Il est un peu plus de onze heures sur la Kreuzackerplatz de Soleure. Les cloches d’une église, de l’autre côté de l’Aar, résonnent encore. C’est dans ce cadre idyllique que Thomas Flahaut s’apprête à répondre à mes questions relatives à la catastrophe nucléaire dépeinte dans Ostwald.

Le récit s’ouvre sur les paroles d’Iggy Pop – I am the passenger, I stay under glass. Tout le programme poétique d’Ostwald, me dit Thomas Flahaut, réside dans cette citation. Noël – le narrateur – est le passager de sa propre vie, désaffecté comme l’est l’usine d’Alstom dans le prologue. Vidé par le monde, il porte en lui l’héritage de sa classe sociale, la classe ouvrière. Peuplé d’écrans en tous genres, Ostwald prend littéralement place under glass. Thomas Flahaut a d’ailleurs voulu son texte plat comme un écran de cinéma, composé de courts chapitres qui composent autant de plans.

Je continue en évoquant la symétrie du récit entre l’avant et l’après catastrophe. Serait-elle déjà présente avant même d’avoir eu lieu ?

“ La catastrophe est déjà là, on a déjà les pieds dedans.“

C’est celle de la désindustrialisation, qu’on a tendance à oublier et que vient raviver l’explosion de la centrale de Fessenheim, dont le rôle est en réalité secondaire. Il s’agit plutôt de parler de la destruction d’une famille par la société.

La question suivante porte sur le titre. Pourquoi Ostwald ? Thomas Flahaut m’avoue n’y être jamais allé.

„Je voulais qu’elle reste rien pour moi.“

Ostwald doit rester un mystère, comme l’est le père. Et l’histoire tourne autour d’espaces vides, un vide autour duquel gravite le monde. Ostwald, c’est aussi la « forêt de l’Est », puisque le roman raconte comment la ville, et par extension le monde, devient forêt.

L’entretien se poursuit sur une citation : l’usine Alstom, abandonnée, pourrit dans Belfort « comme un fantôme du passé ou un avant-goût de l’avenir ». C’est l’occasion pour moi d’aborder la temporalité du récit. Initialement, Thomas Flahaut l’avait rédigé au passé composé, laissant le présent s’imaginer et se dessiner en creux.

„Le présent est d’abord une astuce stylistique et littéraire.“

D’un autre côté, le récit est tourné vers un avenir que Noël est en mesure de prédire. La catastrophe déjoue ainsi le paradoxe temporel. Aussi bien passée que future, elle devient omniprésente.

J’essaie d’ancrer Ostwald dans le paysage littéraire contemporain. Il y a peu, Alexandre Gefen publiait Réparer le monde, un essai dans lequel il développe l’aspect « thérapeutique » de la littérature. Y-a-t-il, dans Ostwald, une volonté de réparation, de remédiation d’un mal déjà commis ?

„C’est pas un texte qui répare, c’est plutôt un texte qui regarde les failles et qui tente de les creuser, de les élargir. C’est un texte qui met du sel dans les plaies, qui fait mal au monde à défaut de le réparer.“

L’entretien touche bientôt à sa fin ; quelques ultimes questions s’enchaînent. Ostwald décrit un univers marginal, celui de la friche industrielle, celui du Bas-Rhin et de la ruralité ; est-ce qu’un Parisien aurait pu l’écrire ?

„Non, ou alors ça aurait été une imposture de le faire. Je n’aurais pas lu avec beaucoup de bienveillance un texte écrit par un Parisien. J’ai peut-être tort, mais je crois que ça a un sens d’écrire ce type de texte quand on vient d’où je viens.“

Ce sera le mot de la fin. Nos chemins se séparent sous un soleil toujours de plomb. Je rejoins le bureau de presse tandis que Thomas Flahaut se dirige vers le Landhausquai où il lira, à midi, un extrait de son magnifique Herbier d’usine, jamais paru en librairie.

Thomas Flahaut, Ostwald, Éditions de l’Olivier, 2017.