Comme un air d’apocalypse

« Si, comme le Vésuve à Pompéi, Fessenheim avait été un volcan, c’est dans cette frénésie immobile que la nuée nous aurait tous saisis. » Les cendres auraient matérialisé l’ampleur de la radioactivité, invisible conséquence de la catastrophe nucléaire.

C’est d’une certaine manière ce qui s’est produit aujourd’hui midi, au Stadttheater de Soleure. Le programme annonçait « Thomas Flahaut – Lecture musicale ».

La solitude habituelle de la lecture a fait place à la multitude, et le silence au bruit : la voix de Thomas, la guitare d’Antoine, son frère, et les spectateurs réunis pour les écouter. Ostwald, pour l’occasion, devient Quitter Pompéi, plus poétique, plus musical dirons-nous. Les répétitions, les reprises que l’écrit a tendance à condamner y sont mises à l’honneur. La lecture de Thomas les appuie et les nuance, leur donne une dimension nouvelle, déconstruit par moments la phrase pour la reconstruire plus tard, au rythme de sa main qui – comme un chef d’orchestre – ne cesse de battre la mesure.

En plus de se matérialiser sur la scène, le texte se transforme en dialogue. La guitare s’arrête par instants et laisse résonner les mots, seuls. D’autres fois, c’est l’inverse. D’autres fois encore, les deux coexistent et composent un texte inédit, renforcé par la collaboration des mots et des notes.

Les mains d’Antoine courent sur le manche de sa guitare électrique. Elles l’abandonnent parfois un instant et s’approchent du sol, bidouillent l’une des nombreuses pédales d’effet qui jonchent les pieds du musicien, puis regagnent les cordes. Ce va-et-vient est loin d’être anodin. Mieux que ça, il est essentiel. Tantôt il mime le monde, reproduisant le hurlement de l’alarme annonçant l’évacuation de Belfort ; tantôt il construit l’espace, prend le relais de l’imagination du lecteur et figure, musicalement, l’ambiance apocalyptique d’un Est français catastrophé.

Quelques incidents techniques ponctuent la performance des frères Flahaut. La balance des volumes n’est pas optimale, des interférences venues d’on ne sait où perturbent l’uniformité du son, quelques larsens se font entendre. Thomas s’arrête, énervé, la tension est palpable. Il demande à l’ingénieur du son de faire quelque chose, reprend sa lecture ; la tension demeure. C’est alors que je me rends compte de ce qui vient de se passer. Dans le microcosme du Stadttheater de Soleure, la micro-catastrophe technique vient de reproduire, toutes proportions gardées, la catastrophe de Fessenheim. Le public est irradié et c’est dans un climat post-apocalyptique – le meilleur possible – que retentiront désormais les mots de Thomas Flahaut.

Ostwald : Élargir les failles du monde

Il est un peu plus de onze heures sur la Kreuzackerplatz de Soleure. Les cloches d’une église, de l’autre côté de l’Aar, résonnent encore. C’est dans ce cadre idyllique que Thomas Flahaut s’apprête à répondre à mes questions relatives à la catastrophe nucléaire dépeinte dans Ostwald.

Le récit s’ouvre sur les paroles d’Iggy Pop – I am the passenger, I stay under glass. Tout le programme poétique d’Ostwald, me dit Thomas Flahaut, réside dans cette citation. Noël – le narrateur – est le passager de sa propre vie, désaffecté comme l’est l’usine d’Alstom dans le prologue. Vidé par le monde, il porte en lui l’héritage de sa classe sociale, la classe ouvrière. Peuplé d’écrans en tous genres, Ostwald prend littéralement place under glass. Thomas Flahaut a d’ailleurs voulu son texte plat comme un écran de cinéma, composé de courts chapitres qui composent autant de plans.

Je continue en évoquant la symétrie du récit entre l’avant et l’après catastrophe. Serait-elle déjà présente avant même d’avoir eu lieu ?

“ La catastrophe est déjà là, on a déjà les pieds dedans.“

C’est celle de la désindustrialisation, qu’on a tendance à oublier et que vient raviver l’explosion de la centrale de Fessenheim, dont le rôle est en réalité secondaire. Il s’agit plutôt de parler de la destruction d’une famille par la société.

La question suivante porte sur le titre. Pourquoi Ostwald ? Thomas Flahaut m’avoue n’y être jamais allé.

„Je voulais qu’elle reste rien pour moi.“

Ostwald doit rester un mystère, comme l’est le père. Et l’histoire tourne autour d’espaces vides, un vide autour duquel gravite le monde. Ostwald, c’est aussi la « forêt de l’Est », puisque le roman raconte comment la ville, et par extension le monde, devient forêt.

L’entretien se poursuit sur une citation : l’usine Alstom, abandonnée, pourrit dans Belfort « comme un fantôme du passé ou un avant-goût de l’avenir ». C’est l’occasion pour moi d’aborder la temporalité du récit. Initialement, Thomas Flahaut l’avait rédigé au passé composé, laissant le présent s’imaginer et se dessiner en creux.

„Le présent est d’abord une astuce stylistique et littéraire.“

D’un autre côté, le récit est tourné vers un avenir que Noël est en mesure de prédire. La catastrophe déjoue ainsi le paradoxe temporel. Aussi bien passée que future, elle devient omniprésente.

J’essaie d’ancrer Ostwald dans le paysage littéraire contemporain. Il y a peu, Alexandre Gefen publiait Réparer le monde, un essai dans lequel il développe l’aspect « thérapeutique » de la littérature. Y-a-t-il, dans Ostwald, une volonté de réparation, de remédiation d’un mal déjà commis ?

„C’est pas un texte qui répare, c’est plutôt un texte qui regarde les failles et qui tente de les creuser, de les élargir. C’est un texte qui met du sel dans les plaies, qui fait mal au monde à défaut de le réparer.“

L’entretien touche bientôt à sa fin ; quelques ultimes questions s’enchaînent. Ostwald décrit un univers marginal, celui de la friche industrielle, celui du Bas-Rhin et de la ruralité ; est-ce qu’un Parisien aurait pu l’écrire ?

„Non, ou alors ça aurait été une imposture de le faire. Je n’aurais pas lu avec beaucoup de bienveillance un texte écrit par un Parisien. J’ai peut-être tort, mais je crois que ça a un sens d’écrire ce type de texte quand on vient d’où je viens.“

Ce sera le mot de la fin. Nos chemins se séparent sous un soleil toujours de plomb. Je rejoins le bureau de presse tandis que Thomas Flahaut se dirige vers le Landhausquai où il lira, à midi, un extrait de son magnifique Herbier d’usine, jamais paru en librairie.

Thomas Flahaut, Ostwald, Éditions de l’Olivier, 2017.