De janvier à Janvier, fais ce qu’il te plaît

Six mois que Janvier n’avait reçu aucun dossier. Première étape avant qu’ils ne suppriment son poste, il en était persuadé. Pourtant, les semaines avaient passé, et ce qui n’était à l’origine qu’une hypothèse improbable s’était alors imposé comme une évidence : ils l’avaient tout simplement oublié.
« Janvier » était une nouvelle du recueil Une autre vie parfaite. En faire un roman s’est imposé à son auteur, Julien Bouissoux, comme une réponse à l’appel à la vie de son personnage, c’est ce qu’il nous confie lorsque nous le rencontrons sur une terrasse, en aparté du programme soleurois. Ce clairmontois d’origine vit à Berne avec sa famille et apprécie la quiétude que lui offre cet environnement linguistique, des mots qui lui échappent, laissant de la place à la rêverie.

Nous l’interrogeons sur les noms de ses personnages, Janvier et Jean-Chrysostome, qui nous ont laissé-e-s songeur-se-s. Vendredi ou la vie sauvage ? Une référence biblique ? Rien de tout ça ! L’auteur lève le mystère : «Ça sonnait juste. Et puis Jean-Chrysostome, c’est drôle avant d’être biblique.» La simplicité de la réponse étonne et touche, tout comme les anecdotes qu’il nous livre au cours de l’heure qui file en sa compagnie. On imagine sans peine Julien Bouissoux feuilleter dans son bureau les who’s who récupérés lors d’un tri à la bibliothèque de l’Université de Neuchâtel, pour le plaisir.

Au fil de la conversation, des mots reviennent qui tous fleurissent les champs de la liberté, de la sincérité et de l’humilité. Pour lui, impossible de concevoir l’écriture et la lecture sans eux. Et sans une certaine matérialité. Des deux livres de papier posés sur la table, il explique qu’ils le rassurent. Savoir que son fichier de travail vit maintenant une existence indépendante et démultipliée c’est presque une éternité, certainement une sérénité.

Il est pour lui capital de ne pas jouer avec son lecteur, mais il n’hésite pas à nous renvoyer la balle. Il glisse quelques questions à notre attention, transformant l’entretien en échange, et lorsqu’on lui propose de choisir la photo d’illustration de cet article, il s’empare tout naturellement de l’appareil et nous photographie.

Emma Schneider, Charlotte Hebeisen, Julien Philippoz

Bern – Priština : überall

Quand je lis ce que j’ai écrit, mais dans une langue étrangère, c’est comme si j’habitais chez quelqu’un d’autre.
Arben Idrizi, traduit par Anne-Marie Bucquet
 
Depuis 2003, le groupe Bern ist überall mélange arts de la scène et littérature déclamée. La quinzaine de membres défend le plurilinguisme et refuse une hiérarchie des langues. Nous les avons rencontré-e-s pour discuter de leur projet Kosovë is everywhere et du fonctionnement original du collectif.
 
„Trop tôt le matin pour parler français“, nous disent Ariane von Graffenried et Guy Krneta.
Trop tôt pour parler allemand. Le compromis à la fribourgeoise – chacun s’exprime dans sa langue – permet eine schöne Mischung, et nous plonge directement, avant même la première gorgée de café partagée, au cœur de ce qui relie le collectif Bern ist überall : la rencontre des langues, l’oralité et les différences au sein d’un réseau d’artistes. La présence disparue, pas de livre pour la retracer. L’expérience ne peut continuer que dans les sillons d’un CD. Objet que nous tend Guy Krneta et que tous les deux accompagnent de leur enthousiasme. Il s’agit de leur dernier projet : la rencontre entre des auteur-e-s suisses et kosovares. Ce projet illustre parfaitement l’envie du collectif de développer des tactiques pour apprivoiser l’autre, investir un espace de compréhension entre les langues. Sur scène, lieu où prennent vie les créations du collectif, le décodage des mots n’a plus de nécessité; une compréhension passe par la voix, la présence des corps et les mots qui rythment la musique.
On s’adresse aux yeux et aux oreilles. Pour ce qui est des yeux seuls, aux alentours du collectif, chaque auteur-e a ses propres pratiques d’écriture, sa personnalité littéraire et ses projets – roman, théâtre, poésie, musique –, mais les limites ici encore ne sont pas hermétiques, au sein du collectif, l’aveux se fait sourire aux lèvres, « on a légalisé l’emprunt et la parodie ». Si les textes appartiennent à celui ou celle qui leur a donné naissance, ils grandissent au contact des autres membres, au-delà des limites et des frontières, les voix s’emmêlent, sonnent et résonnent überall.
 
Charlotte Hebeisen, Julien Philippoz, Emma Schneider​