Promenade à la Künstlerhaus

Si vous passez par la Schmiedengasse, vous tomberez sur une petite maison à la vitrine joliment décorée. Un personnage annonce dans une bulle : JARDIN. En poussant la porte de la Künstlerhaus, on découvre l’univers d’Albertine, entre ses fleurs aux couleurs vives et les longues créatures qui traversent ses dessins. Visite de l’exposition avec Agathe et Louise.
Au rez-de-chaussée, on découvre suspendus deux jardins séparés par un mur de briques : d’un côté, un homme tond sa pelouse impeccablement entretenue, de l’autre un jardin aux mille plantes colorées s’épanouit. Dans un autre cadre, un homme et une femme sont réunis dans une clairière : ils se regardent, la robe blanche se détache de l’ombre nocturne des arbres. Il y a chez Albertine cette attention à l’individu, cette écoute du personnage qui même au milieu de l’imagination foisonnante de l’illustratrice sort du décor et semble interpeller le spectateur. Plus loin, les fleurs et les végétaux se font plus rares, ce sont des étendues d’eaux monochromes, mais on y trouve toujours un homme, qui se baigne ou contemple, assis sur un rocher, ces espaces solitaires. Albertine elle-même affirme que son projet est né de cette volonté de placer ses personnages dans des postures méditatives, seuls face au monde, dans une attitude communicative de tranquillité et de réflexion. Et effectivement, on se prête à inventer des pensées aux petits hommes colorés, quand ce n’est pas toute leur vie.
Depuis les jardins d’Albertine, on emprunte l’étroit escalier qui craque pour se retrouver embarqué dans de bizarres rondes en noir et blanc qui rappellent l’univers de Jérôme Bosch. On se touche, on se serre, on se chevauche, l’homme aux bras-visages, dans le coin d’un cadre deux petits personnages enfantins étrangement reliés par une corde, là-bas une femme à trois têtes barbues. On traverse la salle en compagnie de ces êtres de cauchemar, à la fois effrayants mais d’une étrange familiarité qui nous les rendrait presque attachants. Ce sont toujours les détails qui attirent l’œil, des jeux décalés auxquels se prêtent certaines chimères jusqu’à la forme de leurs chaussures (il n’y en a pas deux semblables !).
On termine au troisième étage par une collection plus personnelle et hétéroclite, avec des portraits de Germano Zullo, des petits dessins qui se déplient des carnets de l’illustratrice, sur l’un la reproduction de la Vénus d’Urbin de Titien, sur l’autre la répétition de motifs abstraits bleu et rouge. La diversité des exercices présentés fait écho à l’œuvre d’Albertine, florissante, parfois surprenante, et dont l’originalité parvient toujours à trouver son chemin vers le spectateur. C’est avec regret que l’on quitte la charmante Künstlerhaus et son escalier poétique, encore un peu étourdies par cette promenade dans les jardins d’Albertine.

Agathe Herold & Louise Moulin

Dans les jardins d’Albertine et de Germano Zullo

« On a commencé par être amoureux puis on a réuni nos deux univers » explique Germano Zullo ; deux univers qui fusionnent et portent une idée surgie au milieu d’eux, « comme un troisième personnage ». Leur travail consiste à la servir au mieux, grâce au dialogue maîtrisé entre le texte de Germano et l’image d’Albertine. La co-création se poursuit étape par étape, du scénario à l’illustration, entre indépendance et consultation mutuelle. Ce qui n’empêche pas les imprévus, nuance Albertine : « C’est toujours une surprise. Il doit accepter ma propre image. On se surprend dans la vie mais aussi dans l’art, en tant que créateurs. »
Au centre de leur travail se trouve un processus constant d’adaptation à l’autre. Alors que Germano, plus introspectif, a besoin de temps, il arrive qu’Albertine s’emporte, mue par « l’exaltation du livre, du faire ». Les discussions permettent alors de trouver une voie commune, mais aussi d’équilibrer les approches. Dans l’universalisme de Germano, pour qui « tout est essentiel », les dessins d’Albertine aident à faire le tri. Il s’agit d’encourager l’autre tout en le tempérant, dans l’ambition commune de raconter.
Raconter, certes, mais pas expliquer. Ils ne font pas de pédagogie, « ne jouent pas les démiurges, ne dominent par leur propos ». Albertine et Germano acceptent et revendiquent même le fait qu’une partie du sens leur échappe. Chaque œuvre, phrase ou image ne porte pas de message mais se veut au contraire une proposition à partir de laquelle chacun peut réfléchir et construire du sens. Au public de s’approprier l’art en formulant à la fois les questions et les réponses. Tout s’y prête, au fond. Ce que les personnages vivent est intense, à la fois terriblement singulier et universel : une femme-canon fatiguée des longues marches quotidiennes pour rentrer au bercail, c’est insolite ; mais quoi de plus commun que le sentiment de parler sans être entendu ? On devine la richesse émotionnelle des personnages, bien qu’eux-mêmes se montrent réservés – taiseux, comme on peut l’être en Suisse, précise encore Albertine. Germano et elle ont ce soin des détails qui font naître le rêve.
À écouter le couple, leur pratique artistique est un cheminement vers ce quelque chose qu’ils n’identifient pas. S’ils l’avaient trouvé, d’ailleurs, la quête aurait cessé. L’inspiration se puise dans chaque rencontre, au hasard des rues, avant d’être transposée dans les petits détails qui font l’excellence des dessins d’Albertine ou la force des scénarios de Germano. Dès lors, tous les supports et toutes les thématiques sont propices à l’exploration.
Pour Albertine et Germano Zullo, les journées de Soleure offrent la possibilité d’être présentés en dehors des catégories dans lesquelles on les force trop souvent à entrer et qui ne reflètent pas l’entier de leur œuvre. Ici, pas de tente réservée à la littérature jeunesse, qui les empêcherait d’aborder les autres genres qu’ils pratiquent, notamment ceux destinés aux adultes. C’est donc tous leurs arts qui sont invités, de la bande dessinée à la poésie, en passant par les performances en live et le vernissage de l’exposition « Jardin ».

Agathe Herold et Louise Moulin

À propos des auteurs : en plus de vingt ans et trente livres co-signés, les Genevois Albertine (illustratrice) et Germano Zullo (écrivain) ont su se hisser parmi les figures incontournables de la littérature romande. Ils présentent à Soleure l’adaptation de leur bande dessinée La femme canon en parallèle à l’exposition d’Albertine « Jardin », à découvrir à la Künstlerhaus.