Le poème est un jet de pavé (1/2)

Extraits d’entretien avec Jean-Christophe Bailly (1ère partie)

Un arbre en mai est une publication de 2018 sur Mai 68. Pourtant, ce livre  n’a rien de commun avec les centaines de publications qui doivent marquer la commémoration des événements de Mai 68. « On a une manie stupide de la commémoration en France, on fête une déclaration de guerre, c’est absurde, s’il y a bien une chose à ne pas fêter c’est ça. » Pas de commémoration donc dans ce texte, mais quelque chose de Mai 68 dans ce texte tout de même. Un décor, un moment, une couleur, des odeurs qui accueillent les souvenirs d’un Jean-Christophe Bailly de 19 ans, étudiant à Nanterre. « C’est étonnant, on se souvient de certaines choses avec une extraordinaire précision, des noms, des visages, des lieux, parfois insignifiants, comme une entrée d’immeuble ; et d’autres sont totalement oubliés. » Initialement, ce texte devait être la suite d’un récit autobiographique, le tome 2 des Tuiles détachées (Mercure de France, 2004). Mais il l’a arrêté net, « par lassitude, sans doute ».

Rêver penser agir sont trois verbes qui ne se recoupent que dans une certaine période comme celle de Mai 68.

En 2017, à l’occasion du Banquet du Livre, un festival littéraire dans un village de l’Aude (près de Narbonne, en France), on l’invite à écrire un texte sur le thème Rêver penser agir. Il décide de reprendre ce texte. «Rêver penser agir sont trois verbes qui ne se recoupent que dans une certaine période comme celle de Mai 68.» Ces années 60 et 70, pour Jean-Christophe Bailly, c’était aussi un moment d’expérimentation et d’ouverture artistique et culturelle très important : « Le free jazz, le Pop art étaient deux exemples de cette ouverture. » L’art en premier pour Bailly qui rejette l’anticulture aveugle des maoïstes, qui fréquente les galeries, étudie le monde par flânerie, n’aime pas l’université : « Je me suis senti étudiant en Mai 68 et c’est tout, d’ailleurs j’ai eu un engagement politique fort à ce moment-là, mais cela prenait du temps et j’ai fait un choix : avant tout, il y avait la lecture. » Ce choix a conditionné l’écrivain qu’il est devenu. Comme Deleuze quelques années plus tard, comme Breton quelques années plus tôt. Et Apollinaire bien sûr. « Apollinaire aurait pu écrire des poèmes sur la courbe esthétique que fait le pavé lancé par une jolie jeune femme » s’amuse Bailly lorsque je lui propose d’imaginer Apollinaire en 68. Cela lui rappelle un texte, un de ses premiers poèmes, écrit en 73, qu’il aurait préféré oublier mais qu’il accepte de me réciter de mémoire : « Le poème a conçu la suprématie de sa forme dans le jet d’un pavé ». Le poème est un jet de pavé, Mai 68 fut un festival poétique.

(2ème partie de l’entretien à propos de L’élargissement du poème et de l’état de la poésie)

Participer à l’univers

Laurence Boissier publie Rentrée des classes, un roman sans romanesque à la puissance descriptive cosmique. C’est l’univers – l’espace, le lieu – qui est ici le cœur du texte, pas d’action et le moins d’événements possibles : « Je préfère quand l’auteur n’impose pas ses enjeux, n’inflige pas de suspens au lecteur » nous dit Laurence Boissier. « C’est le rapport entre l’insignifiance de l’événement et l’importance de l’émotion que je recherche ». Du microscopique au macroscopique, tout est une question d’échelle, afin de prendre la bonne distance ; et de volume, afin de mesurer les valeurs des grandeurs.

Mathilde, une jeune fille matheuse et très timide, son frère Henry, peu motivé à s’inscrire dans le cadre étroit de l’école, et leur mère Élise ont perdu le père de la famille. L’événement est passé – presque clos – et il n’y a plus rien à faire. La vie ne s’est pas arrêtée et la terre poursuit sa rotation. Seuls restent quelques malaises, quelques maladresses, de la part des voisins ou d’Hubert Vagnière, le patron d’Élise, qui n’est jamais à la bonne place. Est-ce qu’au fond, ce ne sont pas les absents qui auraient toujours raison ?

Pour Laurence Boissier, écrire ce livre, c’est l’espoir de donner un peu de bonheur, un bonheur calme, un « pétillement, comme l’Henniez verte, pas l’Henniez rouge » ; c’est aussi se rappeler de son privilège : « Non pas un privilège par rapport aux autres, le privilège d’avoir conscience de participer à l’univers ».

– Je crois que j’ai trouvé ce que c’est, le principal de la vie.
– On avait dit que ce n’était ni la santé, ni d’avoir été en vie, se rappelle Chiara. Il ne restait pas grand-chose, à vrai dire.
Mathilde lève son visage vers elle.
– Si, je crois que je sais. Le principal, c’est de participer à l’univers.
– Participer à l’univers ?
– Oui, participer à l’univers !

Dans cette Suisse des années 70, l’émancipation de la femme, la migration, le deuil ne sont jamais des sujets, ils sont simplement là, ils sont suggérés. « J’ai des opinions, mais je ne suis pas une militante, j’essaie surtout d’être proche de la réalité. » Rentrée des classes n’est pas un roman pour s’évader, c’est un récit de réalité, un morceau de vrai « pas du tout artificiel », comme l’est l’humour dans ce texte, naturel, pas fabriqué : « Un livre consiste à emmagasiner l’amour que j’essaie de lui donner et le rendre. » Un texte plein de gravité, de gravité physique, un texte universel et donc essentiel.

Laurence Boissier, Rentrée des classes, Art&Fiction, 2017.