Une invitation à ressentir

« We need a few more minutes » nous dit un membre de l’organisation, « John Banville lost himself ! ». Alors en attendant, je parle avec l’homme assis à côté de moi. Il me fait remarquer que la table surélevée à nappe blanche, sur laquelle un papier noir avec le nom de l’auteur, également en blanc, est accompagné d’un bouquet de fleur, donne vraiment une impression de commémoration. C’est vrai, c’est amusant.

Quand John Banville arrive, il s’assied simplement avec ses feuilles à la main, jette un regard un peu étonné à la vingtaine de spectateurs. Il s’excuse rapidement pour le retard. Je me demande s’il est fâché ou s’il est juste calme. Et il commence par introduire ses lectures. Deux passages de Time Pieces, a Dublin Memoir, paru cette année.

« When does the past become the past ? » Plongé soudainement au cœur de souvenirs. D’une voix monotone et sans expression faciale, John Banville captive le petit groupe pendant les dix minutes que durent ses lectures. Il raconte le son des pas de son père, gardien de garage, dit que s’il se concentre, il les entend. Il raconte des souvenirs d’enfance. Il raconte aussi le décès de sa mère, d’une crise cardiaque. Il raconte sans émotion, en nous jetant des regards étonnés. Il raconte et j’entends le son des pas de son père. Finalement, la table et son aspect commémoratif ne détonnent pas. On est mélancolique et on pense au passé.

Je dois dire que je ne sais toujours pas vraiment quoi penser. La lecture de John Banville était particulièrement courte. Une fois terminée, des autographes lui ont été réclamés très rapidement. Il n’a finalement fait que lire et n’a presque pas parlé. Mais je crois bien que ce qui importait vraiment tenait plus des sensations, des images mentales, des sentiments, que de la compréhension du texte.

Une fois le livre en main, j’ai un peu mieux compris. Les photographies de Paul Joyce qui parsèment l’ouvrage m’ont redonné ces mêmes impressions de calme et de mélancolie que la courte lecture de John Banville. Ce que nous a offert John Banville, c’est une entrée dans l’univers de Time pieces. Une invitation à ressentir.

Aminoël Meylan

Une traduction de fou

 

Le fou du roi. Comme un conte des mille et une nuits mais au XXe siècle, à la cour du roi marocain Hassan II. C’est la parole d’un père, bouffon du roi, dont l’un des fils a été arrêté lors d’un attentat. Et après quelques minutes de discussion, Mahi Binebine explique allégrement à l’assemblée qu’il s’agit bien de son père et de son frère, ce dernier enfermé dans ce qu’il appelle un « mouroir, un camp de concentration presque ». Avec Le fou du roi, le fils prend la voix du père pour le réconcilier avec le frère. Délicat comme démarche non ? Et Mahi Binebine de répondre avec un éclat de rire : « Faut être schizophrène comme les écrivains. Ils sont tous schizophrènes ! »

A côté lui, Regina Keil-Sagawe, traductrice du roman évoque la difficulté de retranscrire en allemand une langue comme celle de Mahi Binebine, parsemée de mots arabes, en un sens, métissée. Il faut prendre les mots directement en arabe pour les reproduire en allemand, explique-t-elle, traduire directement du français ne fonctionne pas.

Mais d’où part le langage du récit ? Mahi Binebine nous parle de francophonie. La langue qu’il utilise est française, mais avant tout marquée d’une vieille culture arabe qu’elle porte en elle. Pourtant, elle n’est qu’un outil. Ce qui importe, c’est ce qu’on raconte avec. Et avec la traduction de cette langue, « parfois on y gagne, parfois on y perd. C’est comme ça ! » Toujours en riant, il explique sa surprise lorsqu’il a appris que la traduction allemande du titre de son roman Cannibales était Wilkommen im Paradies. « Vous voyez, ça n’a rien à voir, mais c’est tout aussi bien ! C’est plus poétique. »

Donc traduire enrichit. Parfois on y perd aussi, mais c’est le jeu. Pour Regina Keil-Sagawe, il y a toujours quelque chose qui échappe et qui résiste à la traduction. Et lorsqu’intrigué par cette affirmation je demande si cette dimension intraduisible est une perte de la traduction, Mahi Binebine rit encore et m’explique que la langue n’est pas un élément fondateur de ses romans. Il l’utilise, il en fait ce qu’il veut, à la rigueur il s’amuse avec, mais la traduction ne vient en aucun cas altérer le contenu.

En partant, Mahi Binebine me gratifie d’un immense sourire. Sa jovialité est contagieuse et c’est aussi en souriant que je cherche Le fou du roi dans les rayons de la librairie.

Aminoël Meylan