Entre corps (non) genré et corps de texte

Tout commence par la lecture d’un texte inédit. Lecture incarnée, corporelle, vivante, habitée, chantée. Ed Wige lit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. Ed Wige vit le chapitre 26 de son livre en cours d’écriture. À partir de là, les méandres de la discussion – à défaut de ceux de l’Aar, qui restent bloqués à Soleure et moi devant mon ordinateur – ondulent en fonction des intervenant·e·s, de leurs avis, de leurs interprétations. Tel est le but du projet Skriptor : montrer les choix, les décisions, les paradoxes, et les problèmes – souvent insolubles – qui accompagnent la rédaction d’un texte littéraire. Une minutie d’horloger, ou plutôt de chirurgien, est requise : le corps du texte est démembré, fouillé, dépecé, en vue de dégager (d’éventuelles) pistes d’amélioration.

De corporalité, il en est encore question dans le sujet même du texte soumis à évaluation : mais chut ! On nous a fait promettre de ne pas en dire trop. Tout au plus peut-on glisser qu’il s’agit d’une histoire où le genre des personnages ne constitue pas un enjeu identitaire et n’a pas d’importance. Et, à défaut d’exprimer ces genres, toute la problématique est de pouvoir exprimer des corps. Signifier un corps, une sensualité, sans en donner le genre : quadrature du cercle ? Plutôt un beau défi, dont on attend le résultat avec impatience. C’est là la dernière information que je donnerai sur ce futur livre, aussi alléchant que prometteur.

Mais entrons maintenant dans le vif – ou dans la chair – de la conversation. Le sujet de tous les débats ? Ce pronom „iel“, exprimant la non-binarité, qui attire (peut-être un peu trop ?) l’œil de nos intervenant·e·s. Les avis divergent à son sujet : parfaitement cohérent ? intrigant ? pertinent ? dérangeant ? trop politique ? (mais depuis quand littérature et politique sont-elles inconciliables ?) On accède à l’atelier du littéraire : pas de juste ou de faux, tout y est question de ressenti, d’impression, d’émotion. Pas de décisions définitives : juste une plus grande richesse de réflexion.

Et ce paragraphe final, dont les multiples focales contrastent avec les précédents, faut-il le changer ? Le déplacer ? Quel sens y trouver ? Des questions, toujours. Des pistes, des indices, des conseils. Et cette recherche du je-ne-sais-quoi qui soudain prend chair et donne vie au texte, lui conférant sa qualité et sa force. Dans ce processus de recherche esthétique, on voit à quel point la collaboration est fondamentale. Car oui, écrire un texte, ce n’est pas un pur travail démiurgique de solitaire isolé dans sa thébaïde. Écrire, c’est aussi et surtout communiquer. D’où l’importance de la discussion.

Au final, on ne peut que saluer la capacité d’un si court extrait à susciter autant de réactions. C’est sans doute par le thème même du texte que s’explique cette profusion : il touche aux sujets aussi sensibles que passionnants de l’identité et du genre. L’usage d’un simple pronom indéfini, laissant le flou, dérange. Et c’est dans le malaise que chacun ressentira à son contact qu’il convient de trouver l’émergence d’une remise en question : celle d’une langue qui plaque ses concepts sur le réel indépendamment de la complexité de celui-ci. Ne pourrait-elle pas, le temps d’un livre, faire corps avec le monde ?