Une invitation à ressentir

« We need a few more minutes » nous dit un membre de l’organisation, « John Banville lost himself ! ». Alors en attendant, je parle avec l’homme assis à côté de moi. Il me fait remarquer que la table surélevée à nappe blanche, sur laquelle un papier noir avec le nom de l’auteur, également en blanc, est accompagné d’un bouquet de fleur, donne vraiment une impression de commémoration. C’est vrai, c’est amusant.

Quand John Banville arrive, il s’assied simplement avec ses feuilles à la main, jette un regard un peu étonné à la vingtaine de spectateurs. Il s’excuse rapidement pour le retard. Je me demande s’il est fâché ou s’il est juste calme. Et il commence par introduire ses lectures. Deux passages de Time Pieces, a Dublin Memoir, paru cette année.

« When does the past become the past ? » Plongé soudainement au cœur de souvenirs. D’une voix monotone et sans expression faciale, John Banville captive le petit groupe pendant les dix minutes que durent ses lectures. Il raconte le son des pas de son père, gardien de garage, dit que s’il se concentre, il les entend. Il raconte des souvenirs d’enfance. Il raconte aussi le décès de sa mère, d’une crise cardiaque. Il raconte sans émotion, en nous jetant des regards étonnés. Il raconte et j’entends le son des pas de son père. Finalement, la table et son aspect commémoratif ne détonnent pas. On est mélancolique et on pense au passé.

Je dois dire que je ne sais toujours pas vraiment quoi penser. La lecture de John Banville était particulièrement courte. Une fois terminée, des autographes lui ont été réclamés très rapidement. Il n’a finalement fait que lire et n’a presque pas parlé. Mais je crois bien que ce qui importait vraiment tenait plus des sensations, des images mentales, des sentiments, que de la compréhension du texte.

Une fois le livre en main, j’ai un peu mieux compris. Les photographies de Paul Joyce qui parsèment l’ouvrage m’ont redonné ces mêmes impressions de calme et de mélancolie que la courte lecture de John Banville. Ce que nous a offert John Banville, c’est une entrée dans l’univers de Time pieces. Une invitation à ressentir.

Aminoël Meylan

Une traduction de fou

 

Le fou du roi. Comme un conte des mille et une nuits mais au XXe siècle, à la cour du roi marocain Hassan II. C’est la parole d’un père, bouffon du roi, dont l’un des fils a été arrêté lors d’un attentat. Et après quelques minutes de discussion, Mahi Binebine explique allégrement à l’assemblée qu’il s’agit bien de son père et de son frère, ce dernier enfermé dans ce qu’il appelle un « mouroir, un camp de concentration presque ». Avec Le fou du roi, le fils prend la voix du père pour le réconcilier avec le frère. Délicat comme démarche non ? Et Mahi Binebine de répondre avec un éclat de rire : « Faut être schizophrène comme les écrivains. Ils sont tous schizophrènes ! »

A côté lui, Regina Keil-Sagawe, traductrice du roman évoque la difficulté de retranscrire en allemand une langue comme celle de Mahi Binebine, parsemée de mots arabes, en un sens, métissée. Il faut prendre les mots directement en arabe pour les reproduire en allemand, explique-t-elle, traduire directement du français ne fonctionne pas.

Mais d’où part le langage du récit ? Mahi Binebine nous parle de francophonie. La langue qu’il utilise est française, mais avant tout marquée d’une vieille culture arabe qu’elle porte en elle. Pourtant, elle n’est qu’un outil. Ce qui importe, c’est ce qu’on raconte avec. Et avec la traduction de cette langue, « parfois on y gagne, parfois on y perd. C’est comme ça ! » Toujours en riant, il explique sa surprise lorsqu’il a appris que la traduction allemande du titre de son roman Cannibales était Wilkommen im Paradies. « Vous voyez, ça n’a rien à voir, mais c’est tout aussi bien ! C’est plus poétique. »

Donc traduire enrichit. Parfois on y perd aussi, mais c’est le jeu. Pour Regina Keil-Sagawe, il y a toujours quelque chose qui échappe et qui résiste à la traduction. Et lorsqu’intrigué par cette affirmation je demande si cette dimension intraduisible est une perte de la traduction, Mahi Binebine rit encore et m’explique que la langue n’est pas un élément fondateur de ses romans. Il l’utilise, il en fait ce qu’il veut, à la rigueur il s’amuse avec, mais la traduction ne vient en aucun cas altérer le contenu.

En partant, Mahi Binebine me gratifie d’un immense sourire. Sa jovialité est contagieuse et c’est aussi en souriant que je cherche Le fou du roi dans les rayons de la librairie.

Aminoël Meylan

Promenade à la Künstlerhaus

Si vous passez par la Schmiedengasse, vous tomberez sur une petite maison à la vitrine joliment décorée. Un personnage annonce dans une bulle : JARDIN. En poussant la porte de la Künstlerhaus, on découvre l’univers d’Albertine, entre ses fleurs aux couleurs vives et les longues créatures qui traversent ses dessins. Visite de l’exposition avec Agathe et Louise.
Au rez-de-chaussée, on découvre suspendus deux jardins séparés par un mur de briques : d’un côté, un homme tond sa pelouse impeccablement entretenue, de l’autre un jardin aux mille plantes colorées s’épanouit. Dans un autre cadre, un homme et une femme sont réunis dans une clairière : ils se regardent, la robe blanche se détache de l’ombre nocturne des arbres. Il y a chez Albertine cette attention à l’individu, cette écoute du personnage qui même au milieu de l’imagination foisonnante de l’illustratrice sort du décor et semble interpeller le spectateur. Plus loin, les fleurs et les végétaux se font plus rares, ce sont des étendues d’eaux monochromes, mais on y trouve toujours un homme, qui se baigne ou contemple, assis sur un rocher, ces espaces solitaires. Albertine elle-même affirme que son projet est né de cette volonté de placer ses personnages dans des postures méditatives, seuls face au monde, dans une attitude communicative de tranquillité et de réflexion. Et effectivement, on se prête à inventer des pensées aux petits hommes colorés, quand ce n’est pas toute leur vie.
Depuis les jardins d’Albertine, on emprunte l’étroit escalier qui craque pour se retrouver embarqué dans de bizarres rondes en noir et blanc qui rappellent l’univers de Jérôme Bosch. On se touche, on se serre, on se chevauche, l’homme aux bras-visages, dans le coin d’un cadre deux petits personnages enfantins étrangement reliés par une corde, là-bas une femme à trois têtes barbues. On traverse la salle en compagnie de ces êtres de cauchemar, à la fois effrayants mais d’une étrange familiarité qui nous les rendrait presque attachants. Ce sont toujours les détails qui attirent l’œil, des jeux décalés auxquels se prêtent certaines chimères jusqu’à la forme de leurs chaussures (il n’y en a pas deux semblables !).
On termine au troisième étage par une collection plus personnelle et hétéroclite, avec des portraits de Germano Zullo, des petits dessins qui se déplient des carnets de l’illustratrice, sur l’un la reproduction de la Vénus d’Urbin de Titien, sur l’autre la répétition de motifs abstraits bleu et rouge. La diversité des exercices présentés fait écho à l’œuvre d’Albertine, florissante, parfois surprenante, et dont l’originalité parvient toujours à trouver son chemin vers le spectateur. C’est avec regret que l’on quitte la charmante Künstlerhaus et son escalier poétique, encore un peu étourdies par cette promenade dans les jardins d’Albertine.

Agathe Herold & Louise Moulin

De janvier à Janvier, fais ce qu’il te plaît

Six mois que Janvier n’avait reçu aucun dossier. Première étape avant qu’ils ne suppriment son poste, il en était persuadé. Pourtant, les semaines avaient passé, et ce qui n’était à l’origine qu’une hypothèse improbable s’était alors imposé comme une évidence : ils l’avaient tout simplement oublié.
« Janvier » était une nouvelle du recueil Une autre vie parfaite. En faire un roman s’est imposé à son auteur, Julien Bouissoux, comme une réponse à l’appel à la vie de son personnage, c’est ce qu’il nous confie lorsque nous le rencontrons sur une terrasse, en aparté du programme soleurois. Ce clairmontois d’origine vit à Berne avec sa famille et apprécie la quiétude que lui offre cet environnement linguistique, des mots qui lui échappent, laissant de la place à la rêverie.

Nous l’interrogeons sur les noms de ses personnages, Janvier et Jean-Chrysostome, qui nous ont laissé-e-s songeur-se-s. Vendredi ou la vie sauvage ? Une référence biblique ? Rien de tout ça ! L’auteur lève le mystère : «Ça sonnait juste. Et puis Jean-Chrysostome, c’est drôle avant d’être biblique.» La simplicité de la réponse étonne et touche, tout comme les anecdotes qu’il nous livre au cours de l’heure qui file en sa compagnie. On imagine sans peine Julien Bouissoux feuilleter dans son bureau les who’s who récupérés lors d’un tri à la bibliothèque de l’Université de Neuchâtel, pour le plaisir.

Au fil de la conversation, des mots reviennent qui tous fleurissent les champs de la liberté, de la sincérité et de l’humilité. Pour lui, impossible de concevoir l’écriture et la lecture sans eux. Et sans une certaine matérialité. Des deux livres de papier posés sur la table, il explique qu’ils le rassurent. Savoir que son fichier de travail vit maintenant une existence indépendante et démultipliée c’est presque une éternité, certainement une sérénité.

Il est pour lui capital de ne pas jouer avec son lecteur, mais il n’hésite pas à nous renvoyer la balle. Il glisse quelques questions à notre attention, transformant l’entretien en échange, et lorsqu’on lui propose de choisir la photo d’illustration de cet article, il s’empare tout naturellement de l’appareil et nous photographie.

Emma Schneider, Charlotte Hebeisen, Julien Philippoz

Bern – Priština : überall

Quand je lis ce que j’ai écrit, mais dans une langue étrangère, c’est comme si j’habitais chez quelqu’un d’autre.
Arben Idrizi, traduit par Anne-Marie Bucquet
 
Depuis 2003, le groupe Bern ist überall mélange arts de la scène et littérature déclamée. La quinzaine de membres défend le plurilinguisme et refuse une hiérarchie des langues. Nous les avons rencontré-e-s pour discuter de leur projet Kosovë is everywhere et du fonctionnement original du collectif.
 
„Trop tôt le matin pour parler français“, nous disent Ariane von Graffenried et Guy Krneta.
Trop tôt pour parler allemand. Le compromis à la fribourgeoise – chacun s’exprime dans sa langue – permet eine schöne Mischung, et nous plonge directement, avant même la première gorgée de café partagée, au cœur de ce qui relie le collectif Bern ist überall : la rencontre des langues, l’oralité et les différences au sein d’un réseau d’artistes. La présence disparue, pas de livre pour la retracer. L’expérience ne peut continuer que dans les sillons d’un CD. Objet que nous tend Guy Krneta et que tous les deux accompagnent de leur enthousiasme. Il s’agit de leur dernier projet : la rencontre entre des auteur-e-s suisses et kosovares. Ce projet illustre parfaitement l’envie du collectif de développer des tactiques pour apprivoiser l’autre, investir un espace de compréhension entre les langues. Sur scène, lieu où prennent vie les créations du collectif, le décodage des mots n’a plus de nécessité; une compréhension passe par la voix, la présence des corps et les mots qui rythment la musique.
On s’adresse aux yeux et aux oreilles. Pour ce qui est des yeux seuls, aux alentours du collectif, chaque auteur-e a ses propres pratiques d’écriture, sa personnalité littéraire et ses projets – roman, théâtre, poésie, musique –, mais les limites ici encore ne sont pas hermétiques, au sein du collectif, l’aveux se fait sourire aux lèvres, « on a légalisé l’emprunt et la parodie ». Si les textes appartiennent à celui ou celle qui leur a donné naissance, ils grandissent au contact des autres membres, au-delà des limites et des frontières, les voix s’emmêlent, sonnent et résonnent überall.
 
Charlotte Hebeisen, Julien Philippoz, Emma Schneider​

Voyage à travers l’Aar

Me revoici au bord de l’Aar, cette fois-ci avec Marion Graf. De langue maternelle française, elle passe son bac à la Chaux-de-Fonds et étudie les langues anciennes. Durant son gymnase elle se passionne pour les langues et commence à étudier l’italien et l’anglais.  Elle s’intéresse ensuite au russe et son mystérieux alphabet. Le monde soviétique était encore fermé à cette époque (sous Brejnev) et donc intriguant. Les langues la font voyager et s’ouvrir au monde. Elle étudie à l’université de Bâle et tombe amoureuse de la ville. C’est là qu’elle apprend le russe et l’espagnol. Elle étudie également Voronej.

Nous discutons de ce qu’est une bonne traduction. Elle doit conserver l’émotion du texte original. Par exemple, si l’humour fonctionne en traduction, c’est le signe qu’elle est réussie. D’ailleurs, Marion Graf s’intéresse tout particulièrement à l’humour et à l’ironie.

Nous évoquons les difficultés qu’elle rencontre. Le vocabulaire peut effectivement être complexe à retranscrire. Il y a aussi certaines notions, spécifiques à une langue, qu’il est difficile de traduire en français sans heurter le lecteur. Quand elle traduit du russe, elle fait face à un problème ethnographique. Comment expliquer – en français – un terme russe sans pour autant alourdir le texte d’un éclaircissement encyclopédique ?

Les répétitions posent problème lorsque l’on traduit de l’allemand, qui les aime alors que le français les évite. Il faut donc comprendre le but des répétitions et aussi l’effet qu’elles ont lors de la lecture avant de les traduire. Il n’est pas nécessaire de les retranscrire si cela heurte trop le français. Parfois il faut oser certaines choses et parfois se retenir, c’est là que réside le défi du traducteur.

Marion Graf varie sa façon de traduire selon le genre. Si c’est de la poésie, elle aime la lire dans tous les sens avant de s’attaquer à la traduction. Si c’est de la prose, elle aime avancer au même rythme que le lecteur en faisant une traduction au kilomètre pour y revenir par après. Elle aime procéder ainsi car cette méthode rend la traduction vivante. Elle préfère rester en surface pour ne pas se laisser d’emblée emporter par l’intrigue.

Marion Graf ne se laisse relire par l’éditeur qu’une fois le travail terminé car lors de la traduction, tout est éparpillé, en brouillon, et change à chaque nouvelle page traduite. La traduction n’est jamais vraiment achevée, elle évolue constamment.

Pour traduire un auteur, il faut avoir de l’estime pour celui-ci. Si on ne l’aime pas, c’est très désagréable, comme de passer des vacances avec des personnes que l’on déteste. Marion Graf ne veut pas forcément rencontrer les auteurs qu’elle traduit car la littérature et le texte doivent se suffire à eux-mêmes, sans quoi il y a un problème dans l’écriture.

Les traducteurs de sa génération sont contactés par les éditeurs qui leur commandent des traductions. C’est également de cette façon qu’elle fonctionne. Cependant elle m’informe que le vent change de direction et que, de nos jours, ce sont plutôt les traducteurs qui contactent les éditeurs avec leur projet de traduction.

Marion Graf trouve qu’être traductrice est un très beau métier, enrichissant pour le développement personnel. Les choses ne se répètent jamais. Des rencontres ont lieu avec les textes et parfois avec les auteurs eux-mêmes. Le traducteur est confronté aux frontières de sa langue et doit donc repousser les limites linguistiques.

L’aspect politique de la traduction n’est pas à négliger. Qu’implique le passage d’un texte par-dessus les frontières culturelles ? La traduction peut être au cœur de affaires politiques et sociales. Elle touche donc bien plus qu’au seul domaine de la littérature.

Tobie Quartenoud

L’idée du bureau vide

Janvier. Un mois, froid, enneigé. Mais c’est à la fois le titre du nouveau roman de Julien Bouissoux et le nom du caractère principal.

Bouissoux débute avec une discussion, avant de nous lire un extrait de son ouvrage. Tout au début, la modératrice, Nathalie Garbely, nous raconte qu’elle a trouvé le roman extraordinaire et que, dès les premières lignes, elle était prête à se laisser emmener n’importe où.

Le public lui aussi est-il prêt à ça? Il semble que oui, d’après les visages intrigués, les sourires bienveillants. On verra bien. Il faut d’abord qu’il nous raconte de quoi il s’agit.

Le roman parle d’un homme, Janvier, qui a été oublié dans son bureau. Comme il reçoit toujours de l’argent, il se rend encore tous les jours sur son lieu de travail. Il vient pour arroser ses plantes, pour lire quelques journaux. C’est donc un roman qui a comme thème l’absurdité du héros. Même si c’est là un thème bien connu, Bouissoux trouve les moyens de le retravailler et de lui donner un nouveau visage. L’inutilité, l’oubli – Janvier les incarne parfaitement. Mais il prend de plus en plus de libertés dans son quotidien. Il fait ce qu’il aime: rien de spécial en vérité.

Avec une voix chaleureuse, très agréable à écouter, Bouissoux nous lit un extrait de son roman. Très fluide, un peu timide. Il demande au public si on l’entend, malgré sa „voix qui porte pas tellement“. Oui, tout le monde l’entend. Mieux qu’il le pense. On l’entend, on l’écoute avec un grand plaisir.

Lorsque on lui demande comment le processus d’écriture se passe chez lui, il répond que le début est souvent violent. Mais après un moment, une routine et des moments sympas s’installent. „Dans une bonne journée, j’écris quatre pages. Pas plus. C’est du jus de cerveau, après il y en a plus.“ En plus, Bouissoux s’est détaché de l’obligation de toujours écrire dans son bureau : il aime même l’idée que celui-ci reste vide. Tout en contraste avec Janvier.

Quand l’entretien touche à sa fin, une dame demande s’il ne pourrait pas encore nous lire un extrait, parce qu’elle trouve que le texte est vraiment beau. On est d’accord.

Ce que peut la littérature face à notre présent

Exploration du flux de Marina Skalova, c’est une grosse vague qui vient à la fois balayer l’actualité politique, sociale et littéraire. En traitant de la migration et de la manière dont les médias transmettent les informations, il ne s’agit pas uniquement d’interroger le présent mais également d’expérimenter l’«écrire maintenant» : comment user habilement du langage et questionner les mots que l’on met sur les événements lorsqu’on est soi-même soumis à ce réel ?

Une œuvre littéraire avant tout

Lorsqu’on demande à Marina Skalova si son texte possède une dimension pamphlétaire, elle nous répond que tout travail sur la langue se veut autant artistique que socio-culturel : «Bien sûr qu’il y a un point de vue à partir duquel j’écris», affirme-t-elle, mais c’est la forme qui sert au propos et non l’inverse. La forme tente de répondre à la question qu’elle pose, à introduire le trouble en mélangeant les voix, en laissant dériver les phrases jusque vers l’absurde. Le texte glisse, dérape et traduit le flux car «la vie est flux», elle est mouvement, écoulement et il faut tenter de lutter contre le tarissement, il faut empêcher que la verve s’assèche.

Pas seulement le langage, aussi le corps

Au-delà du flux médiatique ou migratoire, il y a avant tout le flux sanguin, première source de vie. Lorsqu’une artère se bouche, on peut soit constater l’obstacle, soit dévier la course. Avec les mots c’est pareil, on peut figer un sens, remobiliser toujours la même lecture des termes ou on peut réinventer un langage et montrer que l’on se sent concerné : (se) mettre des frontières, explique Marina Skalova, c’est en quelque sorte «signer un arrêt de mort». Les médias ont cette tendance à hiérarchiser les informations, à choisir la proximité comme critère d’intérêt et à évacuer les eaux qui ne nous concernent pas directement. Exploration du flux tente de remettre du corps dans les mots, de décristalliser le langage en appelant à l’empathie puisque la détresse de l’autre nous renvoie à nos propres limites : «La colère se transforme en paralysie». Lorsque la singularité se dissout, annihilée par l’afflux des propos sur les réseaux sociaux, par la langue, c’est le corps qui la fait resurgir et engendre une nécessité personnelle de dire.

Prendre la parole

Lorsqu’on aborde le rôle de l’art, de la littérature, c’est le mythe de l’intellectuel engagé, celui qui éveille les foules à la simple force de ses mots, qu’évoque l’auteure. On croit souvent – on veut y croire en tout cas – qu’il «suffit de prendre la parole» pour faire changer les choses mais ce n’est jamais aussi simple que ça. «Les mots ne seront jamais assez forts pour être à la hauteur de ce qui est en train de se passer aujourd’hui». La configuration du texte en deux parties prend tout son sens et reflète les différentes phases de création : l’une pour parler et pour renvoyer le lecteur à ses propres responsabilités, et l’autre – séparée par le silence et la prise de recul – pour constater «l’incapacité de poursuivre ce texte en raison de la violence de ce qui est arrivé, l’impuissance des mots».

Florine de Torrenté

L’art de traduire

J’ai eu le privilège d’interviewer Luzius Keller à l’ombre d’un arbre, assis sur un banc au bord de l’Aar. Luzius Keller est de langue maternelle allemande. Il a étudié les langues romanes à l’université. Dès son plus jeune âge il était en contact avec plusieurs langues, le romanche et l’italien notamment. Passionné par les langues, il choisit de s’orienter vers la littérature.

Luzius Keller arrive à la traduction à travers l’enseignement. Souvent il demande aux étudiants de traduire un texte avant de l’interpréter. Il faut rentrer en profondeur dans le texte, être précis, analyser la syntaxe et s’arrêter sur chaque mot et être sûr de les comprendre. Pour traduire, il ne faut pas se fier à sa seule compétence linguistique mais au contraire user et abuser du dictionnaire pour éviter tout malentendu, pour tout vérifier afin de saisir le plus correctement possible l’intention de l’auteur.

Nous discutons ensuite du processus de traduction. Il faut lire et relire, même lire à voix haute pour entendre la musicalité et le rythme du texte, que ce soit en poésie ou en prose. La traduction est avant tout un travail de lecture en profondeur du texte. Il est nécessaire de capter l’intention de l’auteur dans un premier temps avant de pouvoir s’attaquer à la traduction.

Nous abordons ensuite la traduction de Proust. Il y a de grandes difficultés de vocabulaire et de syntaxe. Les phrases sont très longues et commencent souvent par plusieurs subordonnées avant que la principale apparaisse. C’est une possibilité que la langue allemande n’offre pas. Il faut trouver des astuces pour respecter ce type de syntaxe. Chez Proust, la pointe, généralement un nom, est à la fin de la phrase. Dans les propositions en allemand, c’est le verbe qui est à la fin, il est donc très difficile de retranscrire exactement la même chose. Luzius Keller veut traduire tout en respectant la langue allemande et c’est un point qui lui tient à cœur. Il essaie de rendre au lecteur germanophone ce que le lecteur francophone ressent lors de sa lecture. C’est une impression générale qu’il faut faire ressentir, un tout.

Luzius Keller s’est intéressé à Proust un peu par hasard. Ce sont d’abord ses professeurs qui lui l’ont enseigné. Plus tard, il fait de même avec ses étudiants, il leur propose des exercices de traduction de Proust qu’il publie dans la NZZ. L’éditeur Suhrkamp lui demande de continuer ce projet et Luzius Keller s’attaque à cette entreprise de grande envergure. Il apprécie Proust mais n’aurait pas forcément voulu le rencontrer en personne. « Pourquoi le rencontrer ? » me demande-t-il. Le texte doit se suffire à lui-même, c’est de la littérature.

Luzius Keller me parle ensuite d’un recueil de Chappuis auquel il a participé en traduisant ses poèmes, qui ressemblent à des haïkus, en allemand. La forme est complexe à respecter car en allemand il est difficile d’être aussi bref qu’en français. Il y a donc un problème visuel qui s’ajoute pour le traducteur. Selon Keller l’œil lit aussi et le visuel est important, que ce soit en poésie ou en prose.

Je trouve son approche de la traduction fascinante car il s’intéresse réellement à la langue et non à  l’auteur. Il la traite avec beaucoup de soin et affirme que la traduction est bien plus qu’un simple texte traduit ; elle apporte une ouverture sur la façon de penser. Proust lui a ouvert les yeux sur des choses humaines et esthétiques. La psychologie proustienne est un vrai univers auquel on adhère ou pas, mais qui nous force à réfléchir.

Tobie Quartenoud

Le poème est un jet de pavé (1/2)

Extraits d’entretien avec Jean-Christophe Bailly (1ère partie)

Un arbre en mai est une publication de 2018 sur Mai 68. Pourtant, ce livre  n’a rien de commun avec les centaines de publications qui doivent marquer la commémoration des événements de Mai 68. « On a une manie stupide de la commémoration en France, on fête une déclaration de guerre, c’est absurde, s’il y a bien une chose à ne pas fêter c’est ça. » Pas de commémoration donc dans ce texte, mais quelque chose de Mai 68 dans ce texte tout de même. Un décor, un moment, une couleur, des odeurs qui accueillent les souvenirs d’un Jean-Christophe Bailly de 19 ans, étudiant à Nanterre. « C’est étonnant, on se souvient de certaines choses avec une extraordinaire précision, des noms, des visages, des lieux, parfois insignifiants, comme une entrée d’immeuble ; et d’autres sont totalement oubliés. » Initialement, ce texte devait être la suite d’un récit autobiographique, le tome 2 des Tuiles détachées (Mercure de France, 2004). Mais il l’a arrêté net, « par lassitude, sans doute ».

Rêver penser agir sont trois verbes qui ne se recoupent que dans une certaine période comme celle de Mai 68.

En 2017, à l’occasion du Banquet du Livre, un festival littéraire dans un village de l’Aude (près de Narbonne, en France), on l’invite à écrire un texte sur le thème Rêver penser agir. Il décide de reprendre ce texte. «Rêver penser agir sont trois verbes qui ne se recoupent que dans une certaine période comme celle de Mai 68.» Ces années 60 et 70, pour Jean-Christophe Bailly, c’était aussi un moment d’expérimentation et d’ouverture artistique et culturelle très important : « Le free jazz, le Pop art étaient deux exemples de cette ouverture. » L’art en premier pour Bailly qui rejette l’anticulture aveugle des maoïstes, qui fréquente les galeries, étudie le monde par flânerie, n’aime pas l’université : « Je me suis senti étudiant en Mai 68 et c’est tout, d’ailleurs j’ai eu un engagement politique fort à ce moment-là, mais cela prenait du temps et j’ai fait un choix : avant tout, il y avait la lecture. » Ce choix a conditionné l’écrivain qu’il est devenu. Comme Deleuze quelques années plus tard, comme Breton quelques années plus tôt. Et Apollinaire bien sûr. « Apollinaire aurait pu écrire des poèmes sur la courbe esthétique que fait le pavé lancé par une jolie jeune femme » s’amuse Bailly lorsque je lui propose d’imaginer Apollinaire en 68. Cela lui rappelle un texte, un de ses premiers poèmes, écrit en 73, qu’il aurait préféré oublier mais qu’il accepte de me réciter de mémoire : « Le poème a conçu la suprématie de sa forme dans le jet d’un pavé ». Le poème est un jet de pavé, Mai 68 fut un festival poétique.

(2ème partie de l’entretien à propos de L’élargissement du poème et de l’état de la poésie)